mercredi 13 avril 2016

"L'inconscient est une méprise sur le Moi, c'est une idolâtrie du corps"

Commentaire

Les Eléments de philosophie (1916) ont été écrits par le philosophe Emile Chartier (1868-1951), plus connu sous le nom d'Alain, pendant la guerre de 14. Ils constituent une série de textes visant à clarifier certains problèmes de philosophie. Ils se composent de trois livres traitant respectivement de la connaissance par les sens, de l'expérience méthodique et de la connaissance discursive. 

L'extrait ci-dessous reproduit l'intégralité de la "Note sur l'inconscient" qui se trouve au chapitre XVI consacré au mécanisme (Livre II). Il est l'occasion pour Alain de revenir sur "cet abrégé du mécanisme" qu'est l'inconscient. Le mécanisme est, selon Alain, la doctrine d'après laquelle tous les changements dans l'univers sont des mouvements. Il critique toutefois la tendance à la simplification de la doctrine, notamment chez les disciples. Il faut toujours garder à l'esprit que rien dans les apparences n'impose l'hypothèse du mouvement et donc maintenir une certaine rigueur dans les analyses. 

La critique qu'Alain adresse à l'inconscient est du même ordre que celle qu'il adresse au mécanisme. Il ne remet pas en cause la notion d'inconscient en tant que telle, mais seulement la tendance qui consiste à le grossir démesurément. Pour Alain, l'inconscient est "un effet de contraste dans la conscience", il se rapproche de la notion d'instinct : à travers lui, c'est le corps qui s'exprime, comme lorsqu'Ajax dans l'Iliade sent ses jambes le pousser, il attribue cela à la poussée magique d'un dieu alors qu'en réalité il expérimente dans son corps la poussée de ses instincts. 

Que fait le psychiatre face à cela en recourant à l'inconscient ? Il invente un "monstre", "un personnage mythologique". Mais c'est moins à la psychanalyse de Freud qu'Alain s'en prend qu'au "freudisme", c'est-à-dire aux disciples qui se réclament de Freud : "le freudisme" résume-t-il est "un art d'inventer en chaque homme un animal redoutable". Or il faut se méfier du symbolisme facile, contre lequel d'ailleurs Freud lui-même mettait en garde, qui consiste à interpréter paresseusement les rêves, à y détecter des signes. Les symboles à interpréter dans les rêves sont en réalité souvent indirects, ce sur quoi Freud avait bien insisté. 

Il est indéniable que "l'homme est obscur à lui-même". Mais ce n'est pas pour cela qu'il faut considérer l'inconscient comme "un autre Moi" qui aurait "ses préjugés, ses passions et ses ruses" et qui serait une sorte d'ange diabolique en somme. Le seul Moi, la seule source des pensées, est le je. Cela est une nécessité morale précise Alain : la pensée est volontaire alors que le rêve ne l'est pas. Le principe du remord le démontre : si je m'en veux, c'est parce que je l'ai voulu. Et c'est cela qui nous hante. En appeler à l'inconscient pour s'excuser ou se dédouaner de ses responsabilités, c'est faire du corps l'autre de la pensée et refuser de faire place à la volonté du sujet. En ce sens, "l'inconscient est une idolâtrie du corps" : le corps devient une idole, une image adulée comme si elle était le Moi. Cette idolâtrie provient du fait que l'inconscient fait peur et intrigue.

Alain termine par comparer l'inconscient avec l'hérédité biologique. Il s'agit d'un "fantôme du même genre" précise-t-il. Il détecte une peur comparable, celle de l'enfant qui manque de confiance en soi et sur qui pèse l'ombre du père. Or pour Alain, "le génie de l'enfance, c'est de se fier à l'esprit du père par une piété rétrospective", il ne s'agit pas de suivre ce qu'aurait fait le père à la lettre, on ne recommence pas la même vie que lui car "rien ne me force". Alain réaffirme ainsi l'existence de la liberté et souligne la possibilité du recommencement, celle que l'on trouve aussi dans le cogito cartésien qui se veut un nouveau départ dans la philosophie fait à partir de la conscience. Il ne s'agit pas d'observer "un culte de l'ancêtre", ce serait paresseux, voire même ne pas vraiment l'aimer, car ce qu'il faut chercher, c'est l'esprit, ne pas reproduire la vie, mais faire mieux, être ce que notre ancêtre méritait d'être. C'est cela, aux yeux d'Alain, l'authentique hérédité : moins le poids du mécanisme, de la reproduction, que sa transformation en autre chose. La fonction de la philosophie est justement de révéler cette dimension éthique qui est toujours à prendre en compte quand on s'intéresse aux interprétations mécanistes du monde, que l'on parle de l'hérédité ou de l'inconscient.

Texte

"Il y a de la difficulté sur le terme d'inconscient. Le principal est de comprendre comment la psychologie a imaginé ce personnage mythologique. Il est clair que le mécanisme échappe à la conscience, et lui fournit des résultats (par exemple, j'ai peur) sans aucune notion des causes. En ce sens la nature humaine est inconsciente autant que l'instinct animal et par les mêmes causes. On ne dit point que l'instinct est inconscient. Pourquoi ? Parce qu'il n'y a point de conscience animale devant laquelle l'instinct produise ses effets. L'inconscient est un effet de contraste dans la conscience. On dit à un anxieux : « Vous avez peur », ce dont il n'a même pas l'idée ; il sent alors en lui un autre être qui est bien lui et qu'il trouve tout fait. Un caractère, en ce sens, est inconscient. Un homme regarde s'il tremble afin de savoir s'il a peur. Ajax, dans l'Iliade, se dit : « Voilà mes jambes qui me poussent ! Sûrement un dieu me conduit !» Si je ne crois pas à un tel dieu, il faut alors que je croie à un monstre caché en moi. En fait l'homme s'habitue à avoir un corps et des instincts. 

Le psychiatre contrarie cette heureuse disposition ; il invente le monstre ; il le révèle à celui qui en est habité. Le freudisme, si fameux, est un art d'inventer en chaque homme un animal redoutable, d'après des signes tout à fait ordinaires ; les rêves sont de tels signes ; les hommes ont toujours interprété leurs rêves, d'où un symbolisme facile. Freud se plaisait à montrer que ce symbolisme facile nous trompe et que nos symboles sont tout ce qu'il y a d'indirect. Les choses du sexe échappent évidemment à la volonté et à la prévision ; ce sont des crimes de soi, auxquels on assiste. On devine par là que ce genre d'instinct offrait une riche interprétation. 

L'homme est obscur à lui-même ; cela est à savoir. Seulement il faut éviter ici plusieurs erreurs que fonde le terme d'inconscient. La plus grave de ces erreurs est de croire que l'inconscient est un autre Moi ; un Moi qui a ses préjugés, ses passions et ses ruses ; une sorte de mauvais ange, diabolique conseiller. Contre quoi il faut comprendre qu'il n'y a point de pensées en nous sinon par l'unique sujet, Je ; cette remarque est d'ordre moral. Il ne faut point se dire qu'en rêvant on se met à penser. Il faut savoir que la pensée est volontaire ; tel est le principe des remords : « Tu l'as bien voulu ! » On dissoudrait ces fantômes en se disant simplement que tout ce qui n'est point pensée est mécanisme, ou encore mieux, que ce qui n'est point pensée est corps, c'est-à-dire chose soumise à ma volonté ; chose dont je réponds. Tel est le principe du scrupule. Un moraliste comme Lagneau n'a pas bonne opinion de son corps, et il réforme son corps par volonté en domptant le geste et l'émotion. Il se dit : « Ce n'est rien ; c'est un frémissement d'esprits animaux, à quoi je ne consentirai point ».

L'inconscient est donc une manière de donner dignité à son propre corps ; de le traiter comme un semblable ; comme un esclave reçu en héritage et dont il faut s'arranger. L'inconscient est une méprise sur le Moi, c'est une idolâtrie du corps. On a peur de son inconscient ; là se trouve logée la faute capitale. Un autre Moi me conduit qui me connaît et que je connais mal. 

L'hérédité est un fantôme du même genre. « Voilà mon père qui se réveille ; voilà celui qui me conduit. Je suis par lui possédé ». Tel est le texte des affreux remords de l'enfance ; de l'enfance, qui ne peut porter ce fardeau ; de l'enfance, qui ne peut jurer ni promettre ; de l'enfance, qui n'a pas foi en soi, mais au contraire terreur de soi. On s'amuse à faire le fou. Tel est ce jeu dangereux. On voit que toute l'erreur ici consiste à gonfler un terme technique, qui n'est qu'un genre de folie. La vertu de l'enfance est une simplicité qui fuit de telles pensées, qui se fie à l'ange gardien, à l'esprit du père ; le génie de l'enfance, c'est de se fier à l'esprit du père par une piété rétrospective, « Qu'aurait fait le père ? Qu'aurait- il dit ? » Telle est la prière de l'enfance. Encore faut-il apprendre à ne pas trop croire à cette hérédité, qui est un type d'idée creuse ; c'est croire qu'une même vie va recommencer. Au contraire, vertu, c'est se dépouiller de cette vie prétendue, c'est partir de zéro. « Rien ne m'engage »; « Rien ne me force ». « Je pense, donc je suis ». Cette démarche est un recommencement. Je veux ce que je pense et rien de plus. La plus ancienne forme d'idolâtrie, nous la tenons ici ; c'est le culte de l'ancêtre, mais non purifié par l'amour. « Ce qu'il méritait d'être, moi je le serai ». Telle est la piété filiale. 

En somme, il n'y a pas d'inconvénient à employer couramment le terme d'inconscient ; c'est un abrégé du mécanisme. Mais, si on le grossit, alors commence l'erreur; et, bien pis, c'est une faute."

- Alain, Eléments de philosophie (1916), Livre II, Chapitre XVI, "Du mécanisme", "Note sur l'inconscient", Gallimard, 1941, p. 155 (ouvrage disponible en version électronique ici, p. 136-137).

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