Le désir est un terme qui se trouve au carrefour de plusieurs autres notions telles que le besoin, le plaisir, l'envie, l'espérance, la volonté, etc. Lorsque j'arrive à la terrasse d'un café et que le serveur me demande ce que je désire, ce désir peut être un besoin, par exemple, si j'ai très soif, mais je peux aussi désirer une boisson particulière moins par besoin que par envie, pour le plaisir, pour la santé, etc. Je peux aussi désirer boire quelque chose que j'ai peu de chances de trouver, alors mon désir se rapproche davantage de l'espoir. Il est aussi possible de désirer une personne, de se sentir attiré par elle, on parle alors d'un désir charnel.
Le désir se définit donc par un manque. Je désire parce que je n'ai pas ce que je désire. En ce sens, le désir porte en lui l'idée de quelque chose d'inatteignable au moment où il est formulé. Il est aussi une tension vers un but : le désir vise la satisfaction. Par rapport au besoin, qui semble plus proche de la nécessité, le désir paraît davantage relever d'un choix, il est en quelque sorte, plus spirituel. Le désir ne se confond pas non plus avec la volonté au sens où la volonté conduit à une organisation rationnelle des moyens en vue de l'obtention d'une fin. Le désir est plutôt une tension vers une satisfaction.
On retrouve dans l'étymologie du mot certaines de ces caractéristiques : le terme vient du verbe latin desiderare qui signifie "regretter l'absence de". Ainsi le désir comporte une dimension nostalgique, l'idée d'un regret, sans que l'absence ne soit clairement identifiée, ce qui suggère un manque idéalisé ou inaccessible.
Sur le plan philosophique, le désir est une notion ambivalente : d'un côté, il serait ce qui rend heureux, il serait également l'expression de la liberté humaine, de l'autre, il nous rendrait esclave et nous rendrait finalement malheureux parce qu'on resterait éternellement insatisfait.
Faut-il craindre nos désirs ?
1. La nostalgie de l'union
Platon consacre l'un de ses dialogues à la question de l'amour. Le Banquet (-380 environ) se présente comme une série de discours prononcés successivement par les convives d'une soirée dont Socrate fait partie et où chacun des sept discours prononcés se présente comme un éloge d'Eros, dieu grec de l'amour.
Le quatrième discours est celui d'Aristophane : par le biais d'un mythe, il explique que les êtres humains étaient, à l'origine, formés de deux têtes, quatre bras, quatre oreilles, deux sexes, etc. Ce mythe platonicien est connu sous le nom de mythe de l'androgyne. En raison d'un mauvais comportement, Zeus les punit en les séparant. Depuis cet événement, chacun serait à la recherche de sa "moitié" perdue.
Il existe, en effet, une dimension de mystère dans l'amour : certaines personnes passent toute leur vie ensemble et pourtant, elles ne savent pas dire ce qu'elles attendent vraiment l'une de l'autre. Aristophane écarte le plaisir des sens car cette envie de rester ensemble, de ne pas se séparer, est quelque chose qui touche plus l'âme que le corps. Mais ce que ces deux âmes désirent, elles sont incapables de le dire. Chacune devine et laisse l'autre deviner : il y a quelque chose qui passe entre elles, une communication, mais qui n'est pas de l'ordre de la parole.
Aristophane envisage l'hypothèse suivante : si Héphaïstos, dieu forgeron aussi laid que son épouse Aphrodite, la déesse de l'amour, était belle, proposait à ces deux individus de les fondre et de les souder ensemble de manière à ce qu'ils ne fassent plus qu'un, alors ils se rendraient compte que c'était cela qu'ils désirent. Lorsque l'on désire une personne, on ne semble pas toujours être capable de décrire vraiment ce qu'on attend. En outre, ce qu'on attend comporte également une dimension irréaliste (il est impossible de faire un). Autrement dit, désir amoureux est à la fois flou et fou.
Si, comme l'affirme Aristophane, "notre ancienne nature est telle que nous étions un tout complet", alors il faut poser que le désir vient d'un sentiment d'imperfection, d'incomplétude. Il nous manque quelque chose, un quelque chose qui n'est pas possible à obtenir. Le mythe témoigne d'un temps irrémédiablement perdu. Or la nostalgie au sens étymologique est justement la douleur du retour (du grec nostos "retour" et algie "douleur"), elle est à la fois l'envie de retourner à une situation antérieure et la douleur de savoir que ce retour est impossible. En ce sens, le désir amoureux est inséparable d'une douleur : il est la nostalgie d'une unité perdue et impossible à recréer.
L'amour réciproque est un "bonheur réservé à peu de personnes", c'est pourquoi Aristophane insiste sur la nécessité de ne pas froisser Eros et même de tenter de gagner ses faveurs en l'honorant ainsi que les autres dieux. En ménageant ce dieu, il y a plus de chances que nous rencontrions notre propre moitié. Le désir amoureux se caractérise par sa rareté, d'où l'idée qu'il se mériterait et qu'il serait lié à une faveur divine. Il se caractérise aussi par la réciprocité : il faut que les deux personnes se pensent comme des moitiés l'une de l'autre. Il n'est donc pas seulement physique, il a aussi une dimension spirituelle en ce qu'il suppose la croyance que l'autre est ma moitié.
2. La hiérarchie des désirs
Epicure (341-270 av. J.-C.) a donné son nom à l'épicurisme, doctrine souvent synonyme de recherche débridée du plaisir. Si l'épicurisme est bien un hédonisme (hêdonê : plaisir en grec), c'est-à-dire d'une morale qui valorise et recherche le plaisir, il se propose également une mesure des plaisirs, c'est-à-dire leur rationalisation et son objectif est moins le plaisir comme fin en soi que l'atteinte d'une paix intérieure.
Dans la Lettre à Ménécée, Epicure propose la hiérarchie des désirs suivante : "parmi les désirs, les uns sont naturels, les autres sans fondement" et "parmi ceux qui sont naturels, les uns sont nécessaires et les autres naturels seulement".
Il distingue donc trois types de désirs :
- les désirs naturels et nécessaires : ce sont les désirs répondant aux besoins de la nature et nécessaires à la survie (satisfaction des besoins vitaux) ou au bonheur (la suppression de la douleur, la philosophie, l'amitié) ;
- les désirs naturels mais non nécessaires : ce sont les désirs qui ne sont nécessaires ni à la survie ni au bonheur, mais qui répondent à des besoins naturels (le désir sexuel ou les satisfactions esthétiques) ;
- les désirs sans fondement (ou vides - kenai) : ce sont les désirs qui ne sont appropriés à notre nature qu'en apparence (par exemple : les honneurs, la richesse).
Epicure réalise donc "une étude rigoureuse", rationnelle, pour classer les désirs. Son objectif est d'exclure, après examen, les désirs qui ne sont pas essentiels soit à notre survie, soit à notre bonheur, et ce, en vue de l'ataraxie, c'est-à-dire de l'absence de troubles, de la tranquillité de l'âme.
Seuls les désirs naturels et nécessaires conduisent à "la vie bienheureuse". Ce sont les désirs indispensables à "la santé du corps" et "à l'absence de trouble dans l'âme". Ces désirs se trouvent facilement satisfaits par la nature et n’engendrent pas de dépendance. Les désirs naturels et non nécessaires sont plus difficiles à satisfaire et il est, en outre, possible de s'en passer. Mais il peut être intéressant de les rechercher à condition qu'ils ne nous fassent "pas souffrir" ou "éprouver de craintes". Quant aux désirs sans fondement ou vides, il s'agit de désirs creux, insatiables et qui risquent de générer "une tempête de l'âme" : il vaut donc mieux les éviter.
Dans la Lettre à Ménécée, Epicure développe une métriopathie (du grec metron : "mesure" et pathos : "douleur"), c’est-à-dire une mesure ou un calcul des plaisirs et des peines à attendre de la satisfaction d'un désir. Certains plaisirs, lorsqu'ils sont excessifs, peuvent donner lieu à des souffrances (par exemple, si je mange trop, je risque de me rendre malade). Certaines souffrances peuvent aussi parfois être la condition d'un plaisir (par exemple, un vaccin engendre une douleur, mais en vue d'un bien qui est la santé). La satisfaction et le bonheur passent donc par une bonne appréciation des conséquences des désirs.
Cette conception du plaisir s'oppose à celle de Platon qui dans le Gorgias montre Socrate condamner la vie dissolue faite au nom d'une vie de plaisirs. Selon Platon, le désir est un manque et la quête du plaisir est infinie et illimitée, c'est comme remplir un tonneau percé (l'image est utilisé dans le Gorgias, 493d-494a). Or pour Epicure le plaisir peut être recherché, mais à condition d'être encadré, calculé, mesuré et ce en vue d'une vie caractérisée par l'absence de troubles.
3. Le désir et la crainte
Dans le Manuel (vers 150 environ), on trouve des maximes inspirées d'Epictète (50-130), philosophe appartenant à l'école stoïcienne, qui s'adressent à l'apprenti philosophe. Le premier principe du stoïcisme consiste à opérer une distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui n'en dépend pas. Or les désirs font justement partie de ce qui dépend de nous, et plus généralement, de tout ce qui dépend de notre volonté. En revanche, tout ce qui concerne les événements de notre vie n'en dépendent pas et sont incontrôlables. Il faut donc éviter de se laisser affecter par eux et c'est à cela que servent les exercices spirituels du Manuel : s'habituer à déplacer le regard que l'on porte sur les choses qui adviennent et sur lesquelles nous ne pouvons rien.
Dans le Manuel, le désir est placé en symétrie de la crainte : "celui qui n'obtient pas ce qu'il désire est malheureux, et celui qui tombe dans ce qu'il craint est misérable". Le désir vise à obtenir quelque chose, la crainte vise à l'éviter. Or ne pas obtenir ce qu'on désire nous rend malheureux et subir ce que l'on craint nous rend misérable. Il faut donc réaliser ce que le Manuel nomme "un transport" à partir du principe consistant à séparer ce qui dépend de nous et ce qui n'en dépend pas.
Pour la crainte, ce transport consiste à voir les choses différemment : s'il nous arrive un événement sur lequel on ne peut rien comme "la mort, la maladie ou la pauvreté", le craindre nous rend misérable, c'est-à-dire malheureux et déprimé. Il faut donc s'efforcer de craindre plutôt les éléments qui dépendent de nous. Quant aux désirs, tant que l'on ne sait pas quelles sont les choses qui sont bonnes à désirer, il vaut mieux s'en préserver au maximum, les rechercher mais "doucement", "avec des réserves", "sans se hâter".
Comment savoir si ce que nous désirons dépend ou non de nous ? Cela nécessite un certain entraînement, une certaine ascèse (du grec askêsis : exercice, pratique) : il faut s'habituer à interroger l'objet de son désir, le sonder, se demander "ce qu'il est véritablement". Comme ce n'est pas toujours facile, le Manuel conseille donc de commencer par "les plus petites" choses et il donne en exemple celui du pot de terre. Bien sûr, on peut aimer un pot de terre ou n'importe quel objet pour diverses raisons, parce qu'il est beau, très bien réalisé, décoré avec des diamants ou de l'or. Mais il faut toujours revenir à ce qu'il est, c'est-à-dire à son essence : quels que soit sa beauté, son prix, sa valeur sentimentale, au fond il n'est et reste qu'un pot de terre. On suit la même logique, même si l'on perçoit tout de suite que ce n'est pas aussi évident, avec les membres de sa famille, pour lesquels on ressent un attachement, par exemple son fils, sa femme : certes, on les aime, mais pour ne pas se laisser envahir par la tristesse, il faut se rappeler que ce sont des "êtres mortels" et il ne faudra donc point se troubler de leur mort car celle-ci fait partie de ce qu'ils sont.
On voit ainsi que, contrairement au sage épicurien dont les désirs font l'objet d'un classement en fonction de leur rapport à la nature et à la nécessité, le sage stoïcien se méfie des désirs. Il invite à une certaine prudence, à une douceur, à ne pas désirer trop hâtivement les choses. Il essaie également de faire une distinction entre ceux dont la réalisation dépend de lui et ceux où il ne peut rien. Enfin, il va chercher à connaître l'objet de son désir : qu'est-il réellement ? Cette vision s'accompagne d'une certaine acceptation des choses comme elles vont : la mort n'est pas un scandale en soi, elle fait partie de l'existence. Comme dans l'épicurisme cependant, l'objectif est de parvenir à l'absence de troubles, à l'ataraxie, et pour cela, le meilleur exercice consiste à se défaire des opinions fausses qu'on peut avoir sur les choses ou les événements de notre vie lorsqu'ils ne dépendent pas de notre volonté.
4. Les désirs et la morale
La morale cartésienne reprend pour une bonne part la morale stoïcienne concernant les désirs, mais à la différence qu'il s'agit chez Descartes (1556-1650) d'une morale provisoire. Dans son Discours de la méthode (1637) qui est, à l'origine, une préface à des travaux de physiques destinée à présenter sa méthode radicalement nouvelle, Descartes traite également de questions morales. Sa nouvelle méthode le conduit à remettre en chantier tout l'édifice de la connaissance, mais pendant ce temps, il faut bien vivre et ne point demeurer irrésolu dans ses actions, d'où la nécessité pour lui d'établir ce qu'il appelle "une morale par provision" (III), c'est-à-dire une morale en attendant la fin des travaux qu'il a entrepris dans la connaissance.
Cette morale provisoire se compose de "trois ou quatre maximes" (la dernière faisant office de conclusion) :
- obéir aux lois et aux coutumes de son pays ;
- se tenir aussi ferme et résolu dans ses actions que possible ;
- changer ses désirs plutôt que l'ordre du monde ;
- employer toute sa vie à cultiver sa raison.
La troisième maxime traite plus particulièrement du désir et s'énonce de la façon suivante : "tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l'ordre du monde" (Discours de la Méthode, III). Descartes complète cette maxime en affirmant qu'il faut s'accoutumer à croire que seules nos pensées sont en notre pouvoir et qu'une fois qu'on a fait de notre mieux concernant tout ce qui est extérieur à notre volonté, il faut considérer que tout ce qui échoue est en réalité pour nous impossible. On retrouve ici la tonalité de la morale stoïcienne qui prend pour principe de distinguer ce qui dépend de nous (nos pensées) et ce qui n'en dépend pas (tout ce qui est extérieur à nous).
Pour Descartes, il est clair que l'échec dans l'obtention de ce que l'on désire nous rend malheureux : il suffit donc de ne désirer que ce l'on peut obtenir. L'objectif de la morale cartésienne est de rendre "content", c'est-à-dire de parvenir à nous contenter (terme à prendre aux deux sens du terme : satisfaire les désirs et aussi les borner). Or pour cela, il faut fournir un effort particulier. Le mécanisme est le suivant : par nature, notre volonté est infinie, sans bornes, nous pouvons donc tout vouloir et nous avons tendance à tout vouloir. Mais notre entendement, c'est-à-dire notre raison, vient la modérer en ce qu'elle présente certaines choses comme possibles et d'autres non. Il faut donc s'efforcer de recourir à la raison pour considérer tous les biens qui sont "hors de nous comme également éloignés de notre pouvoir" : que ce soient les royaumes de Chine ou du Mexique ou bien tout ce que nous estimons devoir obtenir eu égard à notre naissance si nous échouons dans leur obtention.
La morale cartésienne rejoint la morale stoïcienne car chez Descartes aussi, il entre une part de résignation, d'acceptation de ce qui arrive. Il s'agit de faire nécessité vertu, c'est-à-dire accepter les contraintes de bonne grâce et aussi ne pas désirer l'impossible, ne pas vouloir changer "l'ordre du monde" : inutile donc de désirer "des ailes pour voler comme les oiseaux" ou de vouloir être sain alors qu'on est malade. Il y a donc, comme chez les stoïciens, une dimension fataliste de la morale cartésienne, en tout cas pour ce qui concerne les choses sur lesquelles nous ne pouvons rien, celles qui sont hors de nous.
Mais Descartes précise aussi que la maîtrise des désirs nécessite "un long exercice et une méditation souvent réitérée". Il cite en exemple les "philosophes" d'autrefois qui sont parvenus "à se soustraire à l'empire de la fortune" et à vivre heureux "malgré les douleurs et la pauvreté". Le fait est que, pour Descartes, le désir n'a pas de fin : mêmes les plus favorisés par la nature ne se sentent finalement jamais satisfaits de tout ce qu'ils ont. C'est pourquoi, la seule solution est d'apprendre à "changer ses désirs" en considérant "les bornes [...] prescrites par la nature", à se rendre content de ce que l'on a, c'est-à-dire le pouvoir sur nos pensées et de limiter ainsi tous les désirs que nous pourrions avoir pour d'autres choses. Cette capacité à se rendre maître de ses désirs rend plus riche, plus libre, plus puissant et plus heureux que tout autre homme qui ne saura pas mettre de bornes à ses désirs. Mais cette richesse, cette liberté, cette puissance et ce bonheur sont intérieurs, ils nécessitent de parvenir à une conversion du regard.
5. L'accomplissement de soi
Dans L'Ethique (1677), Spinoza (1632-1677) imite la forme d'un traité de géométrie. Au livre III, consacré aux passions, il estime que "chaque chose, autant qu'il est en elle, s'efforce de persévérer dans son être" (proposition 6). Cet effort (conatus en latin) signifie que toute chose cherche à se conserver et à augmenter sa puissance d'être. Il pose aussi que "l'effort par lequel toute chose tend à persévérer dans son être n'est rien de plus que l'essence actuelle de cette chose" (proposition 7), ce qui signifie que le conatus renvoie à définition même de toute chose.
Dans la philosophie spinoziste, le conatus s'applique au vivant comme au non vivant. Même si cela peut surprendre, toute chose est animée selon des degrés divers pour Spinoza. Une pierre persévère dans son être car elle se maintient autant qu'elle peut dans sa forme et son extension. Lorsque le conatus est appliqué au vivant, il se nomme "appétit". Cet appétit se manifeste à la fois dans le corps et dans l'âme.
La proposition 9 s'occupe de l'appétit se manifestant dans l'âme : l'âme "s'efforce de persévérer dans son être pour une durée indéfinie et a conscience de son effort". Spinoza exprime donc la même idée que dans la proposition 6, mais dans l'attribut pensée. Rappelons que pour Spinoza, il n'existe qu'une seule substance (Dieu) et que celle-ci se manifeste sous divers attributs. Or les seuls attributs que l'âme humaine peut saisir sont ceux de la pensée et de l'étendue.
Dans la scolie de la proposition 9, Spinoza distingue :
- la volonté : l'effort de l'âme en tant qu'il se rapporte à l'âme seule ;
- l'appétit : l'effort de l'âme en tant qu'il se rapporte à l'âme et au corps ; c'est l'essence de l'homme car l'appétit lui permet d'assurer sa propre conservation ;
- le désir : c'est la conscience de cet appétit.
L'homme étant corps et âme, "l'appétit" est "l'essence même de l'homme". Le terme appétit traduit le latin appetitus qui est un mouvement consistant à se porter vers quelque chose, à chercher à la saisir. Selon Spinoza l'appétit est le conatus en tant qu'il se rapporte aussi bien à l'âme qu'au corps. L'appétit renvoie autant à l'appétit pour la bonne chair, qu'à l'appétit pour le pouvoir, l'argent ou la vérité. Un peu plus loin dans le livre III, Spinoza écrit qu'il n'existe pas de différence entre l'appétit de l'homme et le désir. Il ajoute même que "le désir est l'essence de l'homme" (III, "Définition des affections", 1).
Comme la pierre, l'homme cherche à se conserver et à développer sa puissance d'être. Dans la mesure où il est conscient de son appétit de vivre, le désir va constituer son essence . Le désir apparaît donc comme le fond et le moteur de notre être. Cette conception du désir conduit à ne plus le considérer comme un danger à juguler ou à maîtriser comme dans le stoïcisme, l'épicurisme ou le cartésianisme, mais comme participant de notre être, de ce que nous sommes.
La conséquence est que Spinoza opère un renversement radical : nous ne commençons pas par juger des choses, le jugement n'est pas premier par rapport au désir, mais c'est le désir qui est premier : "nous jugeons qu'une chose est bonne parce que nous [...] la [...] désirons". Nous désirons une chose et nous la jugeons bonne parce que celle-ci nous permet de nous conserver ou d'augmenter notre puissance d'être. Le désir devient donc premier et normatif : il n'est pas relatif à un objet posé comme bon ou mauvais en soi, il est ce qui permet de persévérer dans son être, d'augmenter sa puissance d'agir. Le résultat de la réalisation de ce désir est la joie que Spinoza définit comme le "passage de l'homme d'une moindre à une plus grande perfection" (III).
6. L'ennui comme autre du désir
Le Monde comme volonté et comme représentation (1818) est un ouvrage qui fait du pessimisme davantage qu'une disposition à voir le verre à moitié vide : il devient, sous la plume de Schopenhauer (1788-1860) une doctrine philosophique selon laquelle le mal l'emporte sur le bien dans un monde qui est l'œuvre d'une volonté indifférente au bien et au mal. Pour Schopenhauer, le monde s'identifie avec la volonté, concept qui lui est propre, et qu'il conçoit comme un désir de vie aveugle et sans but.
Au livre IV, §57, il revient sur la condition humaine qui est un effort permanent pour la survie : la satisfaction des besoins primaires (se nourrir), la perpétuation de l'espèce, la peur de la mort, sont autant de contraintes avec lesquelles il faut vivre. On constate cet effort dans la nature entière et, plus particulièrement chez la bête et l'homme. C'est d'ailleurs surtout chez ces derniers que le vouloir se montre le plus dans sa vérité. Cet effort est "continu", "sans but" et "sans repos". Tout leur être se résume à "vouloir" et à "s'efforcer". Schopenhauer se rapproche de l'idée de conatus, mais chez Spinoza, toute chose persévère dans son être, vise à se maintenir ou à renforcer sa puissance d'être, alors qu'ici la volonté est aveugle : elle se rapproche d'une "soif inextinguible". Ce qu'elle veut, c'est la vie même, pas l'individu.
Schopenhauer remarque que "tout vouloir a pour principe un besoin, un manque, donc une douleur". Le désir est donc essentiellement, pour lui, souffrance. La mécanique du désir est celle de toujours vouloir davantage. Tout vivant se retrouve donc condamné par nature à la douleur. En outre, le plaisir qui en résulte n'est que cessation de la douleur, il n'apporte rien de plus que l'accomplissement du principe de volonté qui est force de vie.
L'idée de pouvoir supprimer les désirs par l'ascèce comme le suggèrent les stoïciens n'est pas une solution pour Schopenhauer : non seulement, il suffit de chasser un désir pour qu'un autre apparaisse, mais en plus, même si nous parvenions à les satisfaire, nous tomberions dans un autre mal non moins redoutable, l'ennui. L'ennui est cet autre du désir pour Schopenhauer qui le qualifie de "vide épouvantable" : il est le désir comblé. Dans ce cas, la volonté n'a plus d'objet et alors l'individu perd sa raison de vivre. On pense ici à Rousseau qui s'écrit dans Julie ou la Nouvelle Héloïse : "malheur à qui n'a plus rien à désirer" (VI, Lettre n°8).
Schopenhauer en conclut que "la vie oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l'ennui : ce sont là les deux éléments dont elle est faite". Il n'y a donc que deux alternatives : la douleur liée à l'insatisfaction d'un désir ou bien l'ennui résultant de sa satisfaction. Pour prouver ce qu'il avance, Schopenhauer recourt à un exemple significatif : l'enfer est le lieu de tous les châtiments et de toutes les punitions, mais le ciel, qui est censé récompenser les plus méritants, ne se caractérise que par défaut, à savoir l'absence des souffrances de l'enfer. Il n'y a pas la promesse de plaisirs sans fin au paradis, il ne s'y passe rien, on n'y fait que s'ennuyer.
Conclusion
Platon définissait le désir amoureux, à travers le mythe de l'androgyne, comme le manque de la moitié. Le désir amoureux apparaît ainsi comme ce qui peut apporter un grand bonheur, mais aussi ce qui est très rare et très difficile à trouver. En ce sens, ce type de désir est bien souvent marqué du sceau ambivalent de la nostalgie : l'envie de retourner à une situation antérieure heureuse et, en même temps, le savoir de l'impossibilité de ce retour.
Concernant le désir pris dans un sens plus général, on a vu rapidement que Platon considérait qu'il était essentiellement insatiable (cf. l'image du tonneau percé dans le Gorgias), il faudrait donc se méfier des désirs et surtout s'écarter d'une vie dissolue où les plaisirs seraient les seuls buts. Mais Epicure montre dans sa Lettre à Ménécée que les désirs peuvent être hiérarchisés et que certains désirs sont bons à satisfaire, à condition qu'ils soient naturels et nécessaires, et non pas vides comme ceux consistant à vouloir plus d'argent ou plus de pouvoir.
Les stoïciens ont une vision des désirs plus ascétique : il faut s'entraîner à leur égard, commencer par les satisfaire sans violence, sans emportement. Il faut aussi prendre garde à départager ceux dont la réalisation dépend de nous et ceux pour lesquels on ne peut rien, et abandonner ces derniers. Mais surtout, il importe de connaître l'objet de notre désir, ce qu'il est vraiment, et ainsi ne pas se laisser affecter par ce qu'il peut générer comme attachement.
Descartes s'inspire en grande part de la morale stoïcienne pour sa morale provisoire, celle qu'il va suivre en attendant d'avoir pu reconstruire tout l'édifice du savoir sur de solides fondations. Il conseille ainsi de changer plutôt ses désirs que l'ordre du monde, car sur le monde, ce qui est extérieur à nous, nous ne pouvons rien. En revanche, sur nos propres pensées, nous avons tout pouvoir : si nous ne pouvons obtenir quelque chose que nous désirons, inutile de nous morfondre, il vaut mieux que considérer l'objet hors d'atteinte. Il nous faut aussi nous habituer à nous contenter : mettre des bornes à sa volonté infinie et se satisfaire de ce que nous obtenons par ce biais, même si cela peut sembler peu de choses.
Pour Spinoza, le désir est fondamental et premier : il est ce qui oriente notre jugement. La distinction entre ce qui est bon ou mauvais est faite à partir de notre propre désir et ce désir est ce qui dit le mieux ce que nous sommes au fond de nous. En ce sens, réaliser ses désirs c'est s'accomplir, c'est pourquoi le désir est l'essence de l'homme : si nous menons une vie dissolue, c'est que c'est ce dont nous avons besoin pour accroître notre puissance d'être et d'agir. Le désir est donc essentiellement puissance, pas manque mais accomplissement.
Enfin Schopenhauer tranche par son pessimisme : le désir est l'une des manifestions du monde comme volonté et, à travers lui, c'est la vie qui s'exprime. Il est manque, mais surtout souffrance. La recherche de sa satisfaction n'est pas non plus une solution car, une fois comblé, le désir se transforme en ennui, "vide épouvantable". Ainsi la vie humaine oscille "comme un pendule" entre ces deux pôles : souffrance et ennui. Le prix d'une vie rangée et sage, éloignée de la souffrance, est donc peut être plus important à payer que ce à quoi l'on aurait pu s'attendre.
Conclusion
Platon définissait le désir amoureux, à travers le mythe de l'androgyne, comme le manque de la moitié. Le désir amoureux apparaît ainsi comme ce qui peut apporter un grand bonheur, mais aussi ce qui est très rare et très difficile à trouver. En ce sens, ce type de désir est bien souvent marqué du sceau ambivalent de la nostalgie : l'envie de retourner à une situation antérieure heureuse et, en même temps, le savoir de l'impossibilité de ce retour.
Concernant le désir pris dans un sens plus général, on a vu rapidement que Platon considérait qu'il était essentiellement insatiable (cf. l'image du tonneau percé dans le Gorgias), il faudrait donc se méfier des désirs et surtout s'écarter d'une vie dissolue où les plaisirs seraient les seuls buts. Mais Epicure montre dans sa Lettre à Ménécée que les désirs peuvent être hiérarchisés et que certains désirs sont bons à satisfaire, à condition qu'ils soient naturels et nécessaires, et non pas vides comme ceux consistant à vouloir plus d'argent ou plus de pouvoir.
Les stoïciens ont une vision des désirs plus ascétique : il faut s'entraîner à leur égard, commencer par les satisfaire sans violence, sans emportement. Il faut aussi prendre garde à départager ceux dont la réalisation dépend de nous et ceux pour lesquels on ne peut rien, et abandonner ces derniers. Mais surtout, il importe de connaître l'objet de notre désir, ce qu'il est vraiment, et ainsi ne pas se laisser affecter par ce qu'il peut générer comme attachement.
Descartes s'inspire en grande part de la morale stoïcienne pour sa morale provisoire, celle qu'il va suivre en attendant d'avoir pu reconstruire tout l'édifice du savoir sur de solides fondations. Il conseille ainsi de changer plutôt ses désirs que l'ordre du monde, car sur le monde, ce qui est extérieur à nous, nous ne pouvons rien. En revanche, sur nos propres pensées, nous avons tout pouvoir : si nous ne pouvons obtenir quelque chose que nous désirons, inutile de nous morfondre, il vaut mieux que considérer l'objet hors d'atteinte. Il nous faut aussi nous habituer à nous contenter : mettre des bornes à sa volonté infinie et se satisfaire de ce que nous obtenons par ce biais, même si cela peut sembler peu de choses.
Pour Spinoza, le désir est fondamental et premier : il est ce qui oriente notre jugement. La distinction entre ce qui est bon ou mauvais est faite à partir de notre propre désir et ce désir est ce qui dit le mieux ce que nous sommes au fond de nous. En ce sens, réaliser ses désirs c'est s'accomplir, c'est pourquoi le désir est l'essence de l'homme : si nous menons une vie dissolue, c'est que c'est ce dont nous avons besoin pour accroître notre puissance d'être et d'agir. Le désir est donc essentiellement puissance, pas manque mais accomplissement.
Enfin Schopenhauer tranche par son pessimisme : le désir est l'une des manifestions du monde comme volonté et, à travers lui, c'est la vie qui s'exprime. Il est manque, mais surtout souffrance. La recherche de sa satisfaction n'est pas non plus une solution car, une fois comblé, le désir se transforme en ennui, "vide épouvantable". Ainsi la vie humaine oscille "comme un pendule" entre ces deux pôles : souffrance et ennui. Le prix d'une vie rangée et sage, éloignée de la souffrance, est donc peut être plus important à payer que ce à quoi l'on aurait pu s'attendre.
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