mercredi 6 avril 2016

"Le monopole de la violence physique légitime"

Commentaire

Le savant et le politique est un recueil composé de deux conférences prononcées par Max Weber en 1919 : "La vocation de savant" et "La vocation de potitique". Dans la première, Weber traite du rapport du savant aux valeurs et dans la seconde, de l'action politique, de son fonctionnement, de sa légitimation et donne une définition célèbre de l'Etat : "communauté humaine" qui détient "le monopole de la violence physique légitime". C'est de cette conférence qu'est issu le texte présenté ci-dessous.

Le sens de l'adjectif "politique" s'entend pour Max Weber à partir de la notion de groupement humain. L'Etat correspond à la direction ou à l'influence que l'on exerce sur cette direction du groupement humain. 

Le point de vue de Max Weber est un point de vue de sociologue : c'est-à-dire qu'il analyse l'Etat par rapport à ses enjeux sociaux. Il ne l'appréhende pas par une déduction logique à partir de son contenu comme le font, par exemple, les libéraux qui réduisent l'Etat à ses fonctions régaliennes (armée, police, justice), mais à partir des moyens auxquels il recourt pour exister. 

Weber fait le constat historique suivant : 
  • un Etat peut s'occuper de n'importe quelle tâche ;
  • aucune tâche ne revient exclusivement à l'Etat. 
Il faut donc s'intéresser à "son moyen spécifique" qui est, selon lui, "la violence physique". 

Weber part de l'affirmation de Trotski : l'Etat est fondé sur la force. Il n'existe pas de structures sociales sans violence. En ce sens, l'Etat s'oppose à l'anarchie. L'anarchie en tant que doctrine politique rejette l'autorité de l'Etat comme principe d'organisation de la société : or la violence comme fait sociologique invalide cette idée. 

Mais la violence n'est pas non plus le tout de l'Etat. On retrouve ce lien dans tous les groupements politiques, par exemple au sein de la famille. Weber cherche simplement à montrer la spécificité de la relation intime qu'il existe entre Etat et violence. Quelle est alors cette spécificité du recours à la violence dans les Etats modernes ? 

Dans ces Etats, le recours à la violence passe nécessairement et exclusivement par l'Etat. Autrement dit, c'est l'Etat qui tolère ou non la violence, il est "l'unique source du ''droit" à la violence". Les guillemets sont importants car il n'existe justement plus de "droit" à la violence dans les Etats modernes. La violence résiduelle ne fait l'objet que d'une tolérance de l'Etat. 

La définition de l'Etat donnée par Max Weber peut être décomposée en quatre parties : 
  • une "communauté humaine" : il faut analyser l'Etat non pas dans sa dimension abstraite, en tant que concept, mais considérer les intérêts que les hommes qui le dirigent ou l'influencent partagent ;
  • dans "les limites d'un territoire déterminé" : la notion de territoire est inséparable de la notion d'Etat, cela implique aussi qu'il existe plusieurs territoires et donc plusieurs Etats qui peuvent entrer en conflit - la guerre fait partie des recours légitimes à la violence dont peut user un Etat ;
  • qui "revendique avec succès" : il existe une condition d'efficacité posée par Max Weber, il faut que la revendication de ce monopole de la violence légitime soit obtenue.  Si d'autres acteurs ont la possibilité de recourir à la violence légitime, il n'est plus un Etat, par exemple lors d'une guerre civile, plusieurs groupes revendiquent l'usage légitime de la violence ;
  • le "monopole de la violence physique légitime" : un monopole constitue une exclusivité, mais il ne s'agit pas pour l'Etat de s'accaparer toute violence. Il s'agit tout d'abord de la violence "physique" : l'usage de la contrainte sous sa forme maximale, qui est celle qui s'exerce directement sur les corps. Il s'agit ensuite de la violence "légitime". Un peu plus loin dans sa conférence, Weber distingue trois formes de légitimité : traditionnelle, charismatique et légale-rationnelle. La reconnaissance de la légitimité du recours à la violence implique la reconnaissance d'une domination. La forme de domination qui prévaut dans les Etat modernes est la domination légale rationnelle, autrement dit, pour que le recours à la violence soit légitime, il doit être conforme au droit (légal) et juste (rationnel, c'est-à-dire proportionné).

Pour Weber, cette définition correspond à l'usage courant du terme "politique". Il en donne trois exemples : 
  • une question "politique" : pour y répondre, il faut regarder les "intérêts de la répartition, de la conservation ou du transfert du pouvoir" ;
  • un ministre ou un fonctionnaires qui sont "politiques" : ces intérêts conditionnent la sphère d'activité du ministre ou du fonctionnaire ;
  • une décision "politique" : ces intérêts déterminent la décision. 

Autrement dit, pour Max Weber, faire de la politique, c'est toujours aspirer au pouvoir. Or ce pouvoir peut être un moyen en vue d'autres fins (idéales ou égoïstes) ou une fin en tant que telle ("jouir du sentiment de prestige"). 

Historiquement, les individus et les groupements politiques disposaient d'un recours à la violence que l'Etat a progressivement concentré (on peut citer par exemple l'interdiction des duels qui permettaient à de jeunes nobles se sentant offensés de se faire justice). La caractéristique principale des Etats modernes est que le "rapport de domination" des hommes sur d'autres hommes s'instaure au moyen de la reconnaissance du recours à la violence légitime, c'est-à-dire de son exercice légitime par le groupement politique qui dirige l'Etat. Dans ce type d'Etat, les autres structures institutionnelles telles que la famille, l'entreprise ou l'Eglise n'exercent plus qu'une violence symbolique. 

Mais, le point est important, l'Etat moderne ne peut exister "qu'à la condition que les hommes dominés se soumettent à l'autorité revendiquée chaque fois par les dominateurs". Autrement dit, dans ce type d'Etat, la légitimité de la domination est fondamentale : c'est cette légitimité qui permet à l'Etat de revendiquer avec succès le monopole du recours à la violence, donc aux dominés de se soumettre à l'autorité. Le recours à la violence ne peut donc pas s'exercer à l'aveugle, hors cadre, de manière arbitraire. Il risque sinon de remettre en cause sa propre existence. C'est en ce sens que Weber complète la définition de Trotski : l'exercice de l'Etat est, certes, fondé sur la force, mais le recours à cette force trouve sa limite dans la violence légitime : l'Etat ne peut user de sa force, de sa puissance d'agir, que dans la limite de la violence légitime, c'est-à-dire dans la limite de la tolérance des dominés vis-à-vis de l'exercice de la contrainte brutale exercée sur les membres du groupement humain.

Texte

"Nous entendrons uniquement par politique la direction du groupement politique que nous appelons aujourd'hui « État », ou l'influence que l'on exerce sur cette direction.

Mais qu'est-ce donc qu'un groupement « politique » du point de vue du sociologue ? Qu'est-ce qu'un État ? Lui non plus ne se laisse pas connaître logiquement par le contenu de ce qu'il fait. Il n'existe en effet presque aucune tâche dont ne se soit pas occupé un jour un groupement politique quelconque ; d'un autre côté il n'existe pas non plus de tâches dont on puisse dire qu'elles aient de tout temps, du moins exclusivement, appartenu en propre aux groupements politiques que nous appelons aujourd'hui États ou qui ont été historiquement les précurseurs de l'État moderne. Celui-ci ne se laisse définir sociologiquement que par le moyen spécifique qui lui est propre, ainsi qu'à tout autre groupement politique, à savoir la violence physique.

« Tout État est fondé sur la force », disait un jour Trotski à Brest-Litovsk. En effet, cela est vrai. S'il n'existait que des structures sociales d'où toute violence serait absente, le concept d'État aurait alors disparu et il ne subsisterait que ce qu'on appelle, au sens propre du terme, l'« anarchie ». La violence n'est évidemment pas l'unique moyen normal de l'État — cela ne fait aucun doute —, mais elle est son moyen spécifique. De nos jours la relation entre État et violence est tout particulièrement intime. Depuis toujours les groupements politiques les plus divers — à commencer par la parentèle — ont tous tenu la violence physique pour le moyen normal du pouvoir. Par contre il faut concevoir l'État contemporain comme une communauté humaine qui, dans les limites d'un territoire déterminé — la notion de territoire étant une de ses caractéristiques —, revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime. Ce qui est en effet le propre de notre époque, c'est qu'elle n'accorde à tous les autres groupements, ou aux individus, le droit de faire appel à la violence que dans la mesure où l'État le tolère : celui-ci passe donc pour l'unique source du « droit » à la violence. Par conséquent, nous entendrons par politique l'ensemble des efforts que l'on fait en vue de participer au pouvoir ou d'influencer la répartition du pouvoir, soit entre les États, soit entre les divers groupes à l'intérieur d'un même État.

En gros, cette définition correspond à l'usage courant du terme. Lorsqu'on dit d'une question qu'elle est « politique », d'un ministre ou d'un fonctionnaire qu'ils sont « politiques », ou d'une décision qu'elle a été déterminée par la « politique », il faut entendre par là, dans le premier cas que les intérêts de la répartition, de la conservation ou du transfert du pouvoir sont déterminants pour répondre à cette question, dans le second cas que ces mêmes facteurs conditionnent la sphère d'activité du fonctionnaire en question, et dans le dernier cas qu'ils déterminent cette décision. Tout homme qui fait de la politique aspire au pouvoir — soit parce qu'il le considère comme un moyen au service d'autres fins, idéales ou égoïstes, soit qu'il le désire pour lui-même en vue de jouir du sentiment de prestige qu'il confère.

Comme tous les groupements politiques qui l'ont précédé historiquement, l'État consiste en un rapport de domination de l'homme sur l'homme fondé sur le moyen de la violence légitime (c'est-à-dire sur la violence qui est considérée comme légitime). L'État ne peut donc exister qu'à la condition que les hommes dominés se soumettent à l'autorité revendiquée chaque fois par les dominateurs."

- Max Weber, Le savant et le politique, "Le métier et la vocation d'homme politique", trad. J. Freund, Plon, 1998, p. 100-101.

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