Ce texte se trouve au début de la Contribution à la critique de la Philosophie du droit de Hegel (1844). Karl Marx (1818-1883) reprend la thèse de Feuerbach qui voit en la religion une aliénation de l'homme, mais il fait un pas de plus en montrant que la religion est d'abord et avant tout un produit social, elle n'est donc que le fond d'une aliénation plus significative, celle qui est politique, économique et sociale.
Marx part de l'analyse de Feuerbach qui dans l'Essence du christianisme (1841) réalise une critique de la religion chrétienne et établit que la religion est faite par les hommes. Mais il lui reproche d'avoir placé l'homme en dehors de la réalité, car pour Marx, l'homme doit être vu primordialement dans sa dimension sociale : "l'homme, c'est le monde de l'homme", c'est-à-dire "l'Etat, la société". Ce sont l'Etat et la société qui produisent la religion, non pas l'homme en tant qu'abstraction.
Pour Marx, l'Etat est la forme par laquelle les individus d'une classe dominante font valoir leurs intérêts communs. Quant à la société, elle renvoie à l'ensemble des rapports matériels des individus à l'intérieur d'un stade de développement déterminé des forces productives. Ce que l'Etat et la société produisent dans la religion n'est donc qu'"une conscience erronée du monde", ils en font la vérité ultime alors qu'elle n'est, pour Marx, que la manifestation théorique de cet équilibre des forces, "sa raison générale de consolation et de justification". Par conséquent, elle est une "réalisation fantastique de l'essence humaine", c'est-à-dire une création de l'imagination conduisant à figer l'homme dans une définition. Ce qui se joue en arrière plan, c'est l'acceptation de cet équilibre par la classe dominée.
La misère, dans son sens religieux, renvoie à la condition humaine, à sa faiblesse, à son impuissance, à son néant. Cette misère est à la fois :
- l'expression de la misère réelle : le soupir de la créature accablée ;
- la protestation contre la misère réelle : l'esprit d'une époque sans esprit, un souffle sans vie, et en ce sens, la religion est "l'opium du peuple", elle endort sa protestation par une protestation silencieuse, l'espérance en la justice dans un autre monde.
Pour Marx, il faut donc impérativement libérer le peuple de cette chimère d'un bonheur prochain, c'est-à-dire qu'il faut abolir les illusions et affronter la réalité des rapports sociaux, de leur violence. C'est une condition du "véritable bonheur du peuple". La critique de la religion que Marx appelle de ses voeux est "la critique de cette vallée de larmes dont la religion est l'auréole", autrement dit, de tout ce qui dans la religion permet d'évacuer la tristesse au lieu de la transformer en action.
L'ambition de Marx est de désillusionner l'homme pour le pousser à agir. La raison doit remplacer la religion comme moteur de l'homme. Il ne doit plus chercher à se définir en relation avec un Dieu tout puissant, mais prendre son indépendance et se mouvoir autour de lui-même. La métaphore des chaînes permet d'insister sur la condition asservie de l'homme sous la religion. Feuerbach a montré ces chaînes, Marx veut à présent que l'homme les casse.
Marx fait de la philosophie un moyen au service de l'histoire : sa fonction iconoclaste, de briseuse d'images fausses telles que la religion n'est pas suffisante si elle ne s'attaque pas aussi aux images profanes que sa critique génère. Toute forme de renonciation à l'action - est ici visé le philosophe qui resterait prisonnier dans sa tour d'ivoire, qui ne ferait que dénoncer les formes de l'asservissement sans prendre sa part à la libération de ses congénères - est à proscrire, qu'elle soit religieuse ou profane. La perspective critique ne peut donc pas en rester à la religion, mais doit se poursuivre en une critique du droit. On passe ainsi du ciel à la terre, de la religion au droit, de la théologie à la politique. Autrement dit, il faut toujours en revenir au monde réel et aux rapports de force qui le structurent.
Texte
"Le fondement de la critique irréligieuse est celui-ci : l'homme fait la religion, ce n'est pas la religion qui fait l'homme. La religion est en réalité la conscience et le sentiment propre de l'homme qui, ou bien ne s'est pas encore trouvé, ou bien s'est déjà reperdu. Mais l'homme n'est pas un être abstrait, extérieur au monde réel. L'homme, c'est le monde de l'homme, l'État, la société. Cet État, cette société produisent la religion, une conscience erronée du monde, parce qu'ils constituent eux-mêmes un monde faux. La religion est la théorie générale de ce monde, son compendium encyclopédique, sa logique sous une forme populaire, son point d'honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, sa raison générale de consolation et de justification. C'est la réalisation fantastique de l'essence humaine, parce que l'essence humaine n'a pas de réalité véritable. La lutte contre la religion est donc par ricochet la lutte contre ce monde, dont la religion est l’arôme spirituel.
La misère religieuse est, d'une part, l'expression de la misère réelle, et, d'autre part, la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l'âme d'un monde sans cœur, de même qu'elle est l'esprit d'une époque sans esprit. C'est l'opium du peuple.
Le véritable bonheur du peuple exige que la religion soit supprimée en tant que bonheur illusoire du peuple. Exiger qu'il soit renoncé aux illusions concernant notre propre situation, c'est exiger qu'il soit renoncé à une situation qui a besoin d'illusions. La critique de la religion est donc, en germe, la critique de cette vallée de larmes, dont la religion est l'auréole.
La critique a effeuillé les fleurs imaginaires qui couvraient la chaîne, non pas pour que l'homme porte la chaîne prosaïque et désolante, mais pour qu'il secoue la chaîne et cueille la fleur vivante. La critique de la religion désillusionne l'homme, pour qu'il pense, agisse, forme sa réalité comme un homme désillusionné, devenu raisonnable, pour qu'il se meuve autour de lui et par suite autour de son véritable soleil. La religion n'est que le soleil illusoire qui se meut autour de l'homme, tant qu'il ne se meut pas autour de lui-même.
L'histoire a donc la mission, une fois que la vie future de la vérité s'est évanouie, d'établir la vérité de la vie présente. Et la première tâche de la philosophie, qui est au service de l'histoire, consiste, une fois démasquée l'image sainte qui représentait la renonciation de l'homme à lui-même, à démasquer cette renonciation sous ses formes profanes. La critique du ciel se transforme ainsi en critique de la terre, la critique de la religion en critique du droit, la critique de la théologie en critique de la politique."
- Karl Marx, Contribution à la critique de la Philosophie du droit de Hegel, trad. Jules Molitor, Allia, 1998.
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