jeudi 14 avril 2016

"Parmi les désirs, les uns sont naturels, les autres sans fondement "

Commentaire

Epicure (341-270 av. J.-C.) a écrit une oeuvre immense dont il nous reste peu de choses. Dans cette Lettre à Ménécée, nom d'un disciple d'Epicure, il est question de morale. Epicure cherche à le convaincre de consacrer sa vie à la philosophie car elle permet d'atteindre le bonheur. Contrairement à ce qu'on pense souvent, l'épicurisme n'est pas une morale valorisant le plaisir à outrance. Il s'agit au contraire de mesurer les plaisirs, de les rationaliser, afin d'atteindre la paix intérieure.

Dans l'extrait ci-dessous, Epicure réalise une hiérarchie des désirs : "parmi les désirs, les uns sont naturels, les autres sans fondement" et "parmi ceux qui sont naturels, les uns sont nécessaires et les autres naturels seulement". Il déclare faire "une étude rigoureuse", rationnelle, pour classer les désirs. Son objectif est d'exclure, après examen, les désirs qui ne sont pas essentiels soit à notre survie, soit à notre bonheur, et ce, en vue de l'ataraxie, c'est-à-dire de l'absence de troubles, de la tranquillité de l'âme (tout comme le stoïcisme, l'épicurisme vise l'ataraxie). 

Epicure distingue trois types de désirs : 
  • les désirs naturels et nécessaires : ce sont les désirs nécessaires à la survie (satisfaction des besoins vitaux) ou au bonheur (la suppression de la douleur, la philosophie, l'amitié) ;
  • les désirs naturels mais non nécessaires : ce sont les désirs qui ne sont nécessaires ni à la survie ni au bonheur (le désir sexuel ou les satisfactions esthétiques) ;
  • les désirs sans fondement (ou vides - kenai) : ce sont les désirs qui ne sont appropriés à notre nature qu'en apparence (les honneurs, la richesse). 

Seuls les désirs naturels et nécessaires conduisent à "la vie bienheureuse". Ce sont les désirs indispensables à "la santé du corps" et "à l'absence de trouble dans l'âme". Ces désirs se trouvent facilement satisfaits par la nature et n’engendrent pas de dépendance. Les désirs naturels et non nécessaires sont plus difficiles à satisfaire et il est, en outre, possible de s'en passer. Mais il peut être intéressant de les rechercher à condition qu'ils ne nous fassent "pas souffrir" ou "éprouver de craintes". Quant aux derniers, les désirs sans fondement ou vides, il s'agit de désirs creux, insatiables et qui risquent de générer "une tempête de l'âme" : il vaut donc mieux les éviter. 

Dans la Lettre à Ménécée, Epicure développe une métriopathie (du grec metron : "mesure" et pathos : "douleur"), c’est-à-dire une mesure ou un calcul des plaisirs et des peines à attendre de la satisfaction d'un désir. Certains plaisirs, lorsqu'ils sont excessifs, peuvent donner lieu à des souffrances (par exemple, si je mange trop, je risque de me rendre malade). Certaines souffrances peuvent aussi parfois être la condition d'un plaisir (par exemple, un vaccin engendre une douleur, mais en vue d'un bien qui est la santé). La satisfaction et le bonheur passent par une bonne appréciation des conséquences des désirs. 

Cette conception du plaisir s'oppose à celle de Platon qui dans le Gorgias montre Socrate condamner la vie dissolue faite au nom d'une vie de plaisirs. Selon Platon, le désir est un manque et la quête du plaisir est infinie et illimitée, c'est comme remplir un tonneau percé (l'image est utilisée dans le Gorgias, 493d-494a). Or, pour Epicure, le plaisir peut être une fin en soi, à condition d'être encadré, calculé, mesuré. C'est pourquoi on parle à propos de sa philosophie de morale hédoniste (du grec hèdonè : "plaisir") au sens où elle fait du plaisir le souverain bien, la condition du bonheur. 

Mais ce n'est pas n'importe quel plaisir qui peut apporter la vie bienheureuse. La qualité du désir est primordiale. Elle est mesurée à l'aune du plaisir qu'il va me procurer une fois pris en compte toutes les conséquences de sa réalisation. Le plaisir est donc, in fine, le véritable critère de discrimination entre les désirs. Une souffrance véritable n'est pas une souffrance en tant que telle, car si elle est subie en vue d'un bien, elle peut aussi être un plaisir, mais à plus long terme (cf. le vaccin qui apporte la santé). C'est la raison pour laquelle Epicure juge que le besoin de plaisir se produit "quand nous souffrons de l'absence de plaisir". D'où l'intérêt de bien juger de ce qui est un vrai ou un faux plaisir en allant interroger ses conséquences. D'où aussi l'intérêt de ne pas désirer n'importe quoi : l'absence de plaisir en tant que telle, c'est l'absence de désir, donc l'absence de troubles, l'ataraxie, la paix intérieur, c'est pourquoi "quand nous ne souffrons pas, nous n'avons plus besoin du plaisir". 

Texte

"Parmi les désirs, les uns sont naturels, les autres sans fondement et que, parmi ceux qui sont naturels, les uns sont nécessaires et les autres naturels seulement. Parmi ceux qui sont nécessaires, les uns sont nécessaires au bonheur, d'autres à l'absence de dysfonctionnements dans le corps, [128] et d'autres à la vie elle-même. En effet, une étude rigoureuse des désirs permet de rapporter tout choix et tout refus à la santé du corps et à l'absence de trouble dans l'âme, puisque c'est cela la fin de la vie bienheureuse. C'est en effet en vue de cela que nous faisons tout, afin de ne pas souffrir et ne pas éprouver de craintes. Mais une fois que cet état est réalisé en nous, toute la tempête de l'âme se dissipe, le vivant n'ayant pas besoin de se mettre en marche vers quelque chose qui lui manquerait, ni à rechercher quelque autre chose, grâce à laquelle le bien de l'âme et du corps trouverait conjointement sa plénitude. C'est en effet quand nous souffrons de l'absence du plaisir que nous avons besoin du plaisir ; mais quand nous ne souffrons pas, nous n'avons plus besoin du plaisir."

- Epicure, "Lettre à Ménécée", [127-128], trad. P.-M. Morel, in Lettres, maximes et autres textes, Flammarion, coll. "GF", 2011, p. 99-100. 

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