Dans Le Crépuscule des idoles (1888), Nietzsche (1844-1900) cherche à surprendre un certain nombre d'idées que nous adorons pour les conduire au crépuscule : il leur reproche de nuire à la vie et d'empêcher l'homme de s'épanouir. Sa méthode est celle du coup de marteau : à la manière d'un médecin qui ausculte son patient, il fait parler ces idoles pour mettre en évidence leur essence mortifère : elles ont rendu l'homme malade et il convient donc de s'en défaire.
L'ouvrage se compose de onze parties. Le texte commenté est extrait de la partie intitulée "Flâneries inactuelles". Nietzsche a d'abord fait état d'un certain nombre de ses "impossibilités", c'est-à-dire des philosophes, poètes ou musiciens qu'il rejette en bloc et au rang desquels il faut compter Sénèque, Kant, Dante, Hugo ou Liszt. Il estime aussi que la théorie darwinienne est exacte à ceci près que ce ne sont pas les forts qui triomphent de la lutte pour la vie, mais les faibles parce qu'ils sont plus nombreux. Il en vient ensuite à des réflexions sur le mouvement de l'art pour l'art qui est, selon lui, d'abord un rejet de la morale chrétienne.
"L'art pour l'art" est une formule apparue au XIXe siècle qui correspond au courant littéraire parnassien qui revendique un art inutile, sans engagement politique ou moral. On doit sa théorisation à Théophile Gautier (1811-1872) qui, dans Mademoiselle de Maupin (1834), écrit : "il n'y a vraiment de beau que ce qui ne peut servir à rien". Pour Nietzsche, à travers ce courant, il s'agit pour l'artiste de lutter contre la domination de la morale sur l'art. Plus généralement, il estime que "la lutte contre la fin en l'art est toujours lutte contre les tendances moralisatrices dans l'art". Ainsi, la revendication de l'art pour l'art est d'abord à interpréter dans le sens d'une résistance à la tentation moralisatrice de l'art.
Mais Nietzsche, s'il souscrit à cette lutte contre la moralisation de l'art dans sa dimension chrétienne, c'est-à-dire contre cette morale qui étouffe la vie, relève aussi la dimension tautologique de l'expression. Un art qui n'a pour fin que lui-même n'est finalement qu'"un serpent qui se mord la queue". Pire, cette formule serait même le signe "d'une passion pure" : dénoncer l'intrusion de la morale dans l'art, c'est encore être sous la puissance du préjugé consistant à croire que l'art devrait être moral. La position de Nietzsche est que "l'art est le grand stimulant de la vie", c'est-à-dire que l'instinct de l'artiste ne va pas à l'art lui-même, mais "à la vie, à un désir de vie".
Nietzsche s'adresse toutefois une objection à lui-même : l'art montre des événements de la vie qui sont laids, durs ou douteux. Peut-être qu'au fond, l'art comme la morale voudrait éteindre la passion de la vie. C'est en tout cas l'interprétation qu'il prête à Schopenhauer de la tragédie : celle-ci n'aurait pour but que de "disposer à la résignation". Pour Nietzsche, cette position est "l'optique d'un pessimiste" et il vaut mieux faire appel aux artistes eux-mêmes, non aux philosophes, pour comprendre ce qui se joue derrière la tragédie.
L'artiste tragique à travers son oeuvre affirme l'absence de crainte devant ce qui est terrible est incertain. Il glorifie la capacité à dépasser tout événement troublant, il fait l'éloge de "cet état victorieux" face à l'âpreté de l'existence. La tragédie est un moyen pour l'homme héroïque de célébrer son endurance envers les souffrances de la vie. Elle donne la force pour être capable d'affronter avec joie la cruauté du monde. L'art affirme cette joie et surtout la nécessité de s'élever au-dessus d'une vérité recherchée aux dépens de la vie.
Texte
"L’ART POUR L’ART. – La lutte contre la fin en l’art est toujours une lutte contre les tendances moralisatrices dans l’art, contre la subordination de l’art sous la morale. L’art pour l’art veut dire : « Que le diable emporte la morale ! »
– Mais cette inimitié même dénonce encore la puissance prépondérante du préjugé. Lorsque l’on a exclu de l’art le but de moraliser et d’améliorer les hommes, il ne s’ensuit pas encore que l’art doive être absolument sans fin, sans but et dépourvu de sens, en un mot, l’art pour l’art – un serpent qui se mord la queue. « Être plutôt sans but, que d’avoir un but moral ! » ainsi parle la passion pure. Un psychologue demande au contraire : que fait toute espèce d’art ? ne loue-t-elle point ? ne glorifie-t-elle point ? n’isole-t-elle point ? Avec tout cela l’art fortifie ou affaiblit certaines évaluations… N’est-ce là qu’un accessoire, un hasard ? Quelque chose à quoi l’instinct de l’artiste ne participerait pas du tout ? Ou bien la faculté de pouvoir de l’artiste n’est-elle pas la condition première de l’art ? L’instinct le plus profond de l’artiste va-t-il à l’art, ou bien n’est-ce pas plutôt au sens de l’art, à la vie, à un désir de vie ? – L’art est le grand stimulant de la vie : comment pourrait-on l’appeler sans fin, sans but, comment pourrait-on l’appeler l’art pour l’art ?
– Il reste une question : l’art ne fait-il pas paraître beaucoup de choses qu’il emprunte à la vie, laides, dures, douteuses ? Ne semble-t-il pas, par là, vouloir éteindre la passion de la vie ? – Et en effet il y a eu des philosophes qui lui prêtèrent ce sens : « s’affranchir de la volonté », voilà l’intention que Schopenhauer prêtait à l’art, « disposer à la résignation », voilà pour lui la grande utilité de la tragédie qu’il vénérait. – Mais ceci – je l’ai déjà donné à entendre – c’est l’optique d’un pessimiste, c’est le « mauvais œil » – : il faut en appeler aux artistes eux-mêmes.
L’artiste tragique, que nous communique-t-il de lui-même ? N’affirme-t-il pas précisément l’absence de crainte devant ce qui est terrible et incertain ? – Cet état lui-même est un désir supérieur ; celui qui le connaît l’honore des plus grands hommages. Il le communique, il faut qu’il le communique, en admettant qu’il soit artiste, génie de la confidence. La bravoure et la liberté du sentiment, devant un ennemi puissant, devant un sublime revers, devant un problème qui éveille l’épouvante – c’est cet état victorieux que l’artiste tragique choisit, qu’il glorifie. Devant le tragique, la cour martiale de notre âme célèbre ses saturnales ; celui qui est habitué à la souffrance, celui qui cherche la souffrance, l’homme héroïque, célèbre son existence dans la tragédie, – c’est seulement à sa propre vie que l’artiste tragique offre la coupe de cette cruauté, la plus douce. –"
- Friedrich Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, "Flâneries inactuelles", § 24, Trad. E. Blondel, O. Hansen-Løve, T. Leydenbach et P. Pénisson, Flammarion, 1996.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire