Paru en 1651, le Léviathan est un ouvrage de Thomas Hobbes (1588-1679) qui cherche à résoudre sur un plan théorique les problèmes politiques que rencontre l'Angleterre à cette époque : une guerre civile oppose alors puritains et royalistes et contraint Hobbes à l'exil en France en 1640. Le roi Charles Ier est exécuté en 1649, Hobbes ne revient en Angleterre qu'en 1651 sous le règne de Cromwell. La monarchie est restaurée en 1660 par Charles II.
Le texte ci-dessous traite de la condition de l'homme à l'état de nature, qui pour Hobbes, est un état de guerre. Après avoir identifié les trois causes principales de conflit que l'on trouve dans la nature humaine - à savoir la compétition, la défiance et la gloire qui poussent les hommes à s'attaquer respectivement en vue du profit, de la sécurité et de la réputation -, il revient sur les causes précises de la guerre à l'état de nature.
Tout d'abord écrit Hobbes, il ne faut pas envisager la guerre seulement du point de vue de la bataille ou de l'acte de combattre, mais l'envisager sous l'angle plus global d'un "espace de temps" pendant lequel il existe une possibilité de combat. Il compare ainsi le temps de la guerre au temps qu'il fait : pour qualifier ces deux temps, il faut les appréhender de manière générale, en "tendance" : le mauvais temps peut ainsi se comprendre comme une période longue où des averses sont entrecoupées de quelques éclaircies. De ce point de vue, ce n'est pas la bataille qui fait le temps de guerre, mais "la disposition reconnue au combat". Or la paix est justement tout temps où cette disposition est absente.
Ensuite, ce temps de guerre dont il est question est celui pendant lequel les humains vivent "sans qu'une puissance commune ne leur impose à tous un respect mêlé d'effroi". Cette puissance commune dont il est question est le Léviathan, image de l'Etat qui correspond à ce monstre biblique que l'on trouve dans le Livre de Job, et qui doit être suffisamment puissante pour inspirer à tous une peur qui les force au respect. L'instauration du Léviathan est donc ce qui doit permettre d'instaurer la paix.
Le moment qui précède l'institution d'un Etat correspond à l'état de nature. Dans cet état, comme en temps de guerre, "chacun est l'ennemi de chacun". En outre, chacun ne peut assurer sa sécurité que par ses propres moyens, ce qui ne laisse "de place pour aucune entreprise parce que le bénéfice est incertain", par conséquent, il n'y a ni société, ni tout ce que permet la vie en société : l'agriculture, la navigation, le commerce maritime, les arts, les lettres, etc. Mais surtout, "il règne une peur permanente" : chacun ayant droit de vie ou de mort sur autrui, il s'ensuit que l'existence n'est assurée qu'à la mesure des moyens qui sont en notre pouvoir pour la défendre. Autrement dit, à l'état de nature, la condition de l'homme est celle de l'insécurité permanente.
Hobbes concède qu'une telle vision de la nature dissociative des hommes entre eux puisse surprendre. Il s'oppose, en effet, à la position aristotélicienne enseignée dans les universités de son époque selon laquelle l'homme est par nature un animal politique. Au contraire de cette position, Hobbes considère que les hommes ne sont pas dotés d'une sociabilité naturelle. Son analyse consiste à opérer "une déduction faite à partir des passions". Ce point de vue va lui permettre d'élaborer une anthropologie, c'est-à-dire une théorie de l'homme, sur laquelle il va pouvoir fonder sa théorie de l'Etat. Or il constate qu'à l'état de nature, les hommes sont plus ou moins égaux entre eux et que, par conséquent, ils peuvent prétendre aux mêmes fins. C'est pourquoi ils entrent fondamentalement en conflit (cf. les trois causes analysées par Hobbes plus avant dans le chapitre dont est extrait le texte).
A ceux qui ne sont pas convaincus par cette déduction logique, Hobbes leur suggère de faire appel à leur propre expérience : même à l'état civil ou social, les hommes ne sont pas rassurés et se protègent les uns des autres. Untel s'arme pour partir en voyage, tel autre ferme sa porte avant de se coucher, un autre enfin fait installer des coffres dans sa propre maison pour entreposer ses valeurs. Ces comportements reviennent à porter une accusation du même type que celle portée sur un plan théorique par Hobbes : l'homme se défie naturellement de son prochain.
Enfin, Hobbes se distingue des théologiens qui condamnent les hommes à partir d'une théorie des péchés : il ne juge pas la nature humaine corrompue en soi. Pour lui, les désirs et les autres passions humaines ne sont pas en eux-mêmes des péchés. La nature observée par Hobbes est une nature qui est étudiée mécaniquement, du point de vue déterministe de l'enchaînement des causes et des effets. Or, de ce point de vue, c'est l'homme qui instaure les lois et qui, par là-même, est l'unique juge du bien et du mal. L'analyse du droit naturel faite par Hobbes est une analyse laïque, sans considération de ce que dit la théologie ou la morale de ce qui est bien ou mal.
Texte
"Il est manifeste que pendant ce temps où les humains vivent sans qu’une puissance commune ne leur impose à tous un respect mêlé d’effroi, leur condition est ce qu’on appelle la guerre ; et celle-ci est telle qu’elle est une guerre de chacun contre chacun. En effet, la GUERRE ne consiste pas seulement dans la bataille ou dans l’acte de combattre, mais dans cet espace de temps pendant lequel la volonté d’en découdre par un combat est suffisamment connu ; et donc, la notion de temps doit être prise en compte dans la nature de la guerre, comme c’est le cas dans la nature du temps qu’il fait. Car, de même que la nature du mauvais temps ne consiste pas en une ou deux averses, mais en une tendance au mauvais temps, qui s’étale sur plusieurs jours, de même, en ce qui concerne la nature de la guerre, celle-ci ne consiste pas en une bataille effective, mais en la disposition reconnue au combat, pendant tout le temps qu’il n’y a pas d’assurance du contraire. Tout autre temps est la PAIX.
Donc, toutes les conséquences du temps de guerre, où chacun est l’ennemi de chacun, sont les mêmes que celles du temps où les humains vivent sans autre sécurité que celle procurée par leur propre force, ou leur propre ingéniosité. Dans une telle situation, il n’y a de place pour aucune entreprise parce que le bénéfice est incertain, et, par conséquent, il n’y a pas d’agriculture, pas de navigation, on n’utilise pas les marchandises importées par mer, il n’y a ni vastes bâtiments, ni engins servant à déplacer et déménager ce qui nécessite beaucoup de force ; il n’y a aucune connaissance de la surface terrestre, aucune mesure du temps, ni arts ni lettres, pas de société ; et, ce qui est pire que tout, il règne une peur permanente, un danger de mort violente. La vie humaine est solitaire, misérable, dangereuse, animale et brève.
Il peut paraître étrange à celui qui n’a pas bien pesé ces choses, que la nature dissocie les humains en les rendant capables de s’attaquer et de s’entre-tuer les uns les autres ; celui-là peut ne pas accepter une telle déduction faite à partir des passions et il désire peut-être que la même chose lui soit confirmée par l’expérience. Qu’il s’observe donc lui-même quand, pour partir en voyage, il s’arme et cherche à être bien accompagné ; quand, allant se coucher, il boucle ses portes ; quand, jusque dans sa propre maison, il verrouille ses coffres, et cela tout en sachant qu’il y a des lois et des agents publics armés pour punir tous les torts qu’on pourrait lui faire. Quelle opinion se fait-il de ses semblables quand il voyage tout armé, de ses concitoyens quand il boucle ses portes, et de ses enfants, de ses domestiques quand il verrouille ses coffres ? N’accuse-t-il pas autant le genre humain par ses actes que je le fais par mes mots ? Pourtant, ni lui ni moi n’accusons ainsi la nature humaine. Les désirs et les autres passions humaines ne sont pas eux-mêmes des péchés. Pas plus que ne le sont les actions engendrées par les passions, pour autant qu’il n’y a pas de loi faisant savoir qu’il est interdit de les accomplir. Tant que les lois n’ont pas été faites, on ne peut les connaître, et aucune loi ne peut être faite tant qu’on ne s’est pas mis d’accord sur la personne qui la fera."
- Thomas Hobbes, Léviathan, Livre I, "De l’homme", Chapitre XIII, "De la condition du genre humain", trad. G. Mairet, Gallimard, coll. "Folio Essais", p. 224-226.
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