De l'esprit géométrique et de l'art de persuader écrit vers 1658 mais publié à titre posthume en 1728 est un opuscule de Pascal (1623-1662) constitué de deux parties : la première portant sur la méthode utilisée dans les démonstrations géométriques et la seconde sur l'art de persuader. L'objectif de l'ouvrage est d'exposer la meilleure méthode permettant de convaincre son auditoire d'admettre la vérité. Pour Pascal, deux moyens existent : s'adresser au coeur ou convaincre l'esprit. Pascal laisse de côté le premier moyen et livre trois règles pour le second : établir des définitions claires, apporter des preuves évidentes et substituer les définitions aux définis dans les démonstrations.
Le texte ci-dessous se situe dans la première section. Comme Descartes, Pascal souligne l'excellence de la géométrie qui a permis d'expliquer l'art de découvrir des vérités inconnues. En suivant ce modèle, il est possible d'expliciter une méthode qui rend les démonstrations convaincantes. Elle consiste en deux choses : définir tous les termes et prouver toutes les propositions. Pascal entend par définition le recours à un terme univoque pour désigner une réalité qu'on connait et identifie clairement. Sa fonction doit être seulement d'abréger le discours. Aussi, pour se préserver des tromperies sophistiques reposant sur l'équivocité des noms, il suffit de remplacer le mot utilisé par sa définition.
Pascal identifie néanmoins une difficulté dans cette méthode inspirée de la géométrie : si l'on veut tout définir, y compris "les premiers termes", on est conduit à un cercle vicieux et on en finit jamais. C'est pourquoi Pascal estime qu'on finit nécessairement par arriver "à des mots primitifs qu'on ne peut plus définir". Ces mots primitifs sont "des principes si clairs" qu'il n'en existent pas d'autres. De là pour Pascal, il existe une impuissance fondamentale de la raison à rendre compte de tout le réel et la conséquence en est simple : il est impossible à l'esprit humain d'achever "quelque science que ce soit". On trouve ici une différence avec Descartes pour qui les principes peuvent se découvrir au moyen de la raison ; pour Pascal, ces principes sont indémontrables et sensibles au coeur.
Mais Pascal ne tient pas à "abandonner toute sorte d'ordre". L'ordre géométrique est certes moins convaincant, mais il apporte la certitude. Il ne peut pas tout définir ni tout prouver, mais comme il ne suppose "que des choses claires et constantes par la lumière naturelle", la nature vient soutenir et combler le défaut du discours. Cet ordre, "le plus parfait entre les hommes", consiste non pas à tout définir ou à tout démontrer, mais à "se tenir dans ce milieu de ne point définir les choses claires et entendues de tous les hommes, et de définir toutes les autres".
Autrement dit, dans les démonstrations, il faut se garder de deux écueils :
- vouloir tout définir et tout prouver : l'exhaustivité conduit à des absurdités puisqu'il existe des premiers termes dont on ne peut pas rendre compte ;
- ne rien définir et ne rien prouver : il faut définir tout ce qui n'est pas clair, prouver tout ce qui n'est pas connu de tous les hommes et le faire selon un ordre particulier, une méthode.
Pour se faire comprendre, Pascal s'inspire de la géométrie : elle ne définit pas les termes évidents auxquels elle recourt tels que "espace", "temps", "mouvement", "nombre", "égalité". En effet, ces termes désignent "naturellement les choses qu'ils signifient". Par conséquent, vouloir les définir conduit à apporter "plus d'obscurité que d'instruction". Tout discours visant à définir les "mots primitifs" est faible du point de vue de l'apport conceptuel. Il faut comprendre "primitif" au sens étymologique de ce qui est premier, de ce qui est la source, l'origine d'un terme dans une démonstration.
Pascal raconte une anecdote qu'il reprend à Diogène Laërce (Vies, doctrines et sciences des philosophes illustres, 6, 40) : "Platon ayant défini l'homme un animal à deux pieds sans plumes, et l'auditoire l'ayant approuvé, Diogène [de Sinope dit le Cynique] apporta dans son école un coq plumé, et dit: « Voilà l'homme selon Platon »." Il prouve de cette manière l'absurdité à définir ce qui est évident. Pour Pascal, l'idée qu'on a de l'homme, pourtant inexprimable, est suffisante. La définition donnée par Platon n'est ni plus nette ni plus sûre que cette idée et l'explication qu'elle donne est inutile, voire même ridicule (en effet, on ne perd pas l'humanité en perdant ses deux jambes).
Il faut donc que la définition apporte quelque chose à la démonstration, sans quoi elle n'est pas pertinente. Elle doit s'inscrire dans un contexte particulier qui permet de lui donner un sens précis et univoque. Enfin, elle est inutile lorsqu'il s'agit de termes premiers dont l'évidence et la clarté ne font aucun de doute pour tout esprit normalement constitué.
Texte
"Ces choses étant bien entendues, je reviens à l’explication du véritable ordre, qui consiste, comme je disais, à tout définir et à tout prouver.
Certainement cette méthode serait belle, mais elle est absolument impossible : car il est évident que les premiers termes qu’on voudrait définir, en supposeraient de précédents pour servir à leur explication, et que de même les premières propositions qu’on voudrait prouver en supposeraient d’autres qui les précédassent ; et ainsi il est clair qu’on n’arriverait jamais aux premières.
Aussi, en poussant les recherches de plus en plus, on arrive nécessairement à des mots primitifs qu’on ne peut plus définir, et à des principes si clairs qu’on n’en trouve plus qui le soient davantage pour servir à leur preuve. D’où il paraît que les hommes sont dans une impuissance naturelle et immuable de traiter quelque science que ce soit dans un ordre absolument accompli.
Mais il ne s’ensuit pas de là qu’on doive abandonner toute sorte d’ordre. Car il y en a un, et c’est celui de la géométrie, qui est à la vérité inférieur en ce qu’il est moins convaincant, mais non pas en ce qu’il est moins certain. Il ne définit pas tout et ne prouve pas tout, et c’est en cela qu’il lui cède ; mais il ne suppose que des choses claires et constantes par la lumière naturelle, et c’est pourquoi il est parfaitement véritable, la nature le soutenant au défaut du discours. Cet ordre, le plus parfait entre les hommes, consiste non pas à tout définir ou à tout démontrer, ni aussi à ne rien définir ou à ne rien démontrer, mais à se tenir dans ce milieu de ne point définir les choses claires et entendues de tous les hommes, et de définir toutes les autres ; et de ne point prouver toutes les choses connues des hommes, et de prouver toutes les autres. Contre cet ordre pèchent également ceux qui entreprennent de tout définir et de tout prouver et ceux qui négligent de le faire dans les choses qui ne sont pas évidentes d’elles-mêmes.
C’est ce que la géométrie enseigne parfaitement. Elle ne définit aucune de ces choses, espace, temps, mouvement, nombre, égalité, ni les semblables qui sont en grand nombre, parce que ces termes-là désignent si naturellement les choses qu’ils signifient, à ceux qui entendent la langue, que l’éclaircissement qu’on en voudrait faire apporterait plus d’obscurité que d’instruction. Car il n’y a rien de plus faible que le discours de ceux qui veulent définir ces mots primitifs. Quelle nécessité y a-t-il, par exemple, d’expliquer ce qu’on entend par le mot homme ? Ne sait-on pas assez quelle est la chose qu’on veut désigner par ce terme ? Et quel avantage pensait nous procurer Platon, en disant que c’était un animal à deux jambes sans plumes ? Comme si l’idée que j’en ai naturellement, et que je ne puis exprimer, n’était pas plus nette et plus sûre que celle qu’il me donne par son explication inutile et même ridicule ; puisqu’un homme ne perd pas l’humanité en perdant les deux jambes, et qu’un chapon ne l’acquiert pas en perdant ses plumes."
- Blaise Pascal, De l'esprit géométrique et de l'art de persuader (1658), Section I : "De la méthode des démonstrations géométriques, c'est-à-dire méthodiques et parfaites".
Texte en ligne disponible sur wikisource : ici.
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