mercredi 13 avril 2016

"Une pensée vient quand "elle" veut, et non pas quand "je" veux"

Commentaire 

Par-delà bien et mal (1886) est un ouvrage de Nietzsche (1844-1900) rédigé sous forme aphoristique (pensée exprimée sous forme de phrases courtes). Chaque aphorisme s'offre comme une perspective possible sur les choses et Nietzsche affirme qu'il n'existe qu'une multitude de perspectives sur les choses et pas de chose en soi (position philosophique que l'on appelle le perspectivisme). Il commence son livre par la revue des préjugés des philosophes et notamment ce qu'il appelle la volonté de vérité, puis s'intéresse à la confiance qu'ils ont dans le langage et la grammaire. C'est de ce dernier point que traite le §17. 

Dans le texte ci-dessous, Nietzsche s'attaque en effet à la logique, science des raisonnements et s'en prend plus particulièrement aux logiciens qu'il qualifie de "superstitieux". Cette accusation à leur encontre est paradoxale puisque la superstition désigne une croyance irrationnelle. Or Nietzsche s'appuie sur un constat d'expérience, ce qu'il appelle par euphémisme "un tout petit fait" : "une pensée vient quand "elle" veut, et non pas quand "je" veux". Il arrive qu'une pensée nous vienne à l'esprit sans que nous le voulions. Il nous arrive aussi parfois de ne pas parvenir à nous souvenir d'une idée alors que nous essayons de nous en rappeler. Aussi, au lieu de dire "je pense", il vaudrait mieux dire "ça pense". Que quelque chose en nous pense, cela est certain, mais dire que l'on peut attribuer cette pensée à un "je", à un sujet, c'est pour Nietzsche, une simple "supposition" ou en tout cas, loin d'être une "certitude immédiate". 

De ce point de vue, l'expression "je pense" que l'on retrouve dans le cogito cartésien est "une falsification" de cet état de fait : "je" n'est pas toujours la condition du verbe "penser". En logique, on distingue le sujet et le prédicat : 
  • le sujet : c'est ce dont il s'agit ; 
  • le prédicat : c'est ce qui est dit du sujet. 

Or pour Nietzsche, on ne peut pas dire que c'est "je" qui "pense" puisque c'est un fait que des pensées peuvent me venir sans que j'y pense nécessairement. Pourtant, les logiciens opèrent une "falsification", c'est-à-dire une altération volontaire de cette observation. Par exemple, Descartes, à travers son cogito, affirme que l'acte de penser est réalisé par un sujet. Mais il fait fi du milieu, du contexte, de l'époque qui sont toujours des déterminations de la pensée. Il oublie également que la pensée se déploie par rapport à ce que nous avons entendu ou lu. Par conséquent, "je" ne peut pas être considéré comme l'auteur de tout ce que nous pensons. 

Mais Nietzsche porte encore plus loin sa critique : "il y a déjà trop dans ce "ça pense"". Ce "trop" renvoie à ce qu'il appelle "l'habitude grammaticale". Nous pensons en effet toujours dans un langage qui est régi par certaines règles : la grammaire. C'est la grammaire, c'est-à-dire les structures mêmes de notre langue, qui, au fond, nous fait considérer que lorsqu'il y a un verbe, il faut aussi un sujet, que ce sujet fait quelque chose, qu'il accomplit une action dont il est la conséquence. En ce sens, le "ça" enferme déjà une interprétation du processus de pensée. On ne se méfie donc pas assez du langage qui est une source d'illusions. Pour Nietzsche, il n'y a pas forcement quelque chose qui agit lorsqu'on pense, il y a de la pensée, une activité, un processus mais quant à savoir ce que c'est, cela reste à déterminer.

Selon Nietzsche, l'idée de l'atome, dont les origines remontent à l'antiquité, vient justement d'une illusion du même type. Atome signifie "impossible à diviser", "insécable". Il est formé à partir du grec temnein qui signifie "couper" et du a privatif. Dans l'esprit des atomistes antiques, l'atome est l'élément de matière fondamentale, celui qu'on ne peut plus diviser. On voit là encore que l'existence de l'atome repose sur une hypothèse formée négativement à partir d'un verbe. Les atomes sont les éléments de la matière que l'on ne peut pas couper, ils composent la matière comme les lettres composent les mots. Une utilisation non critique du langage mène ainsi à des conceptions naïves, voire falsificatrices de la réalité. Les structures du langage dont nous n'avons pas toujours conscience peuvent ainsi influencer nos réflexions. 

Texte

"Pour ce qui est de la superstition des logiciens : je ne me lasserai pas de souligner sans relâche un tout petit fait que ces superstitieux rechignent à admettre, — à savoir qu'une pensée vient quand « elle » veut, et non pas quand « je » veux ; de sorte que c'est une falsification de l'état de fait que de dire : le sujet « je » est la condition du prédicat « pense ». Ça pense : mais que ce « ça » soit précisément le fameux vieux « je », c'est, pour parler avec modération, simplement une supposition, une affirmation, surtout pas une « certitude immédiate ».

En fin de compte, il y a déjà trop dans ce « ça pense » : ce « ça » enferme déjà une interprétation du processus et ne fait pas partie du processus lui-même. On raisonne ici en fonction de l'habitude grammaticale : « penser est une action, toute action implique quelqu'un qui agit, par conséquent — ».

C'est à peu près en fonction du même schéma que l'atomisme antique chercha, pour l'adjoindre à la « force » qui exerce des effets, ce caillot de matière qui en est le siège, à partir duquel elle exerce des effets, l'atome ; des têtes plus rigoureuses enseignèrent finalement à se passer de ce « résidu de terre », et peut-être un jour s'habituera-t-on encore, chez les logiciens aussi, à se passer de ce petit « ça » (forme sous laquelle s'est sublimé l'honnête et antique je)."

- Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal (1886), Première section, § 17, Flammarion, 2000, p. 640. 

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