dimanche 24 avril 2016

Cours - L'art

Introduction

Dans son sens le plus commun, l'art est un ensemble de moyens ou de procédés qui tendent à une fin. Par exemple, la menuiserie est un art destiné à la mise en forme du bois. Ce type d'art est celui de l'artisan qui dispose de la connaissance technique nécessaire à la fabrication d'un objet selon certaines règles : le menuisier fabrique des meubles, le boulanger produit du pain, etc. L'étymologie renvoie d'ailleurs à cette définition du mot art : il vient du latin ars, qui traduit le grec tekhnê, radical de technique. L'art est ce qui suppose un savoir-faire. Les expressions "les arts et les techniques" ou "les arts et métiers" relèvent de ce sens du mot "art" : "les arts" désignent toute forme d'activité manifestant ou impliquant une maîtrise technique. 

Cependant, une autre définition est possible : quand on parle de "l'art" en faisant référence aux œuvres exposées dans les galeries et les musées, on entre dans la catégorie des "beaux-arts", avec l'idée qu'il existerait un domaine spécifiquement artistique, celui de la création du beau. Cette distinction entre l’artiste et l’artisan émerge au XVIIIe siècle. L’artiste apparaît comme le créateur original et génial d’une œuvre, alors que l’artisan applique un savoir technique transmissible par l’enseignement. Un écart se creuse ainsi entre d’un côté, les "beaux-arts" et de l’autre, les "arts et métiers". Le mot art prend donc une valeur esthétique au détriment des autres significations. 

L'art renvoie donc à deux dimensions principales :
  • l'art comme technique : savoir-faire, habilité dans la fabrication d'objet ;
  • l'art comme création du beau : production d’œuvres participant à une certaine conception de la beauté. 
Que fait l'artiste lorsqu'il produit de l'art ? 

1. L'art comme imitation


Platon (428-348 av. J-C.) est connu pour avoir réalisé dans La République (385-375 av. J.-C) une critique acerbe de l'art d'imitation (mimèsis en grec). Cette critique s'inscrit dans la logique de la nature de cet ouvrage qui porte sur la justice. Au livre IV, Platon montre que l'individu, tout comme la Cité, se divise en différentes parties : l'esprit (noûs), le coeur (thumos) et le ventre (épithumia). Or la justice consiste à subordonner les parties inférieures au noûs afin que toutes concourent à la recherche de la vérité. Le problème est que les arts imitatifs entretiennent la confusion sur la nature de la vérité.

Dans le Livre III de La République, Platon souligne le risque de mensonge inhérent à tout art d'imitation. Pour cette raison d'ailleurs, il préconise la censure de la poésie, par exemple des représentations de l'Hadès (l'équivalent de l'enfer pour les Grecs) comme un lieu de souffrance au motif qu'elles ne sont ni vraies ni utiles à de futurs guerriers (386c) ou encore les passages de l'Iliade où Achille se lamente parce qu'ils montrent un héros dans une situation indigne de l'homme courageux que doit créer la Cité (387a). 

Au Livre X, Platon poursuit son analyse de l'art. Il le conçoit comme une imitation à la façon d'"un miroir" que l'on placerait en face des choses. Le peintre est celui qui reproduit les apparences des choses, en imitant, à la façon d'un miroir, par pure reproduction. Or Platon distingue ce que sont les choses et ce qu'elles semblent être : le savoir d'un côté, l'opinion de l'autre. Autrement dit, ce que nous entendons aujourd'hui par artiste, producteur originale d'une œuvre d'art, n'est pour lui qu'un imitateur de l'apparence des choses. Platon interroge ici le savoir-faire de l'artiste : en quoi consiste-t-il ? 

Pour répondre, le personnage de Socrate utilise le modèle de l'artisanat et, plus précisément, de la menuiserie. Il explique qu'il existe en tout "trois espèces de lit" :
  • l'Idée du lit : pour Platon, qui croit en l'existence d'Idées représentant l'essence de chaque chose, c'est la divinité qui en est l'auteur ;
  • la copie de l'Idée du lit : il est construit par le menuisier à partir de l'Idée de lit, le menuisier doit connaître l'objet qu'il construit, son essence, il a la connaissance de ce qu'est le lit et sait le produire ;
  • la copie de la copie de l'Idée du lit : le peindre reproduit une image du lit réalisé par l'artisan qu'il tente de rendre le plus proche possible de ce qu'il perçoit ; pour cela, il n'a pas besoin de connaître ce qu'est le lit, il imite simplement son apparence à partir du lit produit par le menuisier. 
Or de ce point de vue, seuls la divinité et le menuisier produisent effectivement un lit, le peintre lui n'est qu'un imitateur, il crée un lit qui est une illusion, "un fantôme". L'objet de la peinture (et plus généralement de tout art) n'est donc pas de "représenter ce qui est tel", mais "ce qui paraît, tel qu'il paraît" et par conséquent la peinture est "l'imitation de l'apparence". Les œuvres d'art ne montrent donc pas les choses telles qu'elles sont en soi, mais telles qu'elles nous apparaissent. Plus grave : elles renforcent notre croyance en la réalité des choses qui nous apparaissent alors qu'elles ne sont elles-mêmes que des représentations dégradées de l'Idée. L'art n'est pas seulement condamnable du point de vue de l'affaiblissement du courage (cf. critique du Livre III), mais aussi parce qu'il nous détourne de la recherche de la vérité.

2. L'art comme connaissance

Dans La Poétique (355 av. J-C. environ), Aristote (384-322 av. J.-C.) traite également de l'imitation (mimèsis). Comme pour Platon, l'artiste représente le réel selon une certaine forme. Mais, contrairement à Platon, Aristote ne voit pas dans le travail de l'artiste une imitation des apparences, une simple illusion. 

Dans le chapitre IV de La Poétique, Aristote évoque le plaisir de l'imitation. On a fait de lui le théoricien de l'art comme imitation au sens de représentation exacte des choses, notamment en reprenant cette phrase de la Physique : "l'art imite la nature" (II, § 11). Ainsi entendu, le plaisir de la contemplation reviendrait à admirer la précision avec laquelle l'artiste serait parvenu à copier le réel et à reproduire les traits jusqu'aux moindres détails. 

Cependant, la lecture du texte permet de constater que l'imitation au sens aristotélicien ne signifie pas copie exacte d'un modèle. Aristote explique, en effet, que la poésie a deux causes naturelles : l'apprentissage et le plaisir. L'homme, davantage que les animaux, recourt aux imitations pour apprendre. En outre, il prend plaisir à imiter. 

Pour démontrer ce qu'il avance, Aristote en appelle à l'expérience : ordinairement, la vue d'animaux ignobles ou de cadavres nous procure un sentiment de dégoût, or dans les oeuvres artistiques, non seulement nous ne sommes pas dégoûtés, mais en plus, nous pouvons parfois y trouver un certain plaisir et apprécier contempler des objets représentants des choses horribles. 

Or, concernant ce plaisir, Aristote estime que cela s'explique par le fait que nous aimons apprendre : "si l'on se plaît à voir des représentations d'objets, c'est qu'il arrive que cette contemplation nous instruit". La contemplation d'oeuvres artistiques nous fait réfléchir sur ce que sont les choses, elle nous renseigne par exemple sur la nature de l'homme. En outre, le fait de ne pas parvenir à prévoir la suite de l'action, par exemple au théâtre, nous permet de prendre du plaisir à la manière dont se déroule l'intrigue, d'apprécier les rebondissements.

L'art comme imitation n'est donc pas une représentation purement passive de la réalité : dans sa composition d'une oeuvre, un artiste élimine tout ce qui n'est pas essentiel à la compréhension de ce qui est représenté. C'est pourquoi elle peut être un acte de connaissance pour le spectateur. L'art n'a pas pour fonction d'échapper à la réalité, mais au contraire de mieux se l'approprier. La mimèsis n'est donc pas forcément une imitation au sens strict du mot, mais une représentation nécessitant à la fois distance et abstraction. Elle fait apparaître le nécessaire et le général qui se dissimulent dans l'expérience en se mêlant au particulier et au contingent. 

Il faut également ajouter que dans le chapitre VI de La Poétique, Aristote analyse de la tragédie et souligne que la représentation d'émotions violentes sur scène permet aux spectateurs de réaliser une catharsis (mot grec signifiant purgation, purification), c'est-à-dire une purgation de ses propres passions. Les spectateurs s'identifient aux personnages dont les passions coupables sont punies par le destin et ils se retrouvent délivrés des sentiments inavouables qu'ils éprouvent. Pour les théoriciens du classicisme, le théâtre va ainsi avoir une dimension morale et édificatrice (en psychanalyse, la catharsis consiste à se délivrer d'un sentiment encore inavoué). 

3. L'universalité du beau

Chez les Grecs, l'idée d'art n'est pas encore autonome de la technique. C'est la réflexion sur la nature du beau qui va conduire à séparer les arts techniques des beaux-arts, c'est-à-dire des arts qui ont pour objet spécifique la représentation du beau. 

Dans La Critique de la faculté de juger (1790), Emmanuel Kant (1724-1804) donne une définition du beau qui est resté célèbre (§ 6) : ce qui plaît universellement sans concept. Dans le paragraphe précédent (§ 5), il compare la satisfaction que procure l’agréable, le beau et le bon. Dans le cas du bon et de l’agréable, la satisfaction entretient un lien avec l’objet : l'agréable est lié au besoin, c'est ce qui procure un plaisir et le bon est ce qui est estimé ou respecté. Ainsi qu’il le souligne au § 7, l’agréable renvoie à l’expression "à chacun son goût" : chacun est la mesure de ce qu’il trouve ou non agréable, c’est purement subjectif. Quant au bon, il se distingue du beau en ce qu’il peut être défini et représenté par un concept, c'est purement objectif. Mais quand nous disons "c’est beau", nous exprimons une satisfaction qui n'est ni purement subjective, ni purement objective. 

Si l’on se concentre sur la distinction entre le beau et l’agréable, on observe que le critère essentiel de démarcation est l’universalité. Selon Kant, "chacun appelle agréable ce qui fait plaisir ; beau ce qui lui plaît simplement" (§ 6). Tout d’abord, nous avons en commun avec les animaux d’être capables de trouver des choses agréables, mais la beauté n’a de valeur que pour les hommes car en plus d’être doués de sensibilité, ils sont aussi raisonnables. En outre, la satisfaction du goût pour le beau est la seule à être désintéressée et libre. Lorsque nous avons faim, nous sommes enclins à trouver bon n’importe quel plat. "Avoir du goût", c'est savoir apprécier quelque chose sans être intéressé par elle. C'est un jugement qui est libre de tout besoin.

Selon Kant, si le beau est "l’objet d’une satisfaction désintéressée" (§ 6), alors il est forcément universel. L’argument est le suivant : lorsque nous jugeons un objet beau, la satisfaction qu’il suscite en nous nous laisse "entièrement libre" par rapport à cette satisfaction : la motivation n’est pas donc pas personnelle, propre à soi, elle suppose quelque chose de plus. Pour Kant, ce quelque chose en plus consiste en l'attente que notre auditoire adhère à notre observation : quand nous disons "c'est beau" nous faisons comme si tout le monde pouvait constater en même temps que c’est beau. Cela ne signifie pas que tout le monde trouve nécessairement que telle œuvre d’art est belle, mais que lorsque nous le disons, nous croyons que cela devrait être le cas pour tout le monde. 

Ainsi, en parlant du beau de cette façon, on considère que l’objet est beau en lui-même, "comme si la beauté était une structure de l'objet". En cela, le jugement esthétique fonctionne de manière similaire à un jugement logique : le jugement esthétique (ou jugement de goût) est la faculté de juger du beau. Il est esthétique (du grec aisthèsis : sensibilité) car il ne nous renseigne pas sur l'objet, mais sur la manière dont notre sensibilité est affectée par l'objet. Le jugement est logique quand il nous dit ce qu'est l'objet, il est universel et conceptuel. Or si le beau se rapproche de la connaissance au sens où il comporte une prétention à l’universalité, il reste sans concept : le seul élément qui s’impose à nous lorsque nous disons "c’est beau", c’est notre état subjectif. 

La connaissance fonctionne par concept. Le concept est ce qui permet de rendre compte de phénomènes singuliers en les appréhendant par leurs traits marquants. Or le beau n’est pas un concept : il ne peut pas faire l’objet d’une définition permettant de saisir plusieurs cas singuliers selon des critères précis. Cela s’explique par le fait qu’on ne peut pas conceptualiser des sentiments de plaisir ou de peine. Si c’était le cas, nous pourrions classer objectivement les œuvres d’art, dire lesquelles sont laides, faire une hiérarchie entre les plus belles. Pour le bon, qui est une satisfaction objective, il est possible de trier les œuvres en considérant seulement leurs qualités techniques car les critères sont objectivables. Mais pour le beau, ce n’est pas possible. En ce sens, le beau conserve une dimension énigmatique, s’il nous paraît évident de dire qu’une chose est belle, il est très compliqué de dire pourquoi. 

4. Le génie comme don naturel

La Critique de la faculté de juger comprend deux parties : la première porte sur le jugement esthétique et la seconde traite du jugement téléologique (du grec télos : le but). L'artiste n'a pas toujours conscience de ce qu'il cherche à faire lorsqu'il conçoit une oeuvre. Peut-être, suggère Kant, n'est-il en fait que le moyen dont se sert la nature pour nous dire quelque chose. Ainsi est posée la question du génie, don de la nature, en rapport avec la finalité de l'art.

Dans le § 46, Kant explique sa définition du génie entendu comme don naturel. Auparavant, au § 44, il a établi que les arts esthétiques, dont font partie les beaux arts avec les arts d'agrément (la conversation ou la cuisine par exemple), ne visent pas la jouissance pour la sensation, mais "un plaisir de la réflexion". Les beaux-arts donnent ainsi l'apparence d'être un libre produit de la nature : ils ne laissent apparaître ni l'intention de l'artiste, ni l'effort pénible qui a été le fruit de sa création.

Dans toute oeuvre d'art, il existe une cohérence interne : un même motif revient de manière régulière dans un morceau de musique, les formes et les couleurs se trouvent en harmonie dans un tableau, les sonorités s’accordent dans un poème, etc. Mais ces régularités ne viennent pas toutes d’un savoir préalable. Paradoxalement, un artiste crée des œuvres originales en inventant des règles au sein de son œuvre qui ne préexistent pas à celle-ci mais apparaissent a posteriori. 

Or, pour Kant, "le génie est le talent (don naturel) qui permet de donner à l'art ses règles" (§ 46). Le génie consiste, pour lui, en la capacité de donner des règles à ce qui n’en pas encore. Il identifie ce génie à "un talent" qu'il appelle aussi "don naturel". Le génie ne s'apprend pas, il n'est pas du domaine de l'acquis, mais de l'inné. L'artiste en effet ne sait pas rendre raison de la manière dont il parvient à inventer les règles de son art. Il travaille au moyen de l'inspiration, ce qui est très différent de la façon dont travaille le scientifique : ce dernier est capable de rendre compte des étapes qui constituent ses découvertes.

Mais, comme le souligne Kant, "tout art comporte des règles" (§ 46). L'artiste qui crée une oeuvre s'inscrit dans une filiation, sinon son oeuvre ne pourrait pas être reconnue comme oeuvre d'art. Il n'invente jamais à partir de rien : toute production artistique s'insère dans un contexte particulier. Or les beaux-arts, c'est-à-dire les arts qui ont pour objet la représentation du beau (architecte, musique, peinture, sculpture, etc.), opèrent sans concept. La beauté pour Kant est ce qui plaît universellement sans concept (§ 6). La beauté que visent les beaux-arts n'est pas conceptualisable, sinon il serait possible de prévoir quel courant succèderait à un autre.

Il existe donc un paradoxe de la création : tout art comporte des règles et pourtant, c'est l'artiste qui donne ses règles à son oeuvre. Comment expliquer donc la dimension de continuité entre ce que fait l'artiste et l'art lui-même dans lequel s'inscrit son oeuvre ? Kant répond que "la nature donne à l'artiste ses règles dans le sujet" : en suivant sa subjectivité, l'artiste devient le médium de la nature. Ce travail de traduction se fait "à travers l'accord de ses facultés" qui sont l'entendement et l'imagination. Par cet accord, l'artiste produit une oeuvre suscitant un plaisir à la fois esthétique et intellectuel, mais il le fait toujours à travers un principe fondamental qui est la nature. Cette nature cherche à faire quelque chose, les règles viennent de là, mais il n'est pas possible de savoir quoi car le jugement de goût est sans concept : le beau ne s'explique pas.

A la fin du § 6, Kant met au jour quatre caractéristiques de l’artiste : 
  • l’originalité : comme le génie peut produire sans se donner de règle déterminée, il n’est pas une aptitude ni une technique que l’on peut apprendre ; 
  • l’exemplarité : l'absurde lui-même peut être original, il faut donc qu'en plus de l'originalité, l'artiste soit imité, ses productions doivent servir de modèle ; 
  • la naturalité : les règles qu’il donne à son œuvre, l’artiste ne les connaît pas, il les tient de la nature, mais il ne peut pas les expliquer ou les communiquer à d’autres ; 
  • la normativité : les règles que le génie donnent sont valables non pour la science, mais pour l’art et, plus particulièrement, les beaux-arts qui désignent des pratiques dépourvues de visée technique et utilitaire. 

5. La manifestation sensible de l'idée

Nous avons vu que Kant mettait l'accent sur la satisfaction que procure le beau, il se situait du côté des sens, Hegel (1770-1831) va plutôt insister sur la dimension spirituelle de l'art. Dans L'Esthétique (1835), réunion de notes de cours que Friedrich Hegel donne à l'université de Berlin entre 1818 et 1830, il explique que l'art constitue l'une des trois figures de la vie de l'esprit avec la religion (sous forme d'intuition intérieure) et la philosophie (sous forme conceptuelle). Le but final de l'art est donc, comme dans la religion et la philosophie, de révéler la vérité.

Dans le premier chapitre de la première partie de ce cours, Hegel définit le beau comme "l'idée du beau", mais une idée qui est "concrète", "réalisée" (1°, "L'idée"). Pour lui, l'idée est l'essence de toute existence dont les objets visibles ne sont que la réalisation extérieure. Ainsi, tout ce qui existe n'a de vérité qu'autant qu'il est l'idée passée à l'état d'existence : ce qui apparaît comme réel aux sens et à la conscience est vrai parce qu'il réalise l'idée.

En rapprochant à la fois la beauté de l'idée de beauté et l'idée de la vérité, Hegel fait logiquement de la beauté et la vérité une seule et même chose. Mais Hegel note cependant "une différence entre le vrai et le beau" : alors que le vrai correspond à l'idée lorsqu'elle est considérée en elle-même dans son principe général et en soi et qu'elle est pensée comme telle, "le beau se définit comme la manifestation sensible de l'idée".

Par conséquent, une oeuvre d'art est la réalisation de l'idée "sous sa forme extérieure et sensible". Lorsqu'elle est vraie, l'idée dispose d'un caractère général et universel, elle ne s'adresse pas aux sens mais à la raison. Par exemple, en philosophie, le matériau de l'idée est logique, mais pour l'art, son matériau est sensible. Autrement dit, le beau pour Hegel est l'incarnation de l'idée dans une oeuvre dotée d'une apparence extérieure. Ainsi, dans l'art, l'accès à la vérité se manifeste sous une autre forme que celle de la généralité ou de l'universalité : ce n'est pas l'argumentation qui permet de saisir l'idée, mais son apparence extérieure. Cela a une influence sur le vocabulaire : en termes hégéliens, on dira qu'une idée est vraie en philosophie et qu'elle est belle en art. La beauté, en ce sens, est une manifestation de la vérité, mais sur le plan artistique.

L'art, à la différence de la philosophie, s'adresse d'abord aux sens, il est donc plus émouvant. Mais cette force constitue aussi une faiblesse. Comme l'art est plus sensible, il doit exprimer l'idée qui est une chose spirituelle dans le sensible : c'est pourquoi, l'art va se trouver dépassé par les autres dimensions de la vie de l'esprit que sont la religion et la philosophie.

Pour Hegel en effet, si l'art est l'une des trois formes de manifestation de l'esprit avec la religion et la philosophie, il en est seulement le commencement et c'est pourquoi il est déjà, en quelque sorte, dépassé : il n'est finalement que la manifestation sensible de l'idée. Il écrit ailleurs que, pour cette raison, "l'art, ou du moins sa destination suprême, est pour nous quelque chose du passé" (Introduction, Chapitre I, Section 1, § 3) d'où l'idée d'une mort de l'art. L'art appartient à une époque où les hommes se contentaient de l'incarnation sensible de l'idée.

La religion et la philosophie expriment les mêmes idées que l'art : pour la religion dans des états de conscience, dans la subjectivité humaine, à travers des récits, la mythologie ou des paraboles ; pour la philosophie au moyen du concept dans un système, ce qui est l'aboutissement de l'idée, son expression sous la forme la plus adéquate possible où forme et contenu se rejoignent. En ce sens, la religion comme l'art sont dépassés par la philosophie qui est désormais le meilleur moyen d'exprimer l'idée.

La beauté tient donc essentiellement à l'alliance de deux éléments pour Hegel : la forme sensible et l'idée. L'art réalise l'unité du sensible et du spirituel : il rend présent une idée dans une apparence sensible. Comme Kant, Hegel affirme que "le beau ne peut se comprendre" (Esthétique, I, 1, 2°). En effet, la raison logique ne peut pas saisir le beau dans sa totalité : "le beau [...] est en lui-même infini et libre", elle ne peut saisir "qu'un des côtés du beau", son côté fini qui tient à sa dimension matérielle. Mais le beau en lui-même, en tant que manifestation de l'idée, demeure insaisissable par la seule raison. Ce n'est pas que le beau est mystérieux, mais de par sa façon d'exprimer l'idée, il reste imparfait.

6. L'art comme stimulant de la vie

Dans Le Crépuscule des idoles (1888), Nietzsche (1844-1900) cherche à surprendre un certain nombre d'idées que nous adorons pour les conduire au crépuscule : il leur reproche de nuire à la vie et d'empêcher l'homme de s'épanouir. Sa méthode est celle du coup de marteau : à la manière d'un médecin qui ausculte son patient, il fait parler ces idoles pour mettre en évidence leur essence mortifère car elles ont rendu l'homme malade et il convient donc de s'en défaire. 

Au § 24 de la partie intitulée "Flâneries inactuelles", il fait état de ses réflexions sur le mouvement de l'art pour l'art qui est, selon lui, d'abord un rejet de la morale chrétienne. "L'art pour l'art" est une formule apparue au XIXe siècle qui correspond au courant littéraire parnassien qui revendique un art inutile, sans engagement politique ou moral. On doit sa théorisation à Théophile Gautier (1811-1872) qui, dans Mademoiselle de Maupin (1834), écrit : "il n'y a vraiment de beau que ce qui ne peut servir à rien". Pour Nietzsche, à travers ce courant, il s'agit pour l'artiste de lutter contre la domination de la morale sur l'art. Plus généralement, il estime que "la lutte contre la fin en l'art est toujours lutte contre les tendances moralisatrices dans l'art". Ainsi, la revendication de l'art pour l'art est d'abord à interpréter dans le sens d'une résistance à la tentation moralisatrice de l'art. 

Mais Nietzsche, s'il souscrit à cette lutte contre la moralisation de l'art dans sa dimension chrétienne, c'est-à-dire contre cette morale qui étouffe la vie, relève aussi la dimension tautologique de l'expression. Un art qui n'a pour fin que lui-même n'est finalement qu'"un serpent qui se mord la queue". Pire, cette formule serait même le signe "d'une passion pure" : dénoncer l'intrusion de la morale dans l'art, c'est encore être sous la puissance du préjugé consistant à croire que l'art devrait être moral. La position de Nietzsche est que "l'art est le grand stimulant de la vie", c'est-à-dire que l'instinct de l'artiste ne va pas à l'art lui-même, mais "à la vie, à un désir de vie"

Nietzsche s'adresse toutefois une objection à lui-même : l'art montre des événements de la vie qui sont laids, durs ou douteux. Peut-être qu'au fond, l'art comme la morale voudrait éteindre la passion de la vie. C'est en tout cas l'interprétation qu'il prête à Schopenhauer de la tragédie : celle-ci n'aurait pour but que de "disposer à la résignation". Pour Nietzsche, cette position est "l'optique d'un pessimiste" et il vaut mieux faire appel aux artistes eux-mêmes, non aux philosophes, pour comprendre ce qui se joue derrière la tragédie. 

L'artiste tragique à travers son oeuvre affirme l'absence de crainte devant ce qui est terrible est incertain. Il glorifie la capacité à dépasser tout événement troublant, il fait l'éloge de "cet état victorieux" face à l'âpreté de l'existence. La tragédie est un moyen pour l'homme héroïque de célébrer son endurance envers les souffrances de la vie. Elle donne la force pour être capable d'affronter avec joie la cruauté du monde. L'art affirme cette joie et surtout la nécessité de s'élever au-dessus d'une vérité recherchée aux dépens de la vie.

Conclusion

Platon et Aristote ont en commun de considérer l'art comme une imitation (mimèsis). Mais alors que Platon conçoit l'art comme une imitation des apparences, pour Aristote, cette imitation est celle du réel : en ce sens, elle nous instruit, elle a un lien avec la vérité et c'est la raison pour laquelle nous prenons du plaisir à contempler les produits de l'art. 

Au XVIIIe siècle, l'art ne s'entend plus seulement comme savoir-faire, comme tekhnê, mais aussi comme représentation du beau. Kant en donne une définition restée célèbre qui est la suivante : le beau est ce qui plaît universellement sans concept. Il met ainsi l'accent sur la nature du plaisir désintéressé que procure l'oeuvre d'art. Il offre également une définition du génie qu'il conçoit comme don naturel, capacité pour l'artiste de donner à l'art ses règles en suivant en cela un principe mystérieux qui se trouve dans la nature. 

Pour Hegel, le beau n'a rien de mystérieux : s'il n'est pas connaissable, ce n'est pas parce qu'il est sans concept comme chez Kant, mais c'est parce qu'il n'est que l'incarnation sensible de l'idée. C'est une force, car l'art peut nous émouvoir plus fortement que la religion ou la philosophie, mais c'est aussi une faiblesse car l'art ne peut exprimer le tout de l'idée : son matériau sensible est fini alors que l'idée est elle, infinie et libre. 

Nietzsche enfin revient sur les tentations de voir en l'art une fonction moralisatrice ou didactique. A la manière du courant littéraire de l'art pour l'art, il faut rejeter toute subordination de l'art à la morale chrétienne car l'art est tout le contraire : il ne vise pas à éteindre la vie, mais à l'exalter. Le meilleur exemple en est la tragédie qui n'est pas le spectacle horrible des souffrances humaines, mais la célébration d'un état victorieux, d'une affirmation courageuse face à la vie sans cesse renouvelée. 


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