Dans La fatigue d’être soi. Dépression et Société [1998], Ehrenberg réalise une histoire sociologique de la dépression. Il réalise son travail à partir de revues médicales et en étudiant comment les pathologies dépressives sont différemment décrites selon l’époque où elles sont détectées. Selon Ehrenberg, l’individualisation est une norme sociale qui contraint les individus dans les sociétés modernes. Dans les sociétés traditionnelles, la norme est qu’il faut obéir, mais dans les sociétés modernes la norme est qu’il faut être soi-même, être libre. Or à chaque fois, ceux qui ne parviennent pas à entrer dans la norme développent une pathologie. Au sein des sociétés modernes, Ehrenberg distingue deux âges de l’individualisme.
Dans les années 60-70, la norme sociale dominante est « l’identité individuelle ». C’est l’idée qu’il faut être soi-même. Cette exigence provoque chez certains individus qui ont du mal à s’adapter une pathologie spécifique : « l’insécurité identitaire ». Ce sont les individus qui déclarent ne pas réussir à se trouver. Pour résoudre cette pathologie, la psychologie invente une thérapie : la thérapie de groupe. Dans les années 80, la norme dominante de l’individualisme est celle de l’action individuelle et du culte de la performance, cela se traduit par l’exigence de la part de l’individu de la manifestation de ses capacités à entreprendre, à être un battant, un gagnant etc. La pathologie corrélative est la peur d’échouer. La thérapie est le Prozac, le Viagra, tous ces médicaments qui servent à combattre la panne.
On peut dire qu’aujourd'hui ces deux types d’individualisme coexistent. Mais de nouvelles normes et donc de nouvelles pathologies apparaissent dans les années 80. On a ainsi dans l’individualisme contemporain une peur profonde de la part des individus à être soi-même. En conséquence, si un individu échoue dans tout, son moi devient trop lourd à porter : il ne fait plus de projet, ne communique plus, etc. Le déprimé est l’envers de l’individu individualisé contemporain. Dans ce contexte, c’est le déprimé qui fait apparaître quelles sont les normes de socialisation.
On peut rapprocher La fatigue d’être soi du livre de Houellebecq : Extension du domaine de la lutte. Ce roman paru en [1994] est la chronique d’une dépression analysée comme un symptôme de l’individualisme contemporain. L’originalité de Houellebecq est de tenir un discours critique sur la psychologie et la psychanalyse qui, selon lui, font finalement le jeu de l’individualisme plutôt que de régler le problème de la dépression. Vers la fin du roman, la dépression devenant de plus en plus insupportable, le narrateur décide de suivre les conseils de son médecin et d’aller en maison de repos. Lors d’entretiens avec la psychologue, il s’entend reprocher « de parler en termes trop généraux, trop sociologiques ». Elle lui conseille de s’impliquer, d’essayer de se « recentrer sur lui-même ». A quoi le narrateur lui répond : « Mais j’en ai un peu assez, de moi-même ». La psychologue joue le jeu de l’individualisme car elle recentre l’individu sur lui-même et le rend responsable de ses problèmes. En réduisant des problèmes sociaux à des problèmes psychologiques, elle prolonge la situation de fatigue d’être soi. La psychologue poursuit ainsi : « En tant que psychologue je ne peux accepter un tel discours, ni le favoriser en aucune manière. En dissertant sur la société vous établissez une barrière derrière laquelle vous vous protégez ; c’est cette barrière qu’il m’appartient de détruire pour que nous puissions travailler sur vos problèmes personnels » (EDL, p. 145).
Or pour Alain Ehrenberg la dépression est justement « la pathologie d’une société où la norme n’est plus fondée sur la culpabilité et la discipline mais sur la responsabilité et l’initiative ». Autrement dit, on a un basculement historique où l’on passe de « l’angoisse névrotique » à la « fatigue d’être soi ». Selon Freud, la névrose provient d’une impossibilité pour un homme d’accepter le degré de renoncement que la société lui impose. Dans une société où les règles sociales se relâchent et où l’individualisation est croissante, la dépression devient la pathologie dominante, car cette fois la norme est l’individu. La dépression est une pathologie de l’individu moderne qui lui rappelle que tout n’est pas possible. Elle résulte du fait que l’homme ne peut plus faire face aux renoncements que son individualité lui impose. C’est pourquoi on passe de ce que Houellebecq appelle le « domaine de la règle » au « domaine de la lutte » (EDL, p.14), c'est-à-dire du poids de la société et de ses règles sociales au poids de l’initiative individuelle.
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