samedi 23 avril 2016

"Le beau se définit comme la manifestation sensible de l’idée"

Commentaire

L'Esthétique (1835) est la réunion de notes de cours que Friedrich Hegel (1770-1831) donne à l'université de Berlin entre 1818 et 1830. Ces notes présentent son système philosophique sous l'angle de la philosophie de l'art que Hegel nomme aussi esthétique. Pour lui, l'art constitue l'une des trois figures de la vie de l'esprit avec la religion (sous forme d'intuition intérieure) et la philosophie (sous forme conceptuelle). Le but final de l'art est donc aussi, comme dans la religion et la philosophie, de révéler la vérité.

Le texte ci-dessous est extrait du premier chapitre de la première partie de ce cours et concerne l'idée du beau en général. Hegel commence par définir le beau comme "l'idée du beau", mais une idée qui est "concrète", "réalisée" (1°, "L'idée"). Pour lui, l'idée est l'essence de toute existence dont les objets visibles ne sont que la réalisation extérieure. Ainsi, tout ce qui existe n'a de vérité qu'autant qu'il est l'idée passée à l'état d'existence : ce qui apparaît comme réel aux sens et à la conscience est vrai parce qu'il réalise l'idée.

En rapprochant à la fois la beauté de l'idée de beauté et l'idée de la vérité, Hegel fait logiquement de la beauté et la vérité une seule et même chose. Mais Hegel note cependant "une différence entre le vrai et le beau" :
  • le vrai : c'est l'idée lorsqu'elle est considérée en elle-même dans son principe général et en soi et qu'elle est pensée comme telle ;
  • le beau : c'est l'idée lorsqu'elle est "manifestation sensible".

Par conséquent, une oeuvre d'art est la réalisation de l'idée "sous sa forme extérieure et sensible". Lorsqu'elle est vraie, l'idée dispose d'un caractère général et universel, elle ne s'adresse pas aux sens mais à la raison. Par exemple, en philosophie, le matériau de l'idée est logique, mais pour l'art, son matériau est sensible. Autrement dit, le beau pour Hegel est l'incarnation de l'idée dans une oeuvre dotée d'une apparence extérieure. Ainsi, dans l'art, l'accès à la vérité se manifeste sous une autre forme que celle de la généralité ou de l'universalité : ce n'est pas l'argumentation qui permet de saisir l'idée, mais son apparence extérieure. Cela a une influence sur le vocabulaire : on dit qu'une idée est vraie en philosophie, en art, on dit qu'elle est belle. La beauté, en ce sens, est une manifestation de la vérité, mais sur le plan artistique.

L'art, à la différence de la philosophie, s'adresse d'abord aux sens, il est donc plus émouvant. Mais cette force constitue aussi une faiblesse. Comme l'art est plus sensible, il doit exprimer l'idée qui est une chose spirituelle dans le sensible : c'est pourquoi, l'art va se trouver dépassé par les autres dimensions de la vie de l'esprit que sont la religion et la philosophie.

Pour Hegel en effet, si l'art est l'une des trois formes de manifestation de l'esprit avec la religion et la philosophie, il en est seulement le commencement et c'est pourquoi il est déjà, en quelque sorte, dépassé : il n'est finalement que la "manifestation sensible de l'idée". Il écrit ailleurs que, pour cette raison, "l'art, ou du moins sa destination suprême, est pour nous quelque chose du passé" (Introduction, Chapitre I, Section 1, § 3 "Objections contre l'idée d'une philosophie de l'art" - dans la traduction de S. Jankélévitch en Champs Flammarion, p. 34) d'où l'idée d'une mort de l'art. L'art appartient à une époque où les hommes se contentaient de l'incarnation sensible de l'idée.

La religion et la philosophie expriment les mêmes idées que l'art : pour la religion dans des états de conscience, dans la subjectivité humaine, à travers des récits, la mythologie ou des paraboles ; pour la philosophie au moyen du concept dans un système, ce qui est l'aboutissement de l'idée, son expression sous la forme la plus adéquate possible où forme et contenu se rejoignent. En ce sens, la religion comme l'art sont dépassés par la philosophie qui est désormais le meilleur moyen d'exprimer l'idée.

La beauté tient donc essentiellement à l'alliance de deux éléments pour Hegel : la forme sensible et l'idée. L'art réalise l'unité du sensible et du spirituel : il rend présent une idée dans une apparence sensible. Comme Kant, Hegel affirme que "le beau ne peut se comprendre". En effet, la raison logique ne peut pas saisir le beau dans sa totalité : "le beau [...] est en lui-même infini et libre", elle ne peut saisir "qu'un des côtés du beau", son côté fini qui tient à sa dimension matérielle. Mais le beau en lui-même, en tant que manifestation de l'idée, demeure insaisissable par la seule raison. Ce n'est pas que le beau est mystérieux, mais de par sa façon d'exprimer l'idée, il reste imparfait.

Texte

"II. Maintenant, si nous disons que la beauté est l’idée, c’est que beauté et vérité, sous un rapport, sont identiques. Cependant il y a une différence entre le vrai et le beau. Le vrai est l’idée lorsqu’elle est considérée en elle-même dans son principe général et en soi, et qu’elle est pensée comme telle. Car ce n’est pas sous sa forme extérieure et sensible qu’elle existe pour la raison, mais dans son caractère général et universel. Lorsque le vrai apparaît immédiatement à l’esprit dans la réalité extérieure et que l’idée reste confondue et identifiée avec son apparence extérieure, alors l’idée n’est pas seulement vraie, mais belle. Le beau se définit donc comme la manifestation sensible de l’idée (das sinnliche Scheinen der Idee). 

Dans le beau, la forme sensible n’est rien sans l’idée. Les deux éléments du beau sont inséparables. Voilà pourquoi, au point de vue de la raison logique ou de l’abstraction, le beau ne peut se comprendre. La raison logique (Verstand) ne saisit jamais qu’un des côtés du beau ; elle reste dans le fini, l’exclusif et le faux. Le beau, au contraire, est en lui-même infini et libre.

- Friedrich Hegel, Esthétique (1832), Tome I, Partie I : "De l'idée du beau dans l'art ou de l'idéal", Chapitre I : "De l'idée du beau en général", 2° : "La réalisation de l'idée", trad. C. Bénard, 1835.

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Même texte dans la traduction de S. Jankélévitch :

"En disant donc que la beauté est idée, nous voulons dire par là que beauté et vérité sont une seule et même chose. Le beau, en effet, doit être vrai en soi. Mais, à y regarder de près, on constate une différence entre le beau et le vrai. L'idée, en effet, est vraie, parce quelle est pensée comme telle, en vertu de sa nature et au point de vue de son universalité. Ce qui s'offre alors à la pensée, ce n'est pas l'idée dans son existence sensible et extérieure, mais dans ce qu'elle a d'universel. Cependant, l'idée doit aussi se réaliser extérieurement et acquérir une existence définie, en tant qu'objectivité naturelle et spirituelle. Le vrai, comme tel, existe également, c'est-à-dire en s'extériorisant. Pour autant que, ainsi extériorisé, il s'offre également à la conscience et que le concept reste inséparable de sa manifestation extérieure, l'idée n'est pas seulement vraie, mais elle est également belle. Le beau se définit ainsi comme la manifestation sensible de l'idée. Le sensible et l'objectivité ne gardent dans la beauté aucune indépendance ; l'un et l'autre doivent abandonner l'immédiateté de leur être, puisqu'ils sont posés comme existence et objectivité du concept, comme une réalité qui, dans son objectivité, représente le concept comme ne formant qu'un avec celle-ci, c'est-à-dire comme une manifestation du concept. 

C'est pourquoi l'entendement est incapable d'appréhender la beauté, car l'entendement, au lieu de chercher à atteindre cette unité, maintient séparés et indépendants les uns des autres les divers éléments dont elle est formée. Etant donné que la réalité est autre chose que l'idéalité, que le sensible est autre chose que le concept, l'objectif autre chose que le subjectif, ces oppositions d'après l'entendement, ne devraient pas être réunies ensemble. C'est ainsi que l'entendement persévère toujours dans le fini, dans l'unilatéral, dans le non-vrai. Le beau, au contraire, est par lui-même infini et libre."

- Hegel, Esthétique, Premier volume, "L'idée du beau", Chapitre I : "L'idée", II. "Idée. Réalité. Réalité vivante", trad. S. Jankélévitch, Flammarion, coll. "Champs", 2012, p.160-161.

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