lundi 9 mai 2016

Cours - La religion

Introduction

Dans le langage courant, les religions renvoient à différents systèmes de croyances, impliquant un certain nombre de pratiques comme par exemple la prière, reconnaissant un principe supérieur tel un (monothéisme) ou plusieurs dieux (polythéisme) et propre généralement à une civilisation particulière (par exemple : la civilisation judéo-chrétienne, la civilisation arabo-musulmane, etc.). La religion suppose des rites, des cultes rendus, des cérémonies. Elle sépare un monde laïc et profane, celui de tout un chacun et un monde sacré, réservé à la consécration de ce principe supérieur. Elle engage enfin une certaine relation avec la ou les divinités ainsi que l'observance de règles dont elle prescrit l'application.

Etymologiquement, religion vient du latin religio qui signifie "attention scrupuleuse", idée que l'on retrouve dans l'expression "respect religieux" ou encore dans le mot "vénération" qui désigne un grand respect fait d'adoration et de crainte. Selon Cicéron, religion viendrait de relegere qui signifie "recueillir", "rassembler" et selon Lucrèce, de religare "relier", qui est une étymologie critiquable, même si elle a le mérite d'éclairer le sens du mot, la religion étant à la fois ce qui relie les hommes entre eux dans leur distinction essentielle avec la divinité (lien horizontal), mais aussi ce qui relie les hommes à la divinité elle-même (lien vertical). 

Ainsi, la religion semble être un fait universel aussi ancien que l'humanité. Elle est ambivalente car elle peut être associée à la fois à la paix ("paix intérieure", mais aussi partage de valeurs morales entre les individus d'une communauté) et à la guerre (notamment les guerres de religion, le terrorisme). En outre, elle permet de donner un sens à l'existence, de trouver du réconfort dans les moments difficiles, mais elle apparaît également comme une entrave possible au progrès, celui de la raison et des sciences en général. 

Quelle est la fin de la religion ?  

1. La vérité par le coeur 

Dans ses Pensées (1670) et plus précisément le fragment 101 (édition Le Guern), Blaise Pascal (1623-1662) présente sa propre voie d'accès à la connaissance de Dieu qui repose sur sa notion fondamentale de "coeur". Il constitue, selon lui, le fond de la nature de l'homme et détermine à la fois la connaissance des premiers principes et son affectivité. A partir de ce que sent le coeur, la raison va élaborer des raisonnements et tirer des conséquences, dans le domaine de la science comme dans celui de la foi. 

Pour Pascal, la raison et le coeur sont deux moyens d'accès à la vérité : "nous connaissons la vérité non seulement par la raison mais encore par le coeur". Mais la raison et le coeur ne connaissent pas la même chose. Le coeur est ce qui permet de connaître "les premiers principes", ce que la raison ne peut pas faire. Pascal cite en exemple les pyrrhoniens. En effet, les disciples de Pyrrhon (philosophe grec ayant vécu entre 360–275 av. J.-C.) appliquent la doctrine de leur maître qui se caractérise par un scepticisme radical : douter de tout, y compris du fait de douter. L'argument de Pascal pour les contrer est le suivant : nous sentons bien que nous ne dormons point et pourtant, la raison ne sait pas comment s'y prendre pour démontrer ce qui peut permettre de distinguer le rêve de la réalité. Il s'agit d'un sentiment. C'est donc que l'on peut se fier au "coeur".

Le degré de certitude auquel le coeur permet d'accéder n'est pas moins grand que celui que l'on peut obtenir dans les mathématiques, dans la connaissance de l'espace, du temps, du mouvement ou des nombres. Mieux : les vérités du coeur, les premiers principes, servent d'appui à la raison pour fonder  ses raisonnements : le coeur sent d'abord, la raison démontre ensuite ou comme le résume Pascal, "les principes se sentent, les propositions se concluent". On se trompe toutefois à vouloir expliquer les principes que sent le coeur par la raison, de la même façon qu'on ne peut pas rendre compte des démonstrations de la raison en les faisant sentir. Comme le dit ailleurs Pascal : "le coeur a ses raisons que la raison ne connaît point" (Pensées, "Preuves par discours I", Lafuma 423, Sellier 680, Le Guern 397).

L'impuissance de la raison à rendre compte des principes du coeur ne doit pas conduire à expurger le coeur du domaine de la connaissance. Au contraire, pour Pascal, cette impuissance doit justement servir à humilier la raison afin de la modérer dans ses prétentions à tout connaître, "comme s'il n'y avait que la raison qui était capable de nous instruire". Il s'en faut bien sûr de beaucoup pour que nous puissions tout connaître par instinct et par sentiment : nous avons "très peu de connaissances de cette sorte" regrette Pascal. Mais si la nature est ainsi faite que la grande majorité des connaissances nous est accessible seulement par la raison, il demeure qu'une partie de celles-ci doit être réservée aux vérités du coeur. 

Or la religion, le sentiment religieux, fait partie justement de ces vérités du coeur. C'est pourquoi ceux qui l'ont sont "bien heureux" et les autres le sont forcément moins selon Pascal. Ces derniers ne peuvent accéder à  Dieu qu'au moyen, impropre, de raisonnements. Dieu, pourrait-on dire, ne leur est pas sensible car seul le coeur est capable d'aimer. C'est là une différence fondamentale : si l'on peut accéder à Dieu par la métaphysique et les raisonnements théoriques, l'attachement à lui est moindre selon qu'on y accède par les raisonnements ou directement par la voie sensible du coeur. La raison cherche à atteindre Dieu au moyen d'un concept et de ses attributs, alors que le Dieu de la religion chrétienne est un Dieu d'amour, accessible surtout par la foi. 

2. La liberté religieuse

Dans la Préface du Traité théologico-politique (1670), Spinoza (1632-1677) présente l'objectif de son ouvrage et notamment sa thèse principale : "la liberté de penser, non-seulement peut se concilier avec le maintien de la paix et le salut de l’État, mais même qu’on ne pourrait la détruire sans détruire du même coup et la paix de l’État et la piété elle-même". 

A son époque, les conflits confessionnels sont nombreux et l'enjeu est d'éviter que l'Etat ne se saisisse de ces questions pour imposer une manière de voir qui soit préjudiciable à la liberté de penser. Au contraire, l'Etat doit se borner à être le garant des libertés. On trouve dans cette phrase les échos du libéralisme politique de Spinoza ainsi que du concept de laïcité (quoique le mot ne soit pas prononcé par lui) compris comme principe de séparation du politique et du religieux.

Spinoza critique le régime monarchique, type de régime, qui contrairement au régime républicain des Provinces-Unies dont fait partie la province de Hollande et où vit Spinoza, se caractérise par la tromperie : les hommes "croient combattre pour leur salut en combattant pour leur esclavage". L'un des ressorts de ce régime consiste à se servir de la religion pour entretenir un climat de peur et asservir le peuple. En outre, il ne sert l'intérêt et l'orgueil que d'un seul homme : le monarque. Spinoza ne critique donc pas la religion en général, mais prévient de son possible dévoiement : son détournement à des fins personnelles et autoritaires. 

Cette instrumentalisation de la religion par l'Etat conduit à entraver "le libre exercice de la raison de chacun" : en effet, si l'Etat dit ce qu'il faut penser en matière religieuse, il doit mettre en place une censure, défendre des dogmes et donc empêcher toute critique de ceux-ci. Pour Spinoza, la conséquence ne peut être que la guerre civile : "dès lors des opinions sont imputées à crime et punies comme des attentats". La violence engendre la violence et cette répression ne profite pas à la paix de l'Etat, mais sert seulement aux persécuteurs pour assouvir leur haine. 

Que doit faire l'Etat en face des multiples religions qui peuvent exister en son sein ? Se borner à "réprimer les actes, en laissant l'impunité aux paroles". Dans ce cas, les controverses religieuses en restent au stade de la discussion et ne dégénèrent plus en guerres civiles. Paradoxalement, lorsqu'on en appelle à l'intérêt de l'Etat pour censurer des opinions religieuses, on génère des troubles alors qu'on voulait au départ les apaiser. Autrement dit, c'est l'intervention de l'Etat qui exacerbe les troubles. On voit ici une traduction du libéralisme dans le domaine politique : on fixe un cadre à l'action de l'Etat consistant à assurer les libertés individuelles et on dénonce les effets pervers de son intervention.

Spinoza fait ainsi l'éloge de la République des Provinces-Unies où "chacun dispose d'une liberté parfaite de penser et d'adorer Dieu à son gré". La liberté de penser permet le maintien de la paix de l'Etat puisque chacun peut discuter des matières religieuses librement et que l'Etat ne sanctionne que ceux qui passent des paroles aux actes. Par conséquent, détruire cette liberté, c'est conduire l'Etat à sa ruine, mais aussi détruire "la piété elle-même", c'est-à-dire défaire l'attachement à la religion. Vouloir restreindre la liberté de penser c'est à la fois détruire le politique et le religieux. En effet, pour Spinoza, le rapport à la religion qui s'appuie sur la crainte n'est en fait que de la superstition car le lien avec Dieu doit reposer non sur la peur mais sur l'amour. C'est en cela que liberté et piété religieuse se complètent. 

3. La connaissance de nos devoirs

Dans la quatrième partie La Religion dans les limites de la simple raison (1793), Kant (1724-1804) estime que la morale peut conduire à la religion : l'idée de l'existence de Dieu peut être considérée comme un postulat pratique car elle est nécessaire subjectivement du point de vue de l'action. Il donne de la religion la définition suivante : "la religion (considérée subjectivement) est la connaissance de tous nos devoirs en tant que commandements divins" (IV, Section 1). Cette définition doit permettre d'éviter de mauvaises interprétations du concept général de religion. Kant en donne deux raisons.

La première est que cette définition ne nécessite pas un savoir assertorique, c'est-à-dire de poser l'existence de son objet, à savoir en l'occurrence l'existence de Dieu. En effet, comme le montre La Critique de la raison pure (1781), il est impossible de démontrer que Dieu existe ou qu'il n'existe pas parce qu'il est un objet au-delà du sensible, suprasensible. Or il ne peut y avoir de connaissance que de ce dont on peut faire l'expérience. Par conséquent, la confession de foi qui consiste à expliquer ce qu'est Dieu pour nous, est condamnée à n'être qu'une description subjective du divin. Ainsi, comme  l'existence Dieu est inconnaissable, tout ce que nous pouvons en dire risque d'être une "imposture", de tromper par de fausses apparences.

En revanche, la définition de Kant permet de faire de Dieu une hypothèse : si notre raison nous commande d'agir moralement, elle le fait par rapport à un objet et cet objet c'est possiblement Dieu. Il y a là une place possible pour "une foi pratique". Cette foi pratique est à la fois libre et assertorique :
  • libre car contingente, nous sommes incités à agir moralement, mais pas contraint de le faire ; 
  • assertorique car la raison ne peut rien dire de Dieu, c'est la foi qui pose librement son existence, la foi intervient comme la promesse d'un "effet final de la raison"

La foi n'a besoin que de l'Idée de Dieu. Or tout effort moral sérieux, c'est-à-dire soutenu par la foi, visant le bien, aboutit à cette idée. La raison ne peut pas, à partir de là, prétendre pouvoir assurer que Dieu existe réellement. La seule connaissance nécessaire à l'agir moral est de considérer la possibilité qu'un Dieu existe. Sur le plan moral, c'est une raison suffisante pour motiver une bonne action. 

La deuxième raison est que cette définition évite de considérer la religion comme "un ensemble de devoirs particuliers immédiatement rapportés à Dieu", autrement dit, elle permet de distinguer les actions accomplies par devoir et celles qui ressemblent davantage à "des obligations de cour". Pour Kant, accomplir des actions morales dans le but de plaire à Dieu n'est qu'une tentative de le flatter par des actions extérieures et sensibles. Or "Dieu ne peut rien recevoir de nous et [...] nous ne pouvons agir sur lui et pour lui". Le croire relève du domaine de la fausse croyance, voire de la superstition.

L'agir moral selon Kant est du domaine de "l'intention", c'est-à-dire que ce sont les motivations des actions qui doivent nous intéresser et ces motivations sont à la fois intérieures et intellectuelles. Dans la conception kantienne de la religion - religion que Kant appelle d'ailleurs "universelle", donc valable indépendamment du contenu particulier de chaque religion - seule compte la fin de nos actions. Or cette fin n'est pas d'être agréable à Dieu, mais ce pourquoi nous agissons moralement ou accomplissons notre devoir. Cette intention est pure lorsque n'entre aucune autre considération que la volonté d'agir par devoir.

4. L'opium du peuple

Dans Contribution à la critique de la Philosophie du droit de Hegel (1844), Karl Marx (1818-1883) part de l'analyse de la religion faite par Feuerbach dans l'Essence du christianisme (1841). Feuerbarch réalise une critique de la religion chrétienne et établit que la religion est faite par les hommes. Mais Marx lui reproche d'avoir placé l'homme en dehors de la réalité, car selon lui, l'homme doit être vu primordialement dans sa dimension sociale : "l'homme, c'est le monde de l'homme", c'est-à-dire "l'Etat, la société". Ce sont l'Etat et la société qui produisent la religion, non pas l'homme en tant qu'abstraction. 

Pour Marx, l'Etat est la forme par laquelle les individus d'une classe dominante font valoir leurs intérêts communs. Quant à la société, elle renvoie à l'ensemble des rapports matériels des individus à l'intérieur d'un stade de développement déterminé des forces productives. Ce que l'Etat et la société produisent dans la religion n'est donc qu'"une conscience erronée du monde", ils en font la vérité ultime alors qu'elle n'est, pour Marx, que la manifestation théorique de cet équilibre des forces, "sa raison générale de consolation et de justification". Par conséquent, elle est une "réalisation fantastique de l'essence humaine", c'est-à-dire une création de l'imagination conduisant à figer l'homme dans une définition. Ce qui se joue en arrière plan, c'est l'acceptation de cet équilibre par la classe dominée. 

La misère, dans son sens religieux, renvoie à la condition humaine, à sa faiblesse, à son impuissance, à son néant. Cette misère est à la fois :
  • l'expression de la misère réelle : le soupir de la créature accablée ;
  • la protestation contre cette misère : l'esprit d'une époque sans esprit, un souffle sans vie, et en ce sens, la religion est "l'opium du peuple", elle endort sa protestation par une protestation silencieuse, l'espérance en la justice dans un autre monde. 
Pour Marx, il faut donc impérativement libérer le peuple de cette chimère d'un bonheur prochain, c'est-à-dire qu'il faut abolir les illusions et affronter la réalité des rapports sociaux, de leur violence. C'est une condition du "véritable bonheur du peuple". La critique de la religion que Marx appelle de ses voeux est "la critique de cette vallée de larmes dont la religion est l'auréole", autrement dit, de tout ce qui dans la religion permet d'évacuer la tristesse au lieu de la transformer en action.

L'ambition de Marx est de désillusionner l'homme pour le pousser à agir. La raison doit remplacer la religion comme moteur de l'homme. Il ne doit plus chercher à se définir en relation avec un Dieu tout puissant, mais prendre son indépendance et se mouvoir autour de lui-même. La métaphore des chaînes permet d'insister sur la condition asservie de l'homme sous la religion. Feuerbach a montré ces chaînes, Marx veut à présent que l'homme les casse. 

Marx fait de la philosophie un moyen au service de l'histoire : sa fonction iconoclaste, de briseuse d'images fausses telles que la religion n'est pas suffisante si elle ne s'attaque pas aussi aux images profanes que sa critique génère. Toute forme de renonciation à l'action - est ici visé le philosophe qui resterait prisonnier dans sa tour d'ivoire, qui ne ferait que dénoncer les formes de l'asservissement sans prendre sa part à la libération de ses congénères - est à proscrire, qu'elle soit religieuse ou profane. La perspective critique ne peut donc pas en rester à la religion, mais doit se poursuivre en une critique du droit. On passe ainsi du ciel à la terre, de la religion au droit, de la théologie à la politique. Autrement dit, il faut toujours en revenir au monde réel et aux rapports de force qui le structurent.

5. La mort de Dieu

C'est dans le § 125 du Gai savoir (1882) que Friedrich Nietzsche (1844-1900) annonce la mort de Dieu. Elle est faite par l'intermédiaire d'un personnage que Nietzsche décrit comme "insensé" ou "fou". Comment, en effet, Dieu, un être par définition éternel et immortel, pourrait-il mourir ? En réalité, derrière cette parabole, Nietzsche évoque la perte d'influence de l'Eglise et surtout la crise des valeurs qui caractérise l'Europe de la fin du XIXe siècle.

Intitulé "L'insensé", ce § 125 décrit l'arrivée d'un homme fou parmi une foule d'incroyants. Il cherche Dieu, mais tout le monde autour de lui rigole : "A-t-il donc été perdu ? disait l’un. S’est-il égaré comme un enfant ? demandait l’autre. Ou bien s’est-il caché ? A-t-il peur de nous ? S’est-il embarqué ? A-t-il émigré ?" La foule pense que ce fou ne semble pas savoir que Dieu s'en est allé. Mais contrairement à ce qu'elle croit, lui le sait et il vient justement leur apprendre comment. Ce personnage de l'insensé incarne ici la parole à la fois poétique et philosophique, le poète et le philosophe étant souvent considérés par la foule incrédule comme des fous. Dans l'imaginaire collectif, ils aperçoivent certaines choses qui restent invisibles aux autres hommes. 

Ainsi, par le truchement de son personnage, Nietzsche annonce : "Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c’est nous qui l’avons tué ! Comment nous consolerons-nous, nous, les meurtriers des meurtriers ?" Dieu ne s'en est pas allé, il a été tué par les hommes. Il ne s'agit pas ici d'un cri de triomphe car ce n'est manifestement pas une bonne nouvelle : "N’errons-nous pas comme à travers un néant infini ? Le vide ne nous poursuit-il pas de son haleine ? Ne fait-il pas plus froid ? Ne voyez-vous pas sans cesse venir la nuit, plus de nuit ?" L'insensé annonce donc une mauvaise nouvelle, celle de l'avènement du nihilisme. 

Le nihilisme pour Nietzsche renvoie au phénomène de dévalorisation des valeurs et à leur perte d'autorité régulatrice. "Dieu est mort" signifie que les hommes ne croient plus non seulement en Dieu mais également en toutes les autres valeurs posées comme des absolus : le bien et le mal, le juste et l'injuste, etc. Autrement dit, les hommes n'ont plus foi en l'existence d'un au-delà et perdent les repères moraux qui leur permettent d'orienter leurs actions. Désormais ils deviennent eux-mêmes créateurs de valeurs, mais il y a évidemment un risque : "La grandeur de cet acte n’est-elle pas trop grande pour nous", demande Nietzsche ? 

L'insensé dessine un nouveau chemin expiatoire après le meurtre de Dieu : "Ne sommes-nous pas forcés de devenir nous-mêmes des dieux pour du moins paraître dignes des dieux ?" L'homme se voit contraint à une nouvelle tâche, ce que Nietzsche thématise sous le terme de surhumain et qui signifie le dépassement de l'homme dans un nouveau type de rapport à la vie, avec des valeurs qui, au lieu de corrompre les instincts vitaux comme le fait la morale chrétienne en meurtrissant le corps, est capable de s'affranchir du nihilisme en adoptant une attitude positive face à la vie. 

Cependant, l'insensé reste lucide sur la portée de son discours : "mon temps n’est pas encore accompli", et de fait, les religions sont encore loin d'avoir disparues. Mais la question finale du paragraphe mérite d'être posée : "A quoi servent donc ces églises, si elles ne sont pas les tombes et les monuments de Dieu ?" Aujourd'hui, elles semblent surtout devenues des établissements touristiques que l'on visite comme des curiosités d'un temps passé. Si la religion est encore présente, elle ne structure plus la vie aussi intensément qu'avant. 

6. La névrose obsessionnelle de l'humanité

Au livre VIII de L'avenir d'une illusion (1927) Sigmund Freud (1856-1939) écrit un plaidoyer pour que les faits de culture ne soient plus interprétés du point de vue de la religion, mais rationnellement. L'objectif est d'éviter le déni de réalité. Il souligne plus précisément l'existence d'une "concordance" entre le besoin de religion et le besoin de protection de l'enfant.

Si Freud reconnaît qu'"il n'est pas bon de transplanter des concepts loin du sol sur lequel ils ont poussé", il est néanmoins possible d'approfondir une analogie afin d'émettre des hypothèses sur les conditions d'émergence de certains phénomènes, en l'occurrence dans cet ouvrage, de la religion. Freud envisage la religion du point de vue du désir : les représentations religieuses vont dans le sens de ce que l'on souhaite et c'est en cela qu'elles sont des illusions.

Mais Freud voit dans la religion davantage que "des accomplissements de souhait", elle comporte également "des réminiscences historiques significatives". En s'intéressant à la manière dont se fait le passage à la phase adulte, Freud remarque que l'enfant est traversé par d'importants flux pulsionnels, c'est-à-dire par de nombreux désirs, qu'il ne parvient pas toujours à contrôler et qui se trouvent, pour cette raison, refoulés. Le refoulement est un mécanisme psychique qui conduit, sous l'effet d'une censure liée à un interdit, à maintenir une pulsion à distance de la conscience. Il y a donc à l'origine "un motif d'angoisse" derrière le refoulement, la pulsion étant perçue comme un danger. 

L'important est que "la plupart de ces névroses d'enfant sont spontanément surmontées pendant la croissance". La névrose renvoie à un conflit psychique entre plusieurs désirs, une maladie du désir en quelque sorte, mais qui est aussi une traduction de ce qui se passe dans l'inconscient. Lorsque le conflit entre les différentes instances du psychisme est trop grand, il se produit des névroses telles que l'hystérie (manifestations fonctionnelles sans lésion organique, par exemple paralysie, cécité, etc. voire des crises émotionnelles), les phobies, les obsessions, etc. Dans ce cas, le traitement psychanalytique est capable de résoudre ces conflits. 

Développant son analogie, Freud fait l'hypothèse que ce qui se passe pour le passage de l'enfant à l'adulte est aussi valable pour l'histoire de l'humanité. L'enfance de l'humanité serait incarnée par l'homme préhistorique et la religion apparaîtrait dès l'origine comme "la névrose de contrainte universelle de l'humanité", c'est-à-dire que, "comme celle de l'enfant, elle serait issue du complexe d'Œdipe, de la relation au père". Ce complexe, dont le nom reprend celui du héros d'une tragédie de Sophocle, renvoie chez l'enfant à la combinaison du désir amoureux de la mère et de la haine du père perçu comme obstacle à la réalisation de ce désir. Or, selon Freud, tout enfant est confronté à ce complexe qu'il se doit de maîtriser à mesure qu'il grandit. La névrose apparaît justement lorsque cette maîtrise échoue. 

La religion fait intervenir l'équivalent d'un père en imaginant un Dieu. Ce Dieu est conçu comme étant à l'origine des différentes lois morales qui viennent régir les rapports humains, par exemple les dix commandements. C'est une façon pour l'homme de se rassurer : il invente un récit imaginaire, une illusion qu'il appelle religion, où Dieu le père devient le garant et le protecteur de lois divines. Elles permettent de combattre l'angoisse par la mise en place d'un certain nombre de rites, la codification de prières, etc.

Mais pour Freud, à mesure que l'humanité progresse, l'homme se détourne "avec la fatale inexorabilité d'un processus de croissance" de la religion et remplace ce mode d'explication  imaginaire par des arguments rationnels. Par exemple, le commandement "Tu ne tueras point" peut parfaitement s'expliquer par la nécessité d'assurer la vie en société en évitant que les hommes n'entrent dans une série de vengeances sans fin. Cela permettrait aux hommes de comprendre que ces commandements ne sont pas là pour les dominer mais pour servir leurs intérêts et au lieu de les considérer comme indiscutables, de pouvoir entreprendre de les améliorer.

Conclusion

Pour Pascal, la religion est un mode particulier de connaissance qui n'est pas de l'ordre de la raison mais davantage de l'ordre du coeur et du sentiment. Par conséquent, il vaut mieux chercher à aimer Dieu plutôt que de tenter de le connaître par des concepts et des raisonnements maladroits et abstraits. Le coeur a ses raisons que la raison ignore. 

Spinoza a réfléchi au rôle de l'Etat par rapport à la religion et a montré, conformément à la doctrine libérale politique, qu'il ne devait pas trop s'immiscer dans les affaires religieuses pour éviter qu'elles ne dégénèrent en guerres civiles. Son rôle doit être de garantir la liberté de penser plutôt que de dire quels sont les dogmes auxquels il faut croire. Spinoza est ainsi l'un des précurseurs de la notion de laïcité.

A travers son oeuvre critique, Kant sépare la foi de la connaissance en établissant que l'existence ou l'inexistence de Dieu ne peuvent pas faire l'objet d'une preuve indubitable. En revanche, il estime que du point de vue de la morale, la religion permet de connaître nos devoirs comme s'ils étaient des commandements divins, à savoir des commandements auxquels il faut se soumettre par devoir. 

Marx s'inscrit dans une perspective beaucoup plus hostile à la religion qu'il considère comme un opiacé pour le peuple, une substance lénifiante qui l'empêcherait de passer à l'action en lui faisant accepter sa misère réelle (conditions d'existence difficiles) au moyen d'une misère imaginaire (la misère de l'homme sans la religion, c'est-à-dire sans les illusions qui permettent de rendre la misère réelle supportable). 

Nietzsche est le témoin du développement du nihilisme, c'est-à-dire de la perte des repères moraux consécutive à l'affaiblissement de la religion chrétienne qui structure désormais de moins en moins les sociétés européennes. Il annonce ainsi la mort de Dieu, événement qui ouvre la possibilité d'un dépassement de la morale chrétienne, mais qui est aussi source de dangers comme le démontreront malheureusement les totalitarismes du XXe siècle.

Enfin, Freud constate également à sa manière une mise à distance progressive de la religion qu'il compare à une névrose obsessionnelle. Il estime en effet qu'elle est une illusion qui trouve sa source dans la préhistoire de l'humanité : les hommes avaient alors besoin d'établir une figure tutélaire rassurante pour lutter contre leurs angoisses. Ainsi, de ce point de vue, l'avenir de la religion semble se caractériser par un progrès croissant de la rationalisation du contenu des croyances.

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