Les Manuscrits de 1844 regroupent trois manuscrits écrits par Karl Marx (1818-1883) lors de son exil à Paris alors qu'il n'avait encore que 26 ans. Ces manuscrits n'étaient pas destinés à être publiés et ne le seront qu'en 1932. En outre, une partie de ces manuscrits étant perdue, il s'agit d'un livre recomposé par les éditeurs de Marx, à la fois inachevé et incomplet. Il permet toutefois d'appréhender sa doctrine d'un point de vue plus philosophique qu'économique et, notamment, de revenir sur la question de l'aliénation humaine.
Le texte ci-dessous est extrait du premier manuscrit et, plus précisément, d'une partie intitulée "Le travail aliéné". Marx vient d'énoncer le paradoxe suivant : dans le capitalisme, "l'ouvrier devient d'autant plus pauvre qu'il produit plus de richesse". L'ouvrier produit des marchandises et pendant qu'il les produit, ces marchandises prennent de la valeur. Or cette valeur constitue l'objectivation du travail de l'ouvrier et l'ouvrier s'en trouve dépossédé : il est réduit lui-même, par l'intermédiaire de son travail, à une marchandise. Il se trouve réifié et donc aliéné par son travail. Marx poursuit ici son analyse de l'aliénation non plus de l'ouvrier, mais du travail lui-même.
Pour Marx, le travail constitue un acte qui se passe entre l'homme et la nature : il n'est pas seulement un moyen de satisfaire des besoins vitaux (se nourrir par exemple) par la transformation de la nature en culture, mais aussi un moyen pour l'homme de se réaliser lui-même. Par le travail, l'homme s'affirme à l'égard de la nature comme un être de culture : il discipline et maîtrise sa propre nature, son propre corps. Il existe donc un travail libérateur qui est un travail volontaire, où l'homme s'approprie les choses qu'il façonne, satisfait des besoins qui ne sont pas que vitaux. Mais, la nouveauté avec le capitalisme, c'est que le travail change de forme pour devenir dénaturé et abêtissant.
En effet, à l'ère industrielle, avec le succès de la division du travail, l'ouvrier se trouve dépossédé de son travail et ce travail devient extérieur à lui. Marx nomme ce phénomène (en reprenant ainsi un terme conceptualisé par Hegel, puis par Feuerbach à propos de la religion) : l'aliénation. L'aliénation vient du latin alienus qui signifie "qui appartient à un autre". Elle désigne le fait de se sentir comme dépossédé, extérieur à quelque chose.
Ce travail aliéné dispose de caractéristiques bien différentes du travail libérateur :
- l'extériorité : le travail est extérieur à l'ouvrier, ce qu'il produit ne participe plus à son essence, à son être, c'est pourquoi l'ouvrier "ne s'affirme pas mais se nie" pendant qu'il travaille ; l'ouvrier n'est pleinement lui-même que lorsqu'il ne travaille pas ;
- la contrainte : le travail s'apparente à "du travail forcé" car l'ouvrier ne travaille plus pour satisfaire des besoins immédiats, mais pour satisfaire les besoins qu'il a hors du travail ;
- la fuite : dès qu'il ne fait plus l'objet d'une contrainte physique, "le travail est fui comme la peste" ;
- la mortification : le travail est vécu sur le mode du sacrifice de soi, il mortifie le corps de l'ouvrier et ruine son esprit ;
- la dépossession : le travail (comme son produit) n'appartient plus à l'ouvrier mais à celui qui a acheté sa force de travail.
Marx compare cette aliénation du travail à l'aliénation à l'oeuvre dans la religion : dans la religion, c'est l'imagination de l'homme qui agit sur l'individu indépendamment de lui, comme une activité étrangère. C'est ce que montre Feuerbach dans l'Essence du christianisme (1841) : "pour enrichir Dieu, l'homme doit s'appauvrir ; pour que Dieu soit tout, l'homme doit n'être rien". Pour Feuerbach, Dieu exprime ce qu'est l'homme au fond de lui, la religion n'est en fait que le rapport de l'homme avec lui-même, mais dans ce rapport, l'homme est posé comme autre que lui-même, dans une opposition avec le divin, donc autre que lui.
En ce qui concerne le travail, le résultat de l'aliénation est un rabaissement de l'homme à son animalité, ce que Marx résume ainsi : "le bestial devient l'humain et l'humain devient le bestial". Autrement dit, le travail n'ayant plus sa dimension libératrice fondamentale, sa capacité à réaliser l'être de l'homme comme être de culture, l'ouvrier ne va plus se sentir libre que dans ses fonctions animales (manger, boire, procréer, habiter), qui sont certes des fonction humaines, mais devenues la fin dernière et unique, ce qui les rend, selon Marx, plus bestiales qu'humaines.
Texte
"En quoi consiste l’aliénation du travail ?
D’abord, dans le fait que le travail est extérieur à l’ouvrier, c’est-à-dire qu’il n’appartient pas à son essence, que donc, dans son travail, celui-ci ne s’affirme pas mais se nie, ne se sent pas à l’aise, mais malheureux, ne déploie pas une libre activité physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. En conséquence, l’ouvrier n’a le sentiment d’être auprès de lui-même qu’en dehors du travail et, dans le travail, il se sent en dehors de soi. Il est comme chez lui, quand il ne travaille pas et, quand il travaille, il ne se sent pas chez lui.
Son travail n’est donc pas volontaire, mais contraint, c’est du travail forcé. Il n’est donc pas la satisfaction d’un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail. Le caractère étranger du travail apparaît nettement dans le fait que, dès qu’il n’existe pas de contrainte physique ou autre, le travail est fui comme la peste. Le travail extérieur, le travail dans lequel l’homme s’aliène, est un travail de sacrifice de soi, de mortification.
Enfin, le caractère extérieur à l’ouvrier du travail apparaît dans le fait qu’il n’est pas son bien propre, mais celui d’un autre, qu’il ne lui appartient pas, que dans le travail l’ouvrier ne s’appartient pas lui-même, mais appartient à un autre. De même que, dans la religion, l’activité propre de l’imagination humaine, du cerveau humain et du cœur humain, agit sur l’individu indépendamment de lui, c’est-à-dire comme une activité étrangère divine ou diabolique, de même l’activité de l’ouvrier n’est pas son activité propre. Elle appartient à un autre, elle est la perte de soi-même.
On en vient donc à ce résultat que l’homme (l’ouvrier) ne se sent plus librement actif que dans ses fonctions animales, manger, boire et procréer, tout au plus encore dans l’habitation, qu’animal. Le bestial devient l’humain et l’humain devient le bestial.
Manger, boire et procréer, etc., sont certes aussi des fonctions authentiquement humaines. Mais, séparées abstraitement du reste du champ des activités humaines et devenues ainsi la fin dernière et unique, elles sont bestiales."
- Karl Marx, Manuscrits de 1844, Premier manuscrit, "Le travail aliéné", trad. E. Bottigelli.
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