mercredi 25 mai 2016

"Je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu'un pilote en son navire"

Commentaire

Les Méditations métaphysiques (1641) retranscrivent le chemin emprunté par Descartes (1596-1650) pour établir les principes de sa philosophie. Elles suivent l'ordre analytique de la découverte, c'est-à-dire l'ordre des raisons : on part du plus évident pour déduire les autres choses (cet ordre s'oppose à celui des matières où l'on part du plus important dans l'exposé général). Elles se composent de six méditations : le doute (I) d'abord, puis la découverte du cogito (II), l'idée d'infini donc de Dieu (III), la garantie divine de la véracité des idées claires et distinctes (IV), l'argument ontologique prouvant l'existence de Dieu (V) et l'union de l'âme et du corps (VI). 

Le texte ci-dessous est extrait de la Sixième méditation. Descartes, qui est parti de l'existence de la conscience à travers le cogito, doit expliquer l'existence des choses matérielles. Descartes avait imaginé la possibilité pour que ce qu'il perçoit du monde extérieur ne soit qu'un rêve. Or la preuve de l'existence de Dieu apporte une caution de la véracité de cette perception. Par conséquent, ce que nous percevons par les sens n'est jamais faux en soi, c'est l'opinion ou le jugement que nous nous faisons ensuite sur ce que nous percevons qui nous induit en erreur. Aussi, nous avons la faculté de corriger ces jugements du moment que nous nous bornons à juger seulement des choses dont nous avons une conception claire et distincte. 

Lorsque Descartes rappelle que "tout ce que la nature m'enseigne contient quelque vérité", il veut dire qu'il n'y a pas lieu de douter de tout ce que nous percevons par les sens. On peut, en effet, avoir confiance à la fois en : 
  • la nature en général : c'est Dieu même ou l'ordre établit par lui dans les choses créées, il n'y a donc pas de pièges ou de volonté de tromper à l'oeuvre dans la nature ;
  • notre nature en particulier : c'est l'assemblage de toutes les choses données par Dieu, nous avons donc la faculté de corriger nos erreurs à condition de nous tenir à une conception claire et distincte des choses.

Or que nous enseigne la nature ? Deux choses ici : premièrement, que la douleur, la soif, la faim sont des informations, il ne s'agit donc pas de douter de la véracité de ce que l'on ressent. Certes, nous pouvons nous laisser tromper en jugeant une tour que nous voyons de loin ronde alors qu'elle est carrée. Autre exemple : les amputés sentent encore leur membre coupé. Malgré tout, le doute cartésien ne consiste pas à remettre en cause les manifestations sensibles du corps. Descartes n'est pas le tenant d'une dévalorisation du corps comme pourrait l'être une philosophie dualiste classique. 

Deuxièmement, la nature enseigne que "je ne suis pas seulement logé dans un corps, ainsi qu'un pilote en son navire", c'est-à-dire qu'il y a chez Descartes la reconnaissance d'une forme de dualisme entre le corps et l'esprit : l'âme habite un corps et le dirige, mais ce n'est pas là l'essentiel puisqu'"outre cela (...) je lui suis conjoint très étroitement, et tellement confondu et mêlé, que je compose comme un seul tout avec lui". Autrement dit, le dualisme n'empêche pas une liaison très étroite, au point de confondre et de mêler intimement l'âme et le corps. C'est en tout cas ce que révèlent les sentiments de douleur, de faim et de soif : les besoins du corps se manifestent si intensément à l'âme, qu'il est inenvisageable de les concevoir seulement comme deux choses distinctes.

Dans sa conception dualiste, Descartes distingue deux ordres de réalité (voir la deuxième Méditation dans laquelle il distingue ce qu'il est, une chose qui pense, et la matière, qui se caractérise par l'étendue, suite à son observation du morceau de cire, p. 280 de l'édition Pléiade) : 
  • les choses étendues (res extensa en latin) : la matière se définit par l'extension dans l'espace ;
  • les choses pensantes (res cogitans) : l'esprit se définit par la pensée. 

Or "moi qui ne suis qu'une chose qui pense", c'est-à-dire un sujet essentiellement définit comme réalité pensante, je ressens également au plan corporel les sentiments de douleur, de la faim et de la soif. Les informations qu'apportent les sens ne sont pas neutres : je ne fais pas que voir une blessure, ou être averti d'un besoin de manger ou de boire émanant du corps, je le vis également. Cela prouve que s'il existe bien une dualité entre le corps et l'âme, entre l'esprit et la matière, nous appréhendons ces informations de manière confuse et mélangée. Pourquoi ? Parce que notre point de vue est celui de l'union de l'esprit et du corps : nous ne sommes pas qu'un pur esprit, qu'un pilote en son navire, mais nous sommes le fruit d'un mélange à la fois corporel et spirituel.

La conviction cartésienne est qu'il existe des interactions entre deux substances distinctes à travers une union substantielle de l'âme et du corps. Mais comment quelque chose d'immatériel, l'âme, pourrait-elle agir sur quelque chose de matériel, à savoir le corps et inversement ? Ce problème se retrouve encore aujourd'hui sous le nom de problème corps-esprit en neuropsychologie : il s'agit de la difficulté à rendre compte du rapport entre le corps et l'esprit. Selon Descartes, cette distinction de deux ordre de réalité est susceptible d'être appréhendée par la pensée, mais quant à savoir comment se fait le rapport causal entre les deux, il est trop difficile à déterminer : nous vivons et nous expérimentons l'union de l'âme et du corps, mais nous ne pouvons pas en rendre compte. Dans son Traité de l'homme (1662), Descartes fait toutefois l'hypothèse que l'âme a son siège au centre du cerveau, dans la glande pinéale, et que c'est ici que se produit les interactions entre l'âme et le corps. 

Texte

"Et premièrement il n’y a point de doute que tout ce que la nature m’enseigne contient quelque vérité : car par la nature, considérée en général, je n’entends maintenant autre chose que Dieu même, ou bien l’ordre et la disposition que Dieu a établie dans les choses créées ; et par ma nature en particulier je n’entends autre chose que la complexion ou l’assemblage de toutes les choses que Dieu m’a données. 

Or il n’y a rien que cette nature m’enseigne plus expressément ni plus sensiblement, sinon que j’ai un corps qui est mal disposé quand je sens de la douleur, qui a besoin de manger ou de boire quand j’ai les sentiments de la faim ou de la soif, etc. Et partant je ne dois aucunement douter qu’il n’y ait en cela quelque vérité. 

La nature m’enseigne aussi par ces sentiments de douleur, de faim, de soif, etc., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu’un pilote en son navire, mais outre cela que je lui suis conjoint très étroitement, et tellement confondu et mêlé, que je compose comme un seul tout avec lui. Car si cela n’était, lorsque mon corps est blessé, je ne sentirais pas pour cela de la douleur, moi qui ne suis qu’une chose qui pense, mais j’apercevrais cette blessure par le seul entendement, comme un pilote aperçoit par la vue si quelque chose se rompt dans son vaisseau. Et lorsque mon corps a besoin de boire et de manger, je connaîtrais simplement cela même, sans en être averti par des sentiments confus de faim et de soif. Car en effet tous ces sentiments de faim, de soif, de douleur, etc. ne sont autre chose que de certaines façons confuses de penser, qui proviennent et dépendent de l’union, et comme du mélange de l’esprit avec le corps."

- René Descartes, Méditations métaphysiques (1641), Sixième méditation, in Oeuvres et lettres, Gallimard, coll. "Bibliothèque de la Pléiade", p. 326.

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