samedi 16 avril 2016

"Si tu désires quelqu'une des choses qui ne sont pas en notre pouvoir, tu seras nécessairement malheureux"

Commentaire

Le Manuel (vers 150 environ) n'a pas été directement écrit par Epictète (50-130), philosophe appartenant à l'école stoïcienne, mais par Arrien, l'un de ses disciples, qui compila les enseignements de son maître dans un petit livre afin de pouvoir emmener un compendium de sa doctrine partout avec lui. Les maximes de cet ouvrage s'adressent à l'apprenti philosophe, d'où l'emploi régulier de la deuxième personne du singulier.

Le texte ci-dessous est extrait qui se trouve au début du Manuel. Au commencement, il invite à distinguer ce qui dépend de nous et ce qui n'en dépend pas. Or les désirs font justement partie de ce qui dépend de nous, et plus généralement, de tout ce qui dépend de notre volonté. En revanche, tout ce qui concerne les événements de notre vie n'en dépendent pas et sont incontrôlables. Il faut donc éviter de se laisser affecter par eux et c'est à cela que servent les exercices spirituels du Manuel : s'habituer à déplacer le regard que l'on porte sur les choses qui adviennent et sur lesquelles nous ne pouvons rien.

Il faut noter que le désir est placé en symétrie de la crainte : "celui qui n'obtient pas ce qu'il désire est malheureux, et celui qui tombe dans ce qu'il craint est misérable". Le désir vise à obtenir quelque chose, la crainte vise à l'éviter. Or ne pas obtenir ce qu'on désire nous rend malheureux et subir ce que l'on craint nous rend misérable. Il faut donc réaliser ce que le Manuel nomme "un transport" à partir du principe consistant à séparer ce qui dépend de nous et ce qui n'en dépend pas.

Pour la crainte, ce transport consiste à voir les choses différemment : s'il nous arrive un événement sur lequel on ne peut rien comme "la mort, la maladie ou la pauvreté", le craindre nous rend misérable, c'est-à-dire malheureux, déprimé. Il faut donc s'efforcer de craindre plutôt les éléments qui dépendent de nous. Quant aux désirs, il vaut mieux les supprimer entièrement "pour le moment" car, à ce stade, il n'est pas encore possible de connaître quelles sont les choses qui sont bonnes à désirer, c'est-à-dire qui dépendent de nous et celles qui n'en dépendent pas. La bonne méthode consiste donc à rechercher ou à fuir les choses "doucement", "avec des réserves", "sans se hâter".

Comment alors savoir si ce que nous désirons dépend ou non de nous ? La réponse vient dans le paragraphe suivant et nécessite un certain entraînement, une certaine ascèse (du grec askêsis : exercice, pratique) : il faut toujours interroger l'objet de son désir, le sonder, se demander "ce qu'il est véritablement". Comme ce n'est pas toujours facile, le Manuel conseille donc de commencer par "les plus petites" choses et il donne en exemple celui du pot de terre. Bien sûr, on peut aimer un pot de terre ou n'importe quel objet pour diverses raisons, parce qu'il est beau, très bien réalisé, décoré avec des diamants ou de l'or. Mais il faut toujours revenir à ce qu'il est, c'est-à-dire à son essence : quels que soit sa beauté, son prix, sa valeur sentimentale, au fond il n'est et reste qu'un pot de terre. On suit la même logique, même si l'on perçoit tout de suite que ce n'est pas aussi évident, avec les membres de sa famille, pour lesquels on ressent un attachement, par exemple son fils, sa femme : certes, on les aime, mais pour ne pas se laisser envahir par la tristesse, il faut se rappeler que ce sont des "êtres mortels" et il ne faudra donc point se troubler de leur mort car celle-ci fait partie de ce qu'ils sont.

On voit ainsi que contrairement au sage épicurien dont les désirs font l'objet d'un classement en fonction de leur rapport à la nature et à la nécessité, le sage stoïcien se méfie des désirs. Il invite donc à une certaine prudence, à une douceur, à ne pas désirer trop vivement les choses. Il essaie également de faire une distinction entre ceux dont la réalisation dépend de lui et ceux où il ne peut rien. Enfin, il va chercher à connaître l'objet de son désir : qu'est-il réellement ? Cette vision s'accompagne d'une certaine acceptation des choses comme elles vont : la mort n'est pas un scandale en soi, elle fait partie de l'existence. Comme dans l'épicurisme cependant, l'objectif est de parvenir à l'absence de troubles, à l'ataraxie, et pour cela, le meilleur exercice consiste à se défaire des opinions fausses qu'on peut avoir sur les choses ou les événements de notre vie lorsqu'ils ne dépendent pas de notre volonté.

Texte

"VII. Souviens-toi que la fin de tes désirs, c'est d'obtenir ce que tu désires, et que la fin de tes craintes, c'est d'éviter ce que tu crains. Celui qui n'obtient pas ce qu'il désire est malheureux, et celui qui tombe dans ce qu'il craint est misérable. Si tu n'as donc de l'aversion que pour ce qui est contraire à ton véritable bien, et qui dépend de toi, tu ne tomberas jamais dans ce que tu crains. Mais si tu crains la mort, la maladie ou la pauvreté, tu seras misérable. Transporte donc tes craintes, et fais-les tomber des choses qui ne dépendent point de nous, sur celles qui en dépendent ; et, pour tes désirs, supprime-les entièrement pour le moment. Car, si tu désires quelqu'une des choses qui ne sont pas en notre pouvoir, tu seras nécessairement malheureux ; et, pour les choses qui sont en notre pouvoir, tu n'es pas encore en état de connaître celles qu'il est bon de désirer. En attendant donc que tu le sois, contente-toi de rechercher ou de fuir les choses, mais doucement, toujours avec des réserves, et sans te hâter. 

VIII. Devant chacune des choses qui te divertissent, qui servent à tes besoins, ou que tu aimes, n'oublie pas de te dire en toi-même ce qu'elle est véritablement. Commence par les plus petites. Si tu aimes un pot de terre, dis-toi que tu aimes un pot de terre ; et, s'il se casse, tu n'en seras point troublé. Si tu aimes ton fils ou ta femme, dis-toi à toi-même que tu aimes un être mortel ; et s'il vient à mourir, tu n'en seras point troublé."

- Epictète, Le Manuel, trad. A. Dacier. 

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