Jean Baudrillard est un philosophe qui ausculte les sociétés industrielles avancées. Par une approche non critique, mais que l’on peut qualifier de synchronique, il cherche à diagnostiquer ce qui se dissimule dans les évènements. Ce qui l’intéresse, ce sont les passages qui redistribuent les états de choses, la façon dont se redéploient, à un moment donné, les règles du jeu. Son postulat méthodologique est que, pour comprendre la société dans laquelle nous vivons, il faut en saisir les nouvelles règles en jouant à l’intérieur de celle-ci. Baudrillard est donc en rupture avec la position critique qui juge un état de fait en se plaçant d’un point de vue extérieur à la société. Il faut jouer le jeu pour le comprendre et s’en saisir. Ainsi son constat est que l’individu comme concept historique et comme utopie est mort. A sa place, émerge un individu de synthèse, une particule neutre liée aux réseaux et à la société de masse.
Pour Baudrillard, il faut tout d’abord distinguer la notion de sujet de la notion d’individu. Un sujet s’affronte à l’altérité, c’est un individu avec sa subjectivité et ses passions. Il repose sur une division, c’est pourquoi on peut psychanalyser un sujet et non pas un individu : un sujet est un individu qui se crée une structure et une subjectivité. Mais la configuration de nos sociétés contemporaines ne laisse plus la place à la division ou à la négation : l’individu n’est plus ce sujet affronté à l’autre, ou même ayant intériorisé le groupe, donc divisé en lui-même. Il n’y a plus qu’un individu seul, c'est-à-dire quelque chose d’indivisée, comme « une bulle » précise Baudrillard dans "Le sujet et son double". Cet individu est une monade avec ses propres images et ses propres moyens de formation. Elle fonctionne pour elle-même et ne s’affronte plus à l’altérité. Elle est dans un rapport du même au même. L’individu est une sorte de spectre, de fantôme qui hante encore l’espace après la mort du sujet. Si l’individu moderne est ce qu’on peut appeler un sujet, l’individu postmoderne est lui un individu spectral, c'est-à-dire un clone du sujet dont il manque la structure et la spécificité.
Dans les sociétés contemporaines, l’individu n’est pas un produit original car il résulte de la fonction de masse. Le sujet au contraire émergeait d’une autre société, d’une période où l’individualité était héroïsée. La notion de sujet avait une force, une exigence, une autre ambition, alors que la notion d’individu est le résultat de l’insignifiance du sujet. Cela ne veut pas dire l’individu avec ses spécificités est amené à disparaître. En tant que réflexion du sujet, donc existence seconde du sujet, la notion d’individu peut même prétendre à une existence éternelle. Le sujet en tant que notion utopique et héroïque a eu une existence brève. Mais l’individu en tant que formation artificielle et de synthèse est une prothèse. Il a donc une sorte d’éternité. Les artefacts, c'est-à-dire ce qui vient dans une période après, postérieure, postmoderne, ont une plus longue durée. Simplement, ils ne font plus partie d’une aventure mais d’un système de défense. Cet individu a une grande permanence car il fait corps avec le fonctionnement de masse, le fonctionnement en réseau, dans lequel l’individu n’a pas d’autre choix que de mettre en place une défense, une couverture, de rechercher l’immunité. Mais, en tant que tel, l’individu n’a plus un grand intérêt, ni une grande valeur stratégique. Baudrillard ne voit pas comment on peut s’appuyer sur lui pour relancer un ordre politique ou une perspective révolutionnaire : il « reste un individu sans alternative, sans altérité » (Ibid.).
Ce changement s’explique parce que la culture de l’individu a changé. La culture du sujet était une culture de l’action, mais la culture de l’individu, est une culture de l’opération. La culture de l’individu est composée de ses machines, de ses prothèses, de son look et de ses images. Une culture de l’action a besoin de se transcender dans des idéaux. Mais une culture de l’opération intègre l’individu comme une fonction dans le réseau et la masse. En conséquence, l’individu n’a plus besoin de se transcender car « il ne faut pas qu’il se débranche » (Ibid.), il faut qu’il soit branché, donc qu’il soit toujours connecté. C’est une nouvelle définition, voire une indéfinition de l’individu. L’individu est sans aucune détermination personnelle, il n’est plus qu’une opération, une fonction dans un ensemble.
Pour Baudrillard, le retour de l’individualisme correspond à l’apparition du spectre du sujet, à la résurgence d’un individu, mais sur le mode spectral, c'est-à-dire sans structure et sans idéal. L’individu contemporain est celui qui se cherche des idéaux comme le fait le sujet, mais qui s’affronte continument à l’insignifiance de ses orientations sociales, politiques, religieuses, voire même sexuelles. Cela s’explique par le fait que le sujet est devenu un individu sans individualité, un individu sans profondeur, sans densité, sans référent, bref un individu sans l’individu, un individu standard réduit à sa fonction d’opérateur. Face à ce diagnostique, le désespoir n’est pas une réaction appropriée nous dit Baudrillard. Il faut accepter cet état de fait et passer à une nouvelle manière de comprendre le monde. Il ne s’agit plus de critiquer ses lois en prenant une posture objective, il s’agit plutôt d’en comprendre les règles de l’intérieur pour pouvoir les saisir et jouer avec elles.
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