jeudi 5 mai 2016

"Nous connaissons la vérité non seulement par la raison mais encore par le cœur"

Commentaire

Les Pensées (1670) sont un ouvrage publié à titre posthume qui constitue ce qui reste d'un projet d'apologie de la religion chrétienne. Blaise Pascal (1623-1662) y réalise une critique de la métaphysique, notamment celle de Descartes, en ce qu'il rejette l'idée d'un Dieu domestiqué par la raison. Il refuse ainsi les preuves théoriques de l'existence de Dieu apportées par Descartes. Elles sont pour lui à la fois inutiles et impossibles : impossibles car la raison dispose de limites et que Dieu la transcende ; inutiles car elles frappent peu l'esprit et nécessitent une trop grande attention. 

Dans le fragment ci-dessous, Pascal présente sa propre voie d'accès à la connaissance de Dieu qui repose sur sa notion fondamentale de "cœur". Il constitue, selon lui, le fond de la nature de l'homme et détermine à la fois la connaissance des premiers principes et son affectivité. A partir de ce que sent le cœur, la raison va ensuite pouvoir élaborer des raisonnements et tirer des conséquences, dans le domaine de la science comme dans celui de la foi. 

Pour Pascal, la raison et le cœur sont deux moyens d'accès à la vérité : "nous connaissons la vérité non seulement par la raison mais encore par le cœur". Mais la raison et le cœur ne connaissent pas la même chose. Le cœur est ce qui permet de connaître "les premiers principes", ce que la raison ne peut pas faire. Pascal cite en exemple les pyrrhoniens. En effet, les disciples de Pyrrhon (philosophe grec ayant vécu entre 360–275 av. J.-C.) appliquent la doctrine de leur maître qui se caractérise par un scepticisme radical : douter de tout, y compris du fait de douter. L'argument de Pascal pour les contrer est le suivant : nous sentons bien que nous ne dormons point et pourtant, la raison ne sait pas comment s'y prendre pour démontrer ce qui peut permettre de distinguer le rêve de la réalité. Il s'agit d'un sentiment. C'est donc que l'on peut se fier au "cœur".

Le degré de certitude auquel le cœur permet d'accéder n'est pas moins grand que celui que l'on peut obtenir dans les mathématiques, dans la connaissance de l'espace, du temps, du mouvement ou des nombres. Mieux : les vérités du cœur, les premiers principes, servent d'appui à la raison pour fonder ses raisonnements : le cœur sent d'abord, la raison démontre ensuite ou comme le résume Pascal, "les principes se sentent, les propositions se concluent". On se trompe toutefois à vouloir expliquer les principes que sent le cœur par la raison, de la même façon qu'on ne peut pas rendre compte des démonstrations de la raison en les faisant sentir. Comme le dit ailleurs Pascal : "le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point" (Pensées, "Preuves par discours I", Lafuma 423, Sellier 680, Le Guern 397).

L'impuissance de la raison à rendre compte des principes du cœur ne doit pas conduire à expurger le cœur du domaine de la connaissance. Au contraire, pour Pascal, cette impuissance doit justement servir à humilier la raison afin de la modérer dans ses prétentions à tout connaître, "comme s'il n'y avait que la raison qui était capable de nous instruire" ironise-t-il. Même si nous ne pouvons pas tout connaître par instinct et par sentiment, car nous avons "très peu de connaissances de cette sorte" regrette Pascal, la nature étant ainsi faite que la grande majorité des connaissances nous est accessible seulement par la raison, il demeure qu'une partie de celles-ci doit être réservée aux vérités du cœur. 

Or la religion, le sentiment religieux, fait partie justement de ces vérités du cœur. C'est pourquoi ceux qui l'ont sont "bien heureux" et les autres le sont forcément moins. Ces derniers ne peuvent accéder à Dieu qu'au moyen, impropre, de raisonnements. Dieu, pourrait-on dire, ne leur est pas sensible car seul le cœur est capable d'aimer. C'est là une différence fondamentale : si l'on peut accéder à Dieu par la métaphysique et les raisonnements théoriques, l'attachement à lui est moindre selon qu'on y accède par les raisonnements ou directement par la voie sensible du cœur. La raison cherche à atteindre Dieu au moyen d'un concept et de ses attributs, alors que le Dieu de la religion chrétienne est un Dieu d'amour, accessible surtout par la foi. 

Texte

"Nous connaissons la vérité non seulement par la raison mais encore par le cœur, c’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes et c’est en vain que le raisonnement, qui n’y a point de part, essaie de les combattre. Les pyrrhoniens, qui n’ont que cela pour objet, y travaillent inutilement. Nous savons que nous ne rêvons point, quelque impuissance où nous soyons de le prouver par raison ; cette impuissance ne conclut autre chose que la faiblesse de notre raison, mais non pas l’incertitude de toutes nos connaissances, comme ils le prétendent. 

Car la connaissance des premiers principes, comme qu’il y a espace, temps, mouvement, nombres, est aussi ferme qu’aucune de celles que nos raisonnements nous donnent et c’est sur ces connaissances du cœur et de l’instinct qu’il faut que la raison s’appuie et qu’elle y fonde tout son discours - Le cœur sent qu’il y a trois dimensions dans l’espace et que les nombres sont infinis et la raison démontre ensuite qu’il n’y a point deux nombres carrés dont l’un soit double de l’autre. Les principes se sentent, les propositions se concluent et le tout avec certitude quoique par différentes voies - et il est aussi inutile et aussi ridicule que la raison demande au cœur des preuves de ses premiers principes pour vouloir y consentir, qu’il serait ridicule que le cœur demandât à la raison un sentiment de toutes les propositions qu’elle démontre pour vouloir les recevoir.

Cette impuissance ne doit donc servir qu’à humilier la raison, qui voudrait juger de tout, mais non pas à combattre notre certitude, comme s’il n’y avait que la raison capable de nous instruire ; plût à Dieu que nous n’en eussions au contraire jamais besoin et que nous connaissions toutes choses par instinct et par sentiment, mais la nature nous a refusé ce bien ; elle ne nous a au contraire donné que très peu de connaissances de cette sorte, toutes les autres ne peuvent être acquises que par raisonnement.

Et c’est pourquoi ceux à qui Dieu a donné la religion par sentiment du cœur sont bien heureux et bien légitimement persuadés, mais ceux qui ne l’ont pas, nous ne pouvons la donner que par raisonnement en attendant que Dieu la leur donne par sentiment de cœur, sans quoi la foi n’est qu’humaine et inutile pour le salut."

- Blaise Pascal, Pensées (1670), 101 (Le Guern), in Oeuvres philosophiques, Gallimard, coll. "Bibliothèque de la Pléiade", 2000, t. II, p. 573-574. 

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