mercredi 13 avril 2016

Cours - L'inconscient

Introduction

Dans les usages courant du mot, le terme "inconscient" renvoie tout d'abord à la perte de conscience : d'une personne qui s'évanouit, on dira qu'elle est restée inconsciente quelques minutes. En ce sens, est inconscient ce qui est privé de conscience. On dira aussi de quelqu'un qu'il est "inconscient" s'il commet un acte irréfléchi ou irresponsable, s'il ne se rend pas compte de ce qu'il fait. Ici "inconscient" peut même signifier fou ou, à tout le moins, déraisonnable. L'inconscient peut désigner enfin ce qui échappe à la conscience : les choses faites par habitude par exemple sont le résultat d'un processus inconscient. Le rêve est également le résultat d'un processus inconscient.   

De ces usages, il ressort deux sens possibles : 
  • un sens négatif : l'inconscient est défini par rapport à ce qu'il n'est pas, c'est-à-dire ce qui est dépourvu de conscience ;
  • un sens positif : l'inconscient  renvoie à une activité psychique non consciente (le rêve, l'habitude, etc.). 
L'étymologie permet de circonscrire ces deux sens : inconscient vient du latin in-conscirein signifie l'opposition ou l'empêchement et conscire "avoir conscience de".

Mais c'est surtout la pensée freudienne qui va se saisir du terme pour lui attribuer une fonction fondamentale dans la psychologie humaine. Chez Freud, l'inconscient renvoie aux faits psychiques refoulés : il existerait une action de censure au sein du psychisme humain, non consciente, d'éléments psychiques provoquant un déplaisir et dont la psychanalyse chercherait à rendre compte.

La réflexion philosophique recourt à l'inconscient d'un point de vue plus général pour interroger cette possibilité pour l’homme d’avoir des éléments psychiques inconscients, c’est-à-dire des formes de pensées inconscientes.

Qu'est-ce que l'inconscient peut nous apprendre sur nous-même ? 

1. Les petites perceptions

Il est courant de voir en Leibniz (1646-1716) un précurseur de la notion d'inconscient, notamment à travers sa théorie des petites perceptions. Cette théorie consiste à montrer que si notre esprit est constitué d’une infinité d’idées et d'impressions, celles-ci ne sont pas toujours aperçues par nous. Selon Leibniz, l’esprit humain contient une infinité d’idées virtuelles qui s’actualisent lorsque nous y pensons.

Dans la "Préface" de ses Nouveaux Essais sur l’entendement humain (1765), ouvrage publié à titre posthume, Leibniz écrit : "il y a à tout moment une infinité de perceptions en nous". Il faut entendre par là tout ce qui nous entoure et que nous sentons, voyons ou entendons. Il ajoute cependant qu'il n'y a pas toujours "aperception", c’est-à-dire une perception consciente. Leibniz met l’accent sur l’aspect continu de la pensée, mais souligne la possibilité que nous n’apercevions pas certaines impressions parce qu’elles sont trop petites ou en trop grand nombre. Il distingue donc :
  • la perception : tout ce que nous recevons par nos sens ;
  • l'aperception : toute perception dont nous avons conscience. 

Il suggère donc par là l'existence de perceptions inconscientes : les petites perceptions en l'occurrence. Pour se faire comprendre, il prend d'abord l’exemple du mouvement d’un moulin ou de la chute d’eau. Si l’on habite à proximité, on finit par tellement s’habituer au bruit qu’on en vient à ne plus l’entendre. Mais ce n’est pas pour autant qu’il a disparu. Autrement dit, la causalité n’a pas été suspendue par l’accoutumance, la sensation du corps parvient toujours à l’esprit.

Chez Descartes, ces perceptions non conscientes, devenues habituelles, seraient de l’ordre du corps seul, un phénomène purement mécanique qui ne concernerait pas mon âme. Pour Leibniz, au contraire, ces sensations sont toujours "dans l’âme et dans le corps", elles ont simplement perdu les "attraits de la nouveauté". Par conséquent, l'habitude fait partie d'une certaine façon d'une activité non consciente de l'esprit : il ne prête plus attention à la perception.

L’une des conditions de l’attention est la mémoire : on se souvient de tout, mais on ne prête pas attention à tout. La preuve est que si l’on attire soudainement mon attention sur un bruit auquel je n’avais pas fait attention, mais que j’ai entendu, je peux me souvenir de l’avoir effectivement entendu. L’aperception s’apparente donc à un phénomène de prise de conscience, mais n’épuise pas l’activité mentale ou la pensée. Autrement dit, contrairement à ce que croit Descartes, la pensée et la conscience ne sont pas confondues : je peux être sans y penser, par exemple lorsque j’entends un bruit sans y prêter attention. Appliqué au cogito, au "je pense donc je suis", cela revient à dire que je suis sans nécessairement tout le temps prêter attention à ma pensée, je suis même quand je ne me rends pas compte que je pense.

Le meilleur exemple pour faire comprendre cette idée que la pensée est un phénomène global et composite selon Leibniz est le "bruit de la mer dont on est frappé quand on est au rivage". Le son de la mer se compose d'une infinité de sons, ceux de la multiplicité des vagues sur la grève. Or ce qu’on perçoit, c’est un assemblage. Il nous est loisible (quoique difficile) de détacher chaque vague, d’entendre "les parties qui composent ce tout", mais seulement confusément. Pourtant, il faut bien que ces parties soient audibles par quelque moyen. Il faut qu’il existe une sensation auditive même infime puisque "cent mille rien ne sauraient faire quelque chose".

A travers cet exemple et cette approche infinitésimale de la sensation (Leibniz est l'un des inventeurs du calcul infinitésimal), Leibniz montre que l’âme ne peut pas être une table rase contrairement à ce que pense Locke (auteur des Essais sur l'entendement humain auxquels Leibniz répond) : il faut qu'il existe un fond d’idées, plus ou moins conscientes et que la pensée ensuite actualise. Même pendant le sommeil, la pensée est active car pour qu’on puisse être réveillé par un bruit extérieur, il faut bien qu’on l’entende de quelque façon. Telle une corde, l’activité de la pensée est continue, même si celle-ci peut être plus ou moins tendue. On a donc chez lui une conception graduelle de la pensée du conscient à l’inconscient.

2. Le vouloir-vivre

Le concept de vouloir-vivre que Schopenhauer (1788-1860) déploie dans cet ouvrage colossal qu'est Le Monde comme volonté et comme représentation (1818) peut apparaître comme le dévoilement de la dimension inconsciente de ce qui nous meut lorsque nous recherchons la vérité. Selon lui en effet : le désir est la forme vitale de la volonté et la raison n'est qu'un outil mis au service de la volonté conçue comme vouloir-vivre.

Comme le suggère le titre de son livre, le monde pour Schopenhauer est à la fois volonté et représentation. Il est l'objet d'une représentation et n'est même que cela parce qu'il n'y a d'objets que par rapport à un sujet, de perceptions que par rapport à un esprit percevant. La conscience n'est donc que la représentation des choses pour un sujet. Mais il ajoute autre dimension fondamentale à ce monde : il est aussi et surtout volonté et cette volonté renvoie à une réalité en soi source de toutes les représentations.

Cette volonté, Schopenhauer la décrit dans le livre IV, §54 du Monde décrit la volonté comme "sans intelligence", "désir aveugle", "irrésistible". Autrement dit, la représentation que l'on a du monde se développe pour servir cette volonté et elle nous permet de savoir que "ce que veut la volonté, c'est toujours la vie". La vie apparaît comme une pure manifestation de cette volonté, c'est pourquoi l'expression "la volonté de vivre" apparaît à Schopenhauer comme un pléonasme, une répétition : la volonté et la vie, pour lui, se confondent.

Schopenhauer s'inspire de Kant et, plus précisément, de sa distinction entre phénomène et chose en soi. Pour Kant, la chose en soi, c'est le réel indépendamment d'une conscience, le réel vers lequel tend la connaissance, mais qui reste inconnaissable, car la conscience n'a accès qu'aux phénomènes, c'est-à-dire aux choses telles que je me les représente. Mais pour Schopenhauer, la chose en soi est la volonté : c'est "le fond intime", "l'essentiel de l'univers" ; quant au phénomène, ce qui apparaît à la conscience, c'est "la vie", "le monde visible", ce qu'il appelle aussi "le miroir de la volonté".

Par rapport à cette vérité que nous dévoile Schopenhauer, il y a un un regard philosophique à adopter et même un devoir être : il faut envisager la vie "comme la compagne inséparable de la volonté". La volonté apparaît comme une garantie de la vie, de l'existence d'un monde. La mort ne doit donc pas nous inquiéter : elle apparaît terrifiante lorsqu'on l'appréhende du point de vue de la raison, de l'individu. Dans ce cas, on considère la vie comme "un don" et la mort comme "une perte". Mais la vérité est que "l'individu n'est qu'apparence". La volonté schopenhauerienne (ou vouloir-vivre) ne veut que sa propre reproduction, elle est par conséquent sans fin.

Un philosophe doit donc se représenter la vie dans son Idée : la chose en soi (la volonté) se trouve incarnée dans tous les phénomènes. Elle n'est pas inatteignable ou inconnaissable comme le croit Kant. Elle est le principe absolu. Kant plaçait la raison comme principe et la volonté comme auxiliaire. Schopenhauer inverse cet ordre : la volonté est première et la raison peut aider à la connaître. La raison est ainsi un produit du vouloir-vivre : elle permet à l'homme de s'orienter dans le monde selon l'ordre du temps, de l'espace et de la causalité.

3. L'habitude grammaticale

Avec Nietzsche (1844-1900), il est possible d'interroger une autre dimension non consciente de notre rapport aux choses : le langage. Dans Par-delà bien et mal (1886), il commence par faire la revue des préjugés des philosophes et, notamment dans le §17, il se penche sur le problème que constitue notre confiance aveugle en notre langage et en sa grammaire. 

Nietzsche s'attaque à la logique, science des raisonnements et s'en prend plus particulièrement aux logiciens qu'il qualifie de "superstitieux". Cette accusation à leur encontre est paradoxale puisque la superstition désigne une croyance irrationnelle. Or Nietzsche s'appuie sur un constat d'expérience, ce qu'il appelle par euphémisme "un tout petit fait" : "une pensée vient quand "elle" veut, et non pas quand "je" veux". Il arrive, en effet, qu'une pensée nous vienne à l'esprit sans que nous le voulions. Il nous arrive aussi parfois de ne pas parvenir à nous souvenir d'une idée alors que nous essayons de nous en rappeler. Aussi, au lieu de dire "je pense", il vaudrait mieux dire "ça pense". Que quelque chose en nous pense, cela est certain, mais dire que l'on peut attribuer cette pensée à un "je", à un sujet, c'est pour Nietzsche, une simple "supposition" ou en tout cas, loin d'être une "certitude immédiate". 

De ce point de vue, l'expression "je pense" que l'on retrouve dans le cogito cartésien apparaît comme "une falsification" de cet état de fait : "je" n'est pas toujours la condition du verbe "penser". En logique, on distingue le sujet et le prédicat : 
  • le sujet : c'est ce dont il s'agit ; 
  • le prédicat : c'est ce qui est dit du sujet. 

Or pour Nietzsche, on ne peut pas dire que c'est "je" qui "pense" puisque c'est un fait que des pensées peuvent me venir sans que j'y pense nécessairement. Pourtant, les logiciens opèrent une "falsification", c'est-à-dire une altération volontaire de cette observation. Par exemple, Descartes, à travers son cogito, affirme que l'acte de penser est réalisé par un sujet. Mais il fait fi du milieu, du contexte, de l'époque qui sont toujours des déterminations de la pensée. Il oublie également que la pensée se déploie par rapport à ce que nous avons entendu ou lu. Par conséquent, "je" ne peut pas être considéré comme l'auteur de tout ce que nous pensons. 

Mais Nietzsche porte encore plus loin sa critique : "il y a déjà trop dans ce "ça pense"". Ce "trop" renvoie à ce qu'il appelle "l'habitude grammaticale". Nous pensons toujours dans un langage qui est régi par certaines règles : la grammaire. C'est la grammaire, c'est-à-dire les structures mêmes de notre langue, qui, au fond, nous fait considérer que lorsqu'il y a un verbe, il faut aussi un sujet, que ce sujet fait quelque chose, qu'il accomplit une action dont il est la conséquence. En ce sens, le "ça" enferme déjà une interprétation du processus de pensée. On ne se méfie donc pas assez du langage qui est une source d'illusions. Pour Nietzsche, il n'y a pas forcement quelque chose qui agit lorsqu'on pense, il y a de la pensée, une activité, un processus mais quant à savoir ce que c'est, cela reste à déterminer.

Selon Nietzsche, l'idée de l'atome, dont les origines remontent à l'antiquité, vient justement d'une illusion du même type. Atome signifie "impossible à diviser", "insécable". Il est formé à partir du grec temnein qui signifie "couper" et du a privatif. Dans l'esprit des atomistes antiques, l'atome est l'élément de matière fondamentale, celui qu'on ne peut plus diviser. On voit là encore que l'existence de l'atome repose sur une hypothèse formée négativement à partir d'un verbe. Les atomes sont les éléments de la matière que l'on ne peut pas couper, ils composent la matière comme les lettres composent les mots. Une utilisation non critique du langage mène ainsi à des conceptions naïves, voire falsificatrices de la réalité. Les structures du langage dont nous n'avons pas toujours conscience peuvent ainsi influencer nos réflexions.

4. L'inconscient psychique

C'est à Freud (1856-1939) que l'on doit la découverte de l'existence d'un inconscient psychique qui joue un rôle structurant dans la pensée humaine. Son premier ouvrage fondamental traitant de psychanalyse, discipline étudiant au moyen de l'analyse l'inconscient humain, est L'interprétation du rêve (1900). Dans cet ouvrage, Freud réalise son auto-analyse à partir de ses rêves. A l'origine, il met au point sa méthode d'analyse en traitant les névroses de ses patients afin de les guérir. L'inconscient est donc étudié sous l'angle de la pathologie. Mais ici, il est son propre objet d'étude, ce qui lui permet d'universaliser sa théorie : l'inconscient ne doit pas être un sujet de préoccupation pour les seuls malades, mais il concerne le fonctionnement psychique de tout individu. 

Le moyen dont se sert Freud pour montrer que l'inconscient ne joue pas un rôle fondamental seulement chez les personnes atteintes de névrose est le rêve. Or "le rêve n'est pas un phénomène pathologique", c'est-à-dire qu'il ne fonctionne pas à partir d'un déséquilibre psychique. Mais il existe des processus agissant dans la formation du rêve qui présentent des analogies avec la formation d'un symptôme hystérique. 

Ainsi, pour Freud, "le rêve nous montre l'un des chemins qui mènent à la connaissance de la structure" de l'inconscient. La névrose que Freud étudie est un trouble psychique qui vient s'emparer de la vie psychique, mais pas seulement : elle réside déjà dans l'édifice normal de l'appareil psychique, elle est donc présente chez tout individu. L'interprétation du rêve a donc pour objectif de dépasser les limites existant entre psychologie normale et psychologie pathologique. En étudiant le rêve, phénomène qui concerne tout individu, Freud cherche à montrer la pertinence de sa conception de l'inconscient : c'est la connaissance du psychisme humain qui est en jeu. 

Le rêve agit selon Freud comme un révélateur : "le rêve nous démontre que ce qui est réprimé continue d'exister y compris chez l'homme normal". La vie nocturne est l'occasion pour ce qui est censuré par la conscience de se révéler, "de s'imposer de force à la conscience". A l'époque, le rêve était perçu comme un phénomène organique lié au relâchement de la raison. Mais pour Freud, il s'exprime à travers lui toute une série d'éléments que la conscience refuse de prendre en compte.

L'absurdité des rêves n'est qu'apparente, Freud distingue le contenu manifeste, ce que l'on rêve, et le contenu latent, la clé qui permet de rendre compte du rêve et qui renvoie à la compréhension de notre inconscient. Ainsi pour comprendre le langage du rêve, il faut se donner une méthode d'interprétation et comme il le résume à la fin du texte par une célèbre formule : "l'interprétation des rêves est la voie royale qui mène à la connaissance de l'inconscient dans la vie psychique". 

5. Les trois grandes vexations


La mise au jour de l'existence d'un inconscient au sein du psychisme humain fait l'objet de nombreuses critiques. Pour Freud, cette résistance s'explique parce qu'elle blesse le narcissisme humain. Dans Introduction à la psychanalyse (1917, une série de leçons professées par Freud entre 1915 et 1917, destinées à un public de non spécialistes et où il expose de manière accessible les principaux concepts de la psychanalyse, il réinscrit cette blessure dans l'histoire des sciences et en fait la troisième blessure narcissique de l'humanité. 

L’histoire des sciences a été marquées par deux grandes humiliations de "l’égoïsme naïf de l’humanité", égoïsme que l’on peut comprendre au sens étymologique de "centré sur son ego", c'est-à-dire cette tendance à vouloir tout rapporter à son moi : 
  • le passage du géocentrisme à l’héliocentrisme en astronomie : l’astronome polonais Nicolas Copernic (1473-1543) établit que c’est la terre qui tourne autour du soleil et non pas l’inverse comme on le croyait depuis Ptolémée et Aristote, la terre n’est donc plus au centre du monde (Copernic n’apporte pas la preuve de l’héliocentrisme, mais défend ce modèle d’explication parce qu’il est plus simple et plus logique que celui de Ptolémée, il faudra attendre les expériences de Galilée et ses observation à la longue vue pour avoir une preuve du mouvement de la terre ; c’est l’astronome Aristarque de Samos qui a, au IIIe siècle avant Jésus-Christ, envisagé la possibilité de l’héliocentrisme) ;
  • l’avènement du darwinisme en biologie : le naturaliste anglais Charles Darwin (1809-1882) explique la variété des espèces par la sélection naturelle ; avec De l’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle (1859), il est l’un des principaux théoriciens du transformisme selon lequel les espèces dérivent les unes des autres suite à des transformations successives. L’homme n’est plus le centre de la création comme c’est le cas dans la cosmologie biblique, mais il fait partie de la même famille que les chimpanzés (les hominidés). Wallace est un naturaliste anglais qui explore l’Australie et reconnaît le rôle de la sélection naturelle dans l’évolution des espèces. Il observe l’influence du morcellement des terres émergées sur le développement des espèces.

A ces deux blessures narcissiques de l’humanité, Freud en ajoute une troisième dans le domaine de la psychologie : le but de la psychanalyse est de "montrer au moi qu’il n’est seulement pas maître dans sa propre maison". Le moi désigne la partie de la personnalité qui assure les fonctions conscientes et le protège de l’angoisse, c’est-à-dire des peurs qui ont des origines inconscientes. Or si le moi ne règne pas en maître dans sa propre maison, c’est parce qu’il existe une autre partie de la psychè (âme en grec ancien) humaine sur laquelle il n’a pas prise : l’inconscient. 

En 1916, date à laquelle Freud prononce ses leçons, la psychanalyse souffre de nombreuses critiques, comme ce fut le cas des théories coperniciennes et darwiniennes en leur temps. Ainsi, il s’inscrit non seulement dans cette lignée des grandes découvertes scientifiques qui ont bouleversé la manière dont l’humanité se représentait sa place au sein du monde, mais il explique aussi pourquoi ces théories rencontrent des résistances : c’est parce qu’elles s’attaquent au moi et l’humilient. Cette nouvelle discipline qu’est la psychanalyse décentre l’homme à la manière de Copernic et de Darwin. Le rôle de la psychanalyse est donc de lutter contre ces résistances et surtout d'inciter ses détracteurs à plus de modestie.

6. L'idolâtrie du corps

La notion d'inconscient ne fait pas forcément l'unanimité chez tous les philosophes. Certains n'ont pas hésité à critiquer en elle une tendance à voir en l'homme un autre Moi et donc à grossir ce qui est obscure à l'intérieur de l'âme humaine. C'est le cas notamment du philosophe Emile Chartier (1868-1951), plus connu sous le nom d'Alain qui dans une note au chapitre XVI consacré au mécanisme et se trouvant dans ses Eléments de philosophie (1916), revient sur "cet abrégé du mécanisme" qu'est l'inconscient.

Le mécanisme est, selon Alain, la doctrine d'après laquelle tous les changements dans l'univers sont des mouvements. Il critique toutefois la tendance à la simplification de la doctrine, notamment chez les disciples. Il faut toujours garder à l'esprit que rien dans les apparences n'impose l'hypothèse du mouvement et qu'il faut donc maintenir une certaine rigueur dans les analyses.

La critique qu'Alain adresse à l'inconscient est du même ordre que celle qu'il adresse au mécanisme. Il ne remet pas en cause la notion d'inconscient en tant que telle, mais seulement la tendance qui consiste à le grossir démesurément. Pour Alain, l'inconscient est simplement "un effet de contraste dans la conscience", il se rapproche de la notion d'instinct : à travers lui, c'est le corps qui s'exprime, comme lorsqu'Ajax dans l'Iliade sent ses jambes le pousser, il attribue cela à la poussée magique d'un dieu alors qu'en réalité, il expérimente dans son corps la poussée de ses instincts. 

Que fait le psychiatre face à cela en recourant à l'inconscient ? Il invente un "monstre""un personnage mythologique". Mais c'est moins à la psychanalyse de Freud qu'Alain s'en prend qu'au "freudisme", c'est-à-dire aux disciples qui se réclament de Freud : "le freudisme" résume-t-il est "un art d'inventer en chaque homme un animal redoutable". Or il faut se méfier du symbolisme facile, contre lequel d'ailleurs Freud lui-même mettait en garde, qui consiste à interpréter paresseusement les rêves, à y détecter des signes. Les symboles à interpréter dans les rêves sont en réalité souvent indirects, ce sur quoi Freud avait bien insisté. 

Il est indéniable que "l'homme est obscur à lui-même". Mais ce n'est pas pour cela qu'il faut considérer l'inconscient comme "un autre Moi" qui aurait "ses préjugés, ses passions et ses ruses" et qui serait une sorte d'ange diabolique en somme. Le seul Moi, la seule source des pensées, est le je. Cela est une nécessité morale précise Alain : la pensée est volontaire alors que le rêve ne l'est pas. Le principe du remord le démontre : si je m'en veux, c'est parce que je l'ai voulu. Et c'est cela qui nous hante. En appeler à l'inconscient pour s'excuser ou se dédouaner de ses responsabilités, c'est faire du corps l'autre de la pensée et refuser de faire place à la volonté du sujet. En ce sens, "l'inconscient est une idolâtrie du corps" : le corps devient une idole, une image adulée comme si elle était le Moi et cette idolâtrie provient du fait que l'inconscient fait peur et intrigue.

Conclusion

L'inconscient s'entend de deux manières : défini négativement, par défaut, il est est ce qui échappe à la conscience, mais positivement, il correspond à une activité de la pensée, que nous ne pouvons saisir qu'en faisant un effort d'interprétation.

La théorie des petites perceptions chez Leibniz peut être lue comme une anticipation d'une définition positive de l'inconscient : nous n'apercevons pas l'intégralité de ce que nous percevons, ce qui laisse penser qu'une part de l'activité de notre pensée est inconsciente.

Le vouloir-vivre schopenhauerien fait de la conscience le jouet de forces plus fondamentales et irrésistibles : la représentation du monde, la conscience que nous en avons, n'est que la réfraction et l'objectivation d'un monde dont l'essence est la volonté de vivre. L'inconscient est alors non pas un phénomène purement psychique, mais tout ce qui renvoie aux forces qui nous font agir sans que nous en ayons immédiatement conscience. Il correspond à l'inconscient conçu négativement.

Dans le même ordre d'idée, Nietzsche et son analyse de l'habitude grammaticale, de l'influence du langage sur nos façons de penser, montre que la pensée, dans sa logique même, dans ses raisonnements qui semblent les plus rigoureux, est orientée par la structure de notre langue. Elle conduit à avoir sur le monde un certain regard, à mettre certains faits en évidence et à en négliger d'autres, et cela, à notre insu.

L'inconscient ne devient vraiment une notion psychologique positive qu'avec l'avènement de la psychanalyse au début du XXe siècle. Freud montre en effet, au moyen de l'interprétation des rêves, qu'une partie importante de l'activité psychique demeure inconsciente. Les rêves sont l'occasion d'expérimenter les forces internes à notre psychisme et, notamment, les faits qui sont censurés par la conscience, ce qu'il nomme l'inconscient. Cette découverte que "le moi n'est seulement pas maître dans sa propre maison" constitue une nouvelle blessure du narcissisme humain et doit inviter à plus de modestie quant à ce que nous pensons savoir du fonctionnement même de la conscience.

Il convient, toutefois, de ne pas trop grossir cette notion d'inconscient car cela reviendrait à déresponsabiliser l'homme et à nier l'existence de sa liberté. Comme le montre Alain, l'inconscient a tendance à devenir chez les disciples de Freud un monstre mythologique qui crée en chaque homme plusieurs Moi et génère une idolâtrie du corps en en faisant une source de la volonté. Or, contre cette dérive, il faut réaffirmer à la fois l'unité de la conscience et l'obscurité de l'homme à lui-même, l'une n'excluant pas l'autre, à condition toutefois de considérer l'inconscient comme étant de l'ordre de l'instinct plus que d'une instance indépendante du psychisme humain.

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