Le Traité théologico-politique (1670) a été à l'origine publié de manière anonyme par Baruch Spinoza (1632-1677) à Amsterdam, ville où régnait à l'époque une certaine liberté de penser puisque de nombreux livres paraissaient alors qu'ils étaient interdits partout ailleurs. La thèse de son ouvrage est justement que la liberté de penser est indispensable à l'Etat et ce dernier doit, pour cette raison, non seulement la tolérer, mais également la favoriser.
Le texte ci-dessous est extrait de la Préface du Traité théologico-politique (TTP). Spinoza présente l'objectif de son ouvrage et notamment sa thèse principale : "la liberté de penser, non-seulement peut se concilier avec le maintien de la paix et le salut de l’État, mais même qu’on ne pourrait la détruire sans détruire du même coup et la paix de l’État et la piété elle-même". A son époque, les conflits confessionnels sont nombreux et l'enjeu est d'éviter que l'Etat ne se saisisse de ces questions pour imposer une manière de voir qui soit préjudiciable à la liberté de penser. Au contraire, l'Etat doit se borner à être le garant des libertés. On trouve ici les échos du libéralisme politique de Spinoza ainsi que du concept de laïcité (quoique le mot ne soit pas prononcé par Spinoza) comme principe de séparation du politique et du religieux.
Dans cette Préface, Spinoza critique le régime monarchique. Selon lui, ce type de régime, contrairement au régime républicain des Provinces-Unies dont fait partie la province de Hollande et où vit Spinoza, se caractérise par la tromperie : les hommes "croient combattre pour leur salut en combattant pour leur esclavage". L'un des ressorts de ce régime consiste à utiliser la religion afin de maintenir un climat de peur et asservir le peuple dans le but de satisfaire l'orgueil d'un seul homme, le monarque. Spinoza ne critique donc pas la religion en général, mais prévient contre son possible dévoiement : son détournement à des fins personnelles et autoritaires.
En outre, cette instrumentalisation de la religion par l'Etat conduit à entraver "le libre exercice de la raison de chacun" : en effet, si l'Etat dit ce qu'il faut penser en matière religieuse, il doit mettre en place une censure, défendre des dogmes et donc empêcher toute critique de ceux-ci. Pour Spinoza, la conséquence ne peut être que la guerre civile : "dès lors des opinions sont imputées à crime et punies comme des attentats". La violence engendre la violence et cette répression ne profite pas à la paix de l'Etat, mais sert seulement aux persécuteurs pour assouvir leur haine.
Que doit faire l'Etat en face des multiples religions qui peuvent exister en son sein ? Se borner à "réprimer les actes, en laissant l'impunité aux paroles". Dans ce cas, les controverses religieuses en restent au stade de la discussion et ne dégénèrent plus en guerres civiles. Paradoxalement, lorsqu'on en appelle à l'intérêt de l'Etat pour censurer des opinions religieuses, on génère des troubles alors qu'on voulait au départ les apaiser. Autrement dit, c'est l'intervention de l'Etat qui exacerbe les troubles. On voit ici une traduction du libéralisme dans le domaine politique : on fixe un cadre à l'action de l'Etat consistant à assurer les libertés individuelles et on dénonce les effets pervers de son intervention.
Spinoza fait ainsi l'éloge de la République des Provinces-Unies où "chacun dispose d'une liberté parfaite de penser et d'adorer Dieu à son gré". La liberté de penser permet le maintien de la paix de l'Etat puisque chacun peut discuter des matières religieuses librement et que l'Etat ne sanctionne que ceux qui passent des paroles aux actes. Par conséquent, détruire cette liberté, c'est conduire l'Etat à sa ruine, mais aussi "la piété elle-même", c'est-à-dire défaire l'attachement à la religion. Vouloir restreindre la liberté de penser c'est à la fois détruire le politique et le religieux. En effet, pour Spinoza, le rapport à la religion qui s'appuie sur la crainte n'est en fait que de la superstition car le lien avec Dieu doit reposer non sur la peur mais sur l'amour. C'est en cela que liberté et piété religieuse se complètent.
Texte
"Mais si le grand secret du régime monarchique et son intérêt principal, c’est de tromper les hommes et de colorer du beau nom de religion la crainte où il faut les tenir asservis, de telle façon qu’ils croient combattre pour leur salut en combattant pour leur esclavage, et que la chose du monde la plus glorieuse soit à leurs yeux de donner leur sang et leur vie pour servir l’orgueil d’un seul homme, comment concevoir rien de semblable dans un État libre, et quelle plus déplorable entreprise que d’y répandre de telles idées, puisque rien n’est plus contraire à la liberté générale que d’entraver par des préjugés ou de quelque façon que ce soit le libre exercice de la raison de chacun !
Quant aux séditions qui s’élèvent sous prétexte de religion, elles ne viennent que d’une cause, c’est qu’on veut régler par des lois les choses de la spéculation, et que dès lors des opinions sont imputées à crime et punies comme des attentats. Mais ce n’est point au salut public qu’on immole des victimes, c’est à la haine, c’est à la cruauté des persécuteurs. Que si le droit de l’État se bornait à réprimer les actes, en laissant l’impunité aux paroles, il serait impossible de donner à ces troubles le prétexte de l’intérêt et du droit de l’État, et les controverses ne se tourneraient plus en séditions.
Or ce rare bonheur m’étant tombé en partage de vivre dans une république où chacun dispose d’une liberté parfaite de penser et d’adorer Dieu à son gré, et où rien n’est plus cher à tous et plus doux que la liberté, j’ai cru faire une bonne chose et de quelque utilité peut-être en montrant que la liberté de penser, non-seulement peut se concilier avec le maintien de la paix et le salut de l’État, mais même qu’on ne pourrait la détruire sans détruire du même coup et la paix de l’État et la piété elle-même."
- Baruch Spinoza, Traité théologico-politique, Préface, trad. E. Saisset.
Livre disponible sur wikisource ici.
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