mercredi 27 avril 2016

"Nous nous rendrons comme maîtres et possesseurs de la nature"

Commentaire

L'ambition de Descartes (1596-1650), en publiant son Discours de la méthode (1637), est de contribuer à l'amélioration des conditions de vie des hommes. Il résume ainsi l'objectif de sa publication dans la sixième partie : joindre "les vies et les travaux de plusieurs" afin d'aller "tous ensemble beaucoup plus loin que chacun en particulier ne saurait faire" (Pléiade, p. 169). Ce Discours constitue une préface à trois traités scientifiques : la Dioptrique, les Météores et la Géométrie et se présente comme une nouvelle manière d'aborder les sciences. 

Le texte que nous étudions ci-dessous se trouve justement à la partie VI, quasiment au début de celle-ci. Descartes vient d'indiquer que les résultats auxquels il était parvenu en physique ne contredisent pas les conclusions que Galilée avait tirées portant sur le mouvement de la terre et qui lui avaient valu une condamnation par l'Eglise en 1633. Mais pour cette raison, Descartes renonce à publier son projet initial qui devait s'intituler le Traité du monde et dans lequel il défendait l'héliocentrisme (théorie selon laquelle c'est le soleil qui se situe au centre de l'univers et non pas la terre comme le prétendent les tenants du géocentrisme). Plutôt que de travaux physiques, il va donc être question de ses travaux de philosophie : il faut réformer les esprits, c'est-à-dire les méthodes de pensée, avant d'entreprendre de les convaincre que le monde est régi par des lois physiques.


Tout d'abord, Descartes affirme la dimension morale des sciences : il estime en effet que nous sommes naturellement portés "à procurer, autant qu'il est en nous, le bien général de tous les hommes". La physique, et plus généralement les sciences, ont donc pour objet d'améliorer les conditions de vie des hommes. C'est la première raison pour laquelle il décide de publier ses découvertes. Il formule ainsi l'idéal moderne qui anime la recherche encore de nos jours d'une science conquérante. 

En outre, il existe une autre raison pour laquelle il décide de publier son Discours : il y propose une nouvelle façon d'envisager la méthode scientifique, en se reposant sur d'autres principes que ceux utilisés jusqu'à présent : en effet, au temps de Descartes, l'enseignement était caractérisé par la scolastique, un mélange de philosophie et de théologie dont l'objectif était, pour l'essentiel, de chercher à concilier les découvertes d'Aristote avec les dogmes du christianisme. Dans un tel système de pensée, le critère de vérité n'est pas l'expérience, mais l'Ecriture. 

Au contraire, Descartes estime qu'il faut connaître les phénomènes physiques "aussi distinctement que les divers métiers de nos artisans", c'est-à-dire que le savoir sur "la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres, des cieux et des autres corps" doit être appréhendé sous l'angle à la fois pratique et technique. Il appelle de ses voeux une philosophie "pratique" opposée à la "philosophie spéculative", c'est-à-dire purement théorique qui est enseignée dans les universités de son époque. L'objectif est ainsi de "nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature".  Le "comme" a son importance car il ne s'agit pas, dans l'optique cartésienne, d'asservir la nature à l'homme, mais de la comprendre de telle manière que nous soyons capables d'agir sur elle. Une fois comprise, nous faisons "comme si" nous la dominions, mais la nature conserve toujours une part d'imprévisibilité.

Par conséquent, Descartes n'affirme à aucun moment que l'homme doit se prendre pour Dieu ou qu'il peut tout se permettre parce qu'il dispose des moyens d'une maîtrise technique de la nature. Il voit en revanche deux avantages au progrès des sciences : 
  • la santé : c'est "sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens en cette vie", sans la santé, il est difficile de jouir des bienfaits de l'existence ;
  • l'amélioration des conditions de travail : c'est la jouissance "sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent". Il ne s'agit donc pas de dénaturer la nature, mais simplement de diminuer les peines liées à l'exploitation de la terre et, plus globalement, des biens nécessaires à la subsistance. 

Pour toutes ces raisons, Descartes fonde ses espoirs principalement en les progrès de la médecine : il remarque en effet qu'il existe une interdépendance étroite entre l'esprit et "la disponibilité des organes du corps" : si le corps est malade, il est très difficile de penser et de raisonner. On prête souvent à Descartes une vision dualiste des rapports de l'âme et du corps, or il n'a cessé de montrer qu'il y avait bien une interdépendance entre les deux, d'où l'intérêt, selon lui, d'accroître les recherches dans le domaine de la médecine pour parvenir à rentre "les hommes plus sages et plus habiles". 

Texte

"Mais sitôt que j'ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j'ai remarqué jusques où elles peuvent conduire, et combien elles diffèrent des principes dont on s'est servi jusqu'à présent, j'ai cru que je ne pouvais les tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer, autant qu'il est en nous, le bien général de tous les hommes.

Car elles m'ont fait voir qu'il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu'au lieu de cette philosophie spéculative, qu'on enseigne dans les écoles, on peut en trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature.

Ce qui n'est pas seulement à désirer pour l'invention d'une infinité d'artifices, qui feraient qu'on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie ; car même l'esprit dépend si fort du tempérament, et de la disponibilité des organes du corps que, s'il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu'ils n'ont été jusques ici, je crois que c'est dans la médecine qu'on doit le chercher."

- René Descartes, Discours de la Méthode (1637), VI, "Choses requises pour aller plus avant en la recherche de la nature", in Oeuvres et lettres, Gallimard, coll. "Bibliothèque de la Pléiade", p. 168-169.

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