Le Monde comme volonté et comme représentation (1818) est le grand ouvrage de Schopenhauer (1788-1860). Il se compose de quatre livres étudiant tour à tour la représentation et la volonté. L'idée de Schopenhauer est que le monde est l'objet d'une représentation et qu'il n'est même que cela : objet que par rapport à un sujet, perception que par rapport à un esprit percevant. La conscience n'est donc que la représentation des choses pour un sujet. Mais il ajoute que le monde est aussi volonté et que cette volonté renvoie à une réalité en soi source de toutes les représentations.
Le texte ci-dessous est extrait du début du §54 qui se trouve au livre IV du Monde. Ce livre traite de la volonté se connaissant elle-même, s'affirmant et se niant. Ce début de paragraphe est l'occasion pour Schopenhauer de revenir sur les acquis des trois premiers livres. Il réaffirme que le monde en tant que représentation offre à la volonté un miroir où elle prend connaissance d'elle-même. La volonté permet d'expliquer tous les actes de l'homme et la raison permet de prendre conscience de celle-ci.
Schopenhauer décrit la volonté en soi comme "sans intelligence", "désir aveugle", "irrésistible". La représentation que l'on a du monde se développe pour servir cette volonté et elle permet de savoir que "ce que veut la volonté, c'est toujours la vie". La vie apparaît comme une pure manifestation de cette volonté, c'est pourquoi l'expression "la volonté de vivre" est en fait un pléonasme, une répétition : la volonté et la vie se confondent.
Schopenhauer s'inspire de Kant et, plus précisément, de sa distinction entre phénomène et chose en soi. Pour Kant, la chose en soi, c'est le réel indépendamment d'une conscience, le réel vers lequel tend la connaissance, mais qui reste inconnaissable, car la conscience n'a accès qu'aux phénomènes, c'est-à-dire aux choses telles que je me les représente. Mais pour Schopenhauer, la chose en soi est la volonté : c'est "le fond intime", "l'essentiel de l'univers" ; quant au phénomène, à ce qui apparaît à la conscience, c'est "la vie", "le monde visible", ce qu'il appelle aussi "le miroir de la volonté".
Par rapport à cette vérité que nous dévoile Schopenhauer, il y a un un regard philosophique à adopter et même un devoir être : il faut envisager la vie "comme la compagne inséparable de la volonté". La volonté apparaît comme une garantie de la vie, de l'existence d'un monde. La mort ne doit donc pas nous inquiéter : elle apparaît terrifiante lorsqu'on l'appréhende du point de vue de la raison, de l'individu. Dans ce cas, on considère la vie comme "un don" et la mort comme "une perte". Mais la vérité est que "l'individu n'est qu'apparence". La volonté schopenhauerienne (ou vouloir-vivre) ne veut que sa propre reproduction.
Un philosophe doit donc se représenter la vie autrement, plutôt dans son Idée : la chose en soi (la volonté) se trouve incarnée dans tous les phénomènes. Elle n'est pas inatteignable ou inconnaissable comme le croit Kant. Elle est le principe absolu. Kant plaçait la raison comme principe et la volonté comme auxiliaire. Schopenhauer inverse cet ordre : la volonté est première et la raison peut aider à la connaître. La raison est ainsi un produit du vouloir-vivre : elle permet à l'homme de s'orienter dans le monde selon l'ordre du temps, de l'espace et de la causalité.
Il ne faut donc pas s'arrêter à cette apparence visible de la volonté que constituent la naissance et la mort. Naissance et mort ne sont que des "accidents". L'essence de la volonté, sa vérité, consiste à se produire dans des individus qui sont certes soumis à la loi du temps dans leur apparence, mais qui en soi, constituent des manifestations d'une forme intemporelle, non soumise au temps, du vouloir-vivre. La conséquence de cela est que les hommes sont mus par une force que la plupart d'entre eux ignore : le désir est la forme vitale de la volonté et la raison n'est qu'un outil mis au service de la volonté conçue comme vouloir-vivre.
Un philosophe doit donc se représenter la vie autrement, plutôt dans son Idée : la chose en soi (la volonté) se trouve incarnée dans tous les phénomènes. Elle n'est pas inatteignable ou inconnaissable comme le croit Kant. Elle est le principe absolu. Kant plaçait la raison comme principe et la volonté comme auxiliaire. Schopenhauer inverse cet ordre : la volonté est première et la raison peut aider à la connaître. La raison est ainsi un produit du vouloir-vivre : elle permet à l'homme de s'orienter dans le monde selon l'ordre du temps, de l'espace et de la causalité.
Il ne faut donc pas s'arrêter à cette apparence visible de la volonté que constituent la naissance et la mort. Naissance et mort ne sont que des "accidents". L'essence de la volonté, sa vérité, consiste à se produire dans des individus qui sont certes soumis à la loi du temps dans leur apparence, mais qui en soi, constituent des manifestations d'une forme intemporelle, non soumise au temps, du vouloir-vivre. La conséquence de cela est que les hommes sont mus par une force que la plupart d'entre eux ignore : le désir est la forme vitale de la volonté et la raison n'est qu'un outil mis au service de la volonté conçue comme vouloir-vivre.
Texte
"Le monde, en tant qu’objet représenté, offre à la volonté le miroir où elle prend connaissance d’elle-même, où elle se voit dans une clarté et avec une perfection qui va décroissant par degrés, le degré supérieur étant occupé par l’homme ; c’est aussi que l’essence de l’homme trouve à se manifester pleinement d’abord par l’unité de sa conduite où tous les actes se tiennent, et qu’enfin cette unité, c’est la raison qui lui permet d’en prendre conscience, en lui permettant d’en embrasser l’ensemble, d’un coup d’œil et in abstracto.
La volonté, la volonté sans intelligence (en soi, elle n'est point autre), désir aveugle, irrésistible, telle que nous la voyons se montrer encore dans le monde brut, dans la nature végétale, et dans leurs lois, aussi bien que dans la partie végétative de notre propre corps, cette volonté, dis-je, grâce au monde représenté, qui vient s'offrir à elle et qui se développe pour la servir, arrive à savoir qu'elle veut, à savoir ce qu'est ce qu'elle veut ; c'est ce monde même, c'est la vie, telle justement qu'elle se réalise là. Voilà pourquoi nous avons appelé ce monde visible le miroir de la volonté, le produit objectif de la volonté. Et comme ce que la volonté veut, c'est toujours la vie, c'est-à-dire la pure manifestation de cette volonté, dans les conditions convenables pour être représentée, ainsi c'est faire un pléonasme que de dire : "la volonté de vivre", et non pas simplement "la volonté", car c'est tout un.
Donc, la volonté étant la chose même en soi, le fond intime, l'essentiel de l'univers, tandis que la vie, le monde visible, le phénomène, n'est que le miroir de la volonté, la vie doit être comme la compagne inséparable de la volonté : l'ombre ne suit pas plus nécessairement le corps ; et partout où il y a de la volonté, il y aura de la vie, un monde enfin.
Aussi vouloir vivre, c'est aussi être sûr de vivre, et tant que la volonté de vivre nous anime, nous n'avons pas à nous inquiéter pour notre existence, même à l'heure de la mort. Sans doute l'individu, sous nos yeux, naît et passe, mais l'individu n'est qu'apparence ; s'il existe, c'est uniquement aux yeux de cet intellect qui a pour toute lumière le principe de raison suffisante, le principium individuationis ; en ce sens, oui, il reçoit la vie à titre de pur don, qui le fait sortir du néant, et pour lui la mort c'est la perte de ce don, c'est la rechute dans le néant.
Mais il s'agit de considérer la vie en philosophe, de la voir dans son Idée ; alors nous verrons que ni la volonté, la chose en soi, qui se trouve sous tous les phénomènes, ni le sujet connaissant, le spectateur des phénomènes, n'ont rien à voir dans ces accidents de la naissance et de la mort. Naissance, mort, ces mots n'ont de sens que par rapport à l'apparence visible revêtue par la volonté, par rapport à la vie : son essence, à elle volonté, c'est de se produire dans des individus, qui, étant des phénomènes passagers, soumis dans leur forme à la loi du temps, naissent et meurent ; mais alors même ils sont les phénomènes de ce qui, en soi, ignore le temps mais qui n'a pas d'autre moyen de donner à son essence intime une existence objective."
- Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, Livre IV, "Le monde comme volonté, second point de vue, arrivant à se connaître elle-même, la volonté de vivre s'affirme, puis se nie", § 54, trad. A. Burdeau, Felix Alcan, Paris, 1888.
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