Sous titré Une éthique pour la civilisation technologique, le Principe Responsabilité (1979) de Hans Jonas (1903-1993) propose une nouvelle conception de la morale au moment où la science offre à l'homme un pouvoir qui semble désormais sans limite. L'enjeu du livre est de refonder une ligne de conduite à partir du principe Responsabilité dont le modèle est la relation entretenue entre un parent et son enfant. Les conséquences des activités humaines ont rendu incertain l'avenir de l'espèce humaine et de la nature. Il devient donc primordial pour l'humanité de prendre conscience de sa puissance et de penser ce qu'elle implique afin d'assurer un avenir aux générations futures.
Dans l'extrait ci-dessous, Jonas formule à la manière de Kant un nouvel impératif catégorique. Pour Kant, un impératif catégorique se distingue d'un impératif hypothétique au sens où ce dernier se fait selon une fin particulière, il est lié au but poursuivi. Au contraire, l'impératif catégorique désigne ce qui doit être fait inconditionnellement, il n'a pas besoin d'autres justifications. L'impératif catégorique kantien formulé pour la première fois dans les Fondements de la métaphysique des moeurs (1785) s'énonce notamment ainsi : "agis seulement d'après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle".
Comme Kant, Jonas propose plusieurs formulations de son nouvel impératif. Il part de l'idée d'une insuffisance de la morale telle que Kant l'avait définie. En effet, dans la formulation kantienne, l'agir moral ne concerne que les hommes entre eux. L'une des autres formulations de l'impératif kantien était : "agis de façon telle que tu traites l'humanité, aussi bien dans ta personne que dans toute autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen". Ainsi, l'éthique traditionnelle concerne d'abord les rapports humains ; les animaux ou la nature s'en trouvent exclus.
Pour qu'une morale soit possible, il faut supposer des êtres responsables, c'est-à-dire capables de se reconnaître comme étant à l'origine de leurs actes et d'en répondre par rapport à autrui. Or les animaux ou la nature ne peuvent pas répondre de leurs actes, il est donc difficile de penser une éthique qui nous oblige vis-à-vis d'eux. Mais Jonas plaide pour un élargissement du cercle de l'éthique à tout le vivant, à la nature et même vis-à-vis des générations futures. Comment ? Peut-être que le moyen de dépasser la difficulté est de situer cette nouvelle obligation au-delà du raisonnement moral classique.
La morale kantienne fonde l'impératif catégorique sur une non contradiction logique : on ne peut pas vouloir quelque chose qu'on ne veut pas qu'on nous fasse. Par exemple, si je ne veux pas qu'on me tue, en toute logique, je ne peux pas vouloir tuer. Or le nouvel impératif posé par Jonas s'affranchit de cette rationalité classique et c'est pourquoi "l'atteinte portée" à cet impératif "n'inclut aucune contradiction rationnelle". En effet, on peut vouloir sa propre disparition et la disparition de l'humanité, préférer un moment bref et intense d'accomplissement de soi-même à l'ennui d'une vie médiocre. Ce n'est pas contradictoire sur le plan rationnel.
L'élargissement du cercle de l'éthique que propose Jonas se situe sur un autre plan : il est "un axiome sans justification". Il propose ainsi un nouveau principe pour une éthique adaptée au temps présent : "Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre". Cela signifie que si l'on peut vouloir pour soi-même une vie intense en sacrifiant son avenir, on ne doit pas le faire pour l'humanité entière. Il faut donc intégrer dans les maximes régissant nos actions ce qui n'a pas encore d'existence, à savoir "le non-être des générations futures".
Il reconnaît toutefois la difficulté de la tentative : "ce n'est pas du tout facile, et peut-être impossible sans recours à la religion". Il s'agirait donc d'un impératif qui se rapprocherait davantage du domaine de la foi et de la croyance. Il nécessiterait aussi une révision de notre ontologie, c'est-à-dire de notre vision de l'être, car effectivement les générations futures ne sont pas encore. Ainsi, elles ne peuvent pas avoir un "droit à l'existence". Pourtant, à partir de ce nouveau principe, Jonas pense la possibilité d'un droit à l'existence des générations futures, mais il faut le considérer comme un axiome, c'est-à-dire une vérité indémontrable qui dispose d'une forme d'évidence de l'ordre de l'intuition plus que de la raison.
Texte
"Un impératif adapté au nouveau type de l’agir humain et qui s’adresse au nouveau type de sujets de l’agir s’énoncerait à peu près ainsi : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre » ; ou pour l’exprimer négativement : «Agis de façon que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d’une telle vie» ; ou simplement : « Ne compromets pas les conditions pour la survie indéfinie de l’humanité sur terre » ; ou encore, formulé de nouveau positivement : « Inclus dans ton choix actuel l’intégrité future de l’homme comme objet secondaire de ton vouloir ».
On voit sans peine que l’atteinte portée à ce type d’impératif n’inclut aucune contradiction d’ordre rationnel. Je peux vouloir le bien actuel en sacrifiant le bien futur. De même que je peux vouloir ma propre disparition, je peux aussi vouloir la disparition de l’humanité. Sans me contredire moi-même, je peux, dans mon cas personnel comme dans celui de l’humanité, préférer un bref feu d’artifice d’extrême accomplissement de soi-même à l’ennui d’une continuation indéfinie dans la médiocrité.
Or le nouvel impératif affirme précisément que nous avons bien le droit de risquer notre propre vie, mais non celle de l’humanité ; et qu’Achille avait certes le droit de choisir pour lui-même une vie brève, faite d’exploits glorieux, plutôt qu’une longue vie de sécurité sans gloire (sous la présupposition tacite qu’il y aurait une postérité qui saura raconter ses exploits), mais que nous n’avons pas le droit de choisir le non-être des générations futures à cause de l’être de la génération actuelle et que nous n’avons même pas le droit de le risquer.
Ce n’est pas du tout facile, et peut-être impossible sans recours à la religion, de légitimer en théorie pourquoi nous n’avons pas ce droit, pourquoi au contraire nous avons une obligation à l’égard de ce qui n’existe même pas encore et ce qui « de soi » ne doit pas non plus être, ce qui du moins n’a pas droit à l’existence, puisque cela n’existe pas. Notre impératif le prend d’abord comme un axiome sans justification."
- Hans Jonas, Le Principe Responsabilité (1979), Chapitre I : "La transformation de l'essence de l'agir humain", Partie V : "Anciens et nouveaux impératifs", points 2 et 3, trad. J. Greisch, Flammarion, coll. "Champs", 2005, p. 40-41.
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