jeudi 7 avril 2016

"Les hommes sont conscients de leurs désirs et ignorants des causes qui les déterminent"

Commentaire

Dans sa célèbre Lettre à Schuller, Spinoza répond à ce philosophe et médecin allemand afin de lui expliquer en quoi sa conception de la liberté diffère de celle de Descartes. Il commence par distinguer Dieu et l'homme du point de vue de la liberté, en ce que le premier est absolument libre et le second absolument déterminé. 

Pour Spinoza, une chose peut être dite "libre" à condition qu'elle agisse "par la seule nécessité de sa nature". Sinon elle est dite "contrainte". Comme chose libre, il donne l'exemple de Dieu : il existe par la seule nécessité de sa nature et il comprend toute chose. Mais il précise aussi que Dieu existe "librement (quoique nécessairement)", ce qui fait de lui un être à la fois libre et nécessaire. Or, traditionnellement, liberté et nécessité s'opposent. Qu'est-ce à dire ?


Pour comprendre cet étrange paradoxe, il faut partir de la conception cartésienne de Dieu selon laquelle Dieu est doté d'une liberté absolument infinie parce qu'elle procède d'une volonté infinie : s'il le veut, le Dieu de Descartes peut s'affranchir des vérités mathématiques et vouloir que 2 + 2 = 5. Spinoza voit dans cette analyse un anthropomorphisme : Descartes construit, selon lui, la volonté divine sur le modèle de la volonté humaine. D'où la critique de Spinoza : la liberté n'est pas "un libre décret", à la manière dont un roi décrète ses décisions, mais elle consiste "dans une libre nécessité".

Pour Spinoza, Dieu étant infini, il est la seule substance, il est la nature ("Dieu ou la nature" comme il l'affirme dans L'Ethique, "nature" étant un autre nom pour "Dieu"), il ne peut donc vouloir la nature autre que ce qu'elle est. Dieu est ainsi l'enchaînement nécessaire des lois naturelles et tout ce qui se trouve dans la nature agit conformément à ces lois. Ainsi, toutes les autres choses, qui sont les choses créées par Dieu, sont "déterminées à exister et à agir selon une manière précise et déterminée". 

Pour comprendre comment Dieu peut exister à la fois librement et nécessairement, il convient de distinguer causes extérieures et nécessité :

  • les causes extérieures : ce sont les causes qui viennent du dehors ;
  • la nécessité : c'est ce qui découle de l'enchaînement des causes et des effets, tout effet est déterminé par une cause et le nécessaire est ce qui définit le mieux un être. 

Or Dieu est l'être le plus libre puisqu'aucune cause extérieure ne vient modifier son être nécessaire. Son être est nécessaire parce qu'il suit les lois de la nature, qui sont ses propres lois et qui le définissent lui-même. En revanche, les hommes ne sont donc pas libres, puisque leur être nécessaire est modifié par des causes extérieures.

Pour expliquer pourquoi les hommes croient être libres alors qu'ils obéissent aux lois de la nature, Spinoza prend l'exemple de la pierre qui roule. Il lui permet de faire comprendre d'où provient l'illusion cartésienne de la liberté, illusion qui sert de fondement à la conception de la liberté comme origine de la morale.

Tout d'abord, Spinoza décrit physiquement le mouvement de cette pierre à laquelle on a donné une impulsion. La pierre tient alors son mouvement d'une "cause extérieure". Cette cause extérieure qui la meut n'est pas nécessaire. Mais la pierre, une fois l'impulsion reçue, continue de se mouvoir en fonction de paramètres qui agissent comme autant de contraintes sur elle. Ces paramètres ne sont pas évidents à déterminer, car ils renvoient à "des causes externes", qui déterminent la force de l'impulsion, la vitesse, la distance, etc. Or toute chose dans la nature se meut en fonction d'une "loi précise et déterminée".

Ensuite Spinoza explique pourquoi cette pierre pourrait se croire libre alors qu'elle est en réalité déterminée. Admettons qu'on la dote de conscience : alors qu'elle se meut, elle pourrait penser qu'elle est libre et qu'elle continue son mouvement à la suite d'un libre décret. Cet exemple de la pierre qui roule est une métaphore : cette pierre serait, comme l'homme, "consciente de son effort". Quelles sont les causes extérieures qui déterminent l'action humaine ?

Pour Spinoza, ce sont les désirs qui agissent comme des contraintes : les actions des hommes sont déterminées par les passions et il est plus facile d'apercevoir les effets de nos actions que les causes qui nous déterminent à agir. C'est pourquoi "les hommes sont conscients de leurs désirs et ignorants des causes qui les déterminent". 

Cet argument peut paraître difficile à admettre car l'homme n'est pas une pierre. Mais le point de vue de Spinoza consiste à distinguer deux éléments : le Dieu créateur et les choses créées. Or ce Dieu se confond avec la nature et, de la même façon, les hommes appartiennent au monde des choses créées. Il n'y a pas deux mondes : Dieu est la nature et l'homme fait partie des choses créées. Dieu et l'homme obéissent aux mêmes lois puisque l'homme s'inscrit dans la nature. La différence est que l'être de Dieu se confond entièrement avec les lois qui la régissent, tandis que l'homme subit les causes extérieures, à la manière des pierres ou de tout autre objet faisant partie de la nature.

Spinoza donne plusieurs exemples d'hommes qui croyant agir par libre décret, agissent en réalité du fait de leurs désirs (qui fonctionnent comme des "impulsions") : l'enfant qui désire le lait, le jeune garçon irrité, l'ivrogne qui s'épanche, le dément et le bavard. Croire qu'on agit librement est en fait "un préjugé" pour Spinoza qui le qualifie, en outre, d'"inné", c'est-à-dire que nous naissons avec cette croyance en notre liberté de choisir.  Or, il n'est pas facile de "se libérer" d'un tel préjugé.

Ce préjugé consiste à amalgamer "effort" et "volonté". Pour Spinoza, la volonté est un effet de nos désirs, pas une cause première comme le pense Descartes et toute la tradition scolastique qui a établi l'existence d'un libre-arbitre (la capacité de choisir librement entre deux contraintes). Alors si tout est déterminé de quoi peut-on se libérer ?

Spinoza considère que les hommes sont incapables de modérer leurs passions. Ils se trouvent déchirés entre des passions contraires, ce qui les porte à voir le meilleur et à pourtant commettre le pire. Descartes a proposé une solution pour se libérer des passions : elle qui consiste à les mettre en balance pour qu'elles se combattent et s'annulent. Mais pour Spinoza, ce n'est possible que pour des "faibles passions". 

Cependant, il est possible de penser une libération, même dans une philosophie aussi déterministe que celle de Spinoza, non pas sur le mode d'une sortie du déterminisme, mais sur celui de la connaissance de la vérité. En effet, les hommes sont victimes d'illusions (par exemple de l'illusion du libre-arbitre), soit par méconnaissance de leur nature, soit du fait de la domination de leurs passions. Or il est possible de mieux connaître cette nature propre qui me caractérise au moyen de la raison. La raison va me permettre d'analyser les causes des passions, de saisir leur nature extérieure et de me libérer des illusions qu'elles font naître en moi.

Texte

"Pour ma part, je dis que cette chose est libre qui existe et agit par la seule nécessité de sa nature, et contrainte cette chose qui est déterminée par une autre à exister et à agir selon une modalité précise et déterminée. Dieu, par exemple, existe librement (quoique nécessairement) parce qu'il existe par la seule nécessité de sa nature. De même encore, Dieu connaît soi-même et toutes choses en toute liberté, parce qu'il découle de la seule nécessité de sa nature qu'il comprenne toutes choses. Vous voyez donc que je ne situe pas la liberté dans un libre décret, mais dans une libre nécessité. 

Mais venons-en aux autres choses créées qui, toutes, sont déterminées à exister et à agir selon une manière précise et déterminée. Pour le comprendre clairement, prenons un exemple très simple. Une pierre reçoit d'une cause extérieure qui la pousse une certaine quantité de mouvement, par laquelle elle continuera nécessairement de se mouvoir après l'arrêt de l'impulsion externe. Cette permanence de la pierre dans son mouvement est une contrainte, non pas parce qu'elle est nécessaire, mais parce qu'elle doit être définie par l'impulsion des causes externes ; et ce qui est vrai de la pierre, l'est aussi de tout objet singulier, quelle qu'en soit la complexité et quel que soit le nombre de ses possibilités : tout objet singulier, en effet, est nécessairement déterminé par quelque cause extérieure à exister et à agir selon une loi (modus) précise et déterminée.

Concevez maintenant, si vous voulez bien, que la pierre, tandis qu'elle continue de se mouvoir, sache et pense qu'elle fait tout l'effort possible pour continuer de se mouvoir. Cette pierre, assurément, puisqu'elle n'est consciente que de son effort, et qu'elle n'est pas indifférente, croira être libre et ne persévérer dans son mouvement que par la seule raison qu'elle le désire. Telle est cette liberté humaine que tous les hommes se vantent d'avoir et qui consiste en cela seul que les hommes sont conscients de leurs désirs et ignorants des causes qui les déterminent.

C'est ainsi qu'un enfant croit désirer librement le lait, et un jeune garçon irrité vouloir se venger s'il est irrité, mais fuir s'il est craintif. Un ivrogne croit dire par une décision libre ce qu'ensuite il aurait voulu taire. De même un dément, un bavard, et de nombreux cas de ce genre croient agir par une libre décision de leur esprit, et non pas portés par une impulsion. Et, comme ce préjugé est inné en tous les hommes, ils ne s'en libèrent pas facilement.

L'expérience nous apprend assez qu'il n'est rien dont les hommes soient moins capables que de modérer leurs passions, et que, souvent, aux prises avec des passions contraires, ils voient le meilleur et font le pire : ils se croient libres cependant, et cela parce qu'ils n'ont pour un objet qu'une faible passion, à laquelle ils peuvent facilement s'opposer par le fréquent rappel du souvenir d'un autre objet."

- Baruch Spinoza, "Lettre au très savant G. H. Schuller" (1674), "Correspondance", LVIII, trad. R. Misrahi, in Oeuvres complètes, Gallimard, coll. "Bibliothèque de la Pléiade", 1954, p. 1251-1251.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire