dimanche 17 avril 2016

"Nous jugeons qu'une chose est bonne parce que nous la désirons"

Commentaire

L'Ethique (1677) a été éditée quelques mois après la mort de Spinoza (1632-1677). La forme de l'ouvrage imite celle d'un traité de géométrie avec des définitions, des propositions, des démonstrations et des scolies (qui sont des remarques ou des notes au sujet des propositions). Il comporte cinq parties traitant respectivement de Dieu, de l'âme, des passions, de la force des passions (esclavage de l'homme) et enfin de la force de l'entendement (liberté de l'homme). 

Le texte ci-dessous est extrait du livre III traitant des passions (ou "des affections" dans la traduction de Charles Appuhn). La proposition 9 que nous étudions est une conséquence de la proposition 6 selon laquelle "chaque chose, autant qu'il est en elle, s'efforce de persévérer dans son être". Cet effort  (conatus en latin) signifie que toute chose cherche à se conserver et à augmenter sa puissance d'être. La proposition 7 pose que "l'effort par lequel toute chose tend à persévérer dans son être n'est rien de plus que l'essence actuelle de cette chose", ce qui signifie que le conatus renvoie à définition même de toute chose. 

Dans la philosophie spinoziste, le conatus s'applique au vivant comme au non vivant. Même si cela peut surprendre, toute chose est animée selon des degrés divers pour Spinoza. Une pierre persévère dans son être car elle se maintient autant qu'elle peut dans sa forme et son extension. Lorsque le conatus est appliqué au vivant, il se nomme "appétit". Cet appétit se manifeste à la fois dans le corps et dans l'âme. 

La proposition 9 s'occupe de l'appétit se manifestant dans l'âme : l'âme "s'efforce de persévérer dans son être pour une durée indéfinie et a conscience de son effort". Spinoza exprime donc la même idée que dans la proposition 6, mais dans l'attribut pensée. Rappelons que pour Spinoza, il n'existe qu'une seule substance (Dieu) et que celle-ci se manifeste sous divers attributs. Or les seuls attributs que l'âme humaine peut saisir sont ceux de la pensée et de l'étendue. 

Dans la scolie de la proposition 9, Spinoza distingue : 
  • la volonté : l'effort de l'âme en tant qu'il se rapporte à l'âme seule ;
  • l'appétit : l'effort de l'âme en tant qu'il se rapporte à l'âme et au corps ; c'est l'essence de l'homme car l'appétit lui permet d'assurer sa propre conservation ;
  • le désir : c'est la conscience de cet appétit.

L'homme étant corps et âme, "l'appétit" est "l'essence même de l'homme". Le terme appétit traduit le latin appetitus qui est un mouvement consistant à se porter vers quelque chose, à chercher à la saisir. Selon Spinoza l'appétit est le conatus en tant qu'il se rapporte aussi bien à l'âme qu'au corps. L'appétit renvoie autant à l'appétit pour la bonne chair, qu'à l'appétit pour le pouvoir, l'argent ou la vérité. Un peu plus loin dans le livre III, Spinoza écrit qu'il n'existe pas de différence entre l'appétit de l'homme et le désir. Il ajoute que "le désir est l'essence de l'homme" (III, "Définition des affections", 1). 

Comme la pierre, l'homme cherche à se conserver et à développer sa puissance d'être. Dans la mesure où il est conscient de son appétit de vivre, le désir va constituer son essence . Le désir apparaît donc comme le fond et le moteur de notre être. Cette conception du désir conduit à ne plus le considérer comme un danger à juguler, mais comme participant de notre être, de ce que nous sommes.

La conséquence est que Spinoza opère un renversement radical : nous ne commençons pas par juger des choses, le jugement n'est pas premier par rapport au désir, mais c'est le désir qui est premier : "nous jugeons qu'une chose est bonne parce que nous [...] la [...] désirons". Nous désirons une chose et nous la jugeons bonne parce que celle-ci nous permet de nous conserver ou d'augmenter notre puissance d'être. Le désir devient donc premier et normatif : il n'est pas relatif à un objet posé comme bon ou mauvais en soi, il est ce qui permet de persévérer dans son être, d'augmenter sa puissance d'agir. Le résultat de la réalisation de ce désir est la joie que Spinoza définit comme le "passage de l'homme d'une moindre à une plus grande perfection" (III).

Texte

"PROPOSITION 9



L'Âme, en tant qu'elle a des idées claires et distinctes, et aussi en tant qu'elle a des idées confuses, s'efforce de persévérer dans son être pour une durée indéfinie et a conscience de son effort.

DÉMONSTRATION

L'essence de l'Âme est constituée par des idées adéquates et des inadéquates (comme nous l'avons montré dans la Prop. 3) ; par suite (Prop. 7), elle s'efforce de persévérer dans son être en tant qu'elle a les unes et aussi en tant qu'elle a les autres ; et cela (Prop. 8) pour une durée indéfinie. Puisque, d'ailleurs, l'Âme (Prop. 23, p. II), par les idées des affections du Corps, a nécessairement conscience d'elle-même, elle a (Prop. 7) conscience de son effort. C.Q.F.D.

SCOLIE

Cet effort, quand il se rapporte à l'Âme seule, est appelé Volonté ; mais, quand il se rapporte à la fois à l'Âme et au Corps, est appelé Appétit ; l'appétit n'est par là rien d'autre que l'essence même de l'homme, de la nature de laquelle suit nécessairement ce qui sert à sa conservation ; et l'homme est ainsi déterminé à le faire. De plus, il n'y a nulle différence entre l'Appétit et le Désir, sinon que le Désir se rapporte généralement aux hommes, en tant qu'ils ont conscience de leurs appétits et peut, pour cette raison, se définir ainsi : le Désir est l'Appétit avec conscience de lui-même. Il est donc établi par tout cela que nous ne nous efforçons à rien, ne voulons, n'appétons ni ne désirons aucune chose, parce que nous la jugeons bonne ; mais, au contraire, nous jugeons qu'une chose est bonne parce que nous nous efforçons vers elle, la voulons, appétons et désirons."

- Baruch Spinoza, Ethique, Partie III, "De l'origine et de la nature de nos affections", trad. C. Appuhn, 

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