Commentaire
Texte
L'Enquête sur l'entendement humain (1748) est un ouvrage du philosophe écossais David Hume (1711-1776) qui se compose de douze sections. Déçu de l'accueil timide de son Traité sur la nature humaine (1738), Hume entreprend l'écriture de cette Enquête en soignant son style dans l'idée de rendre sa philosophie plus accessible. Son objectif est de déterminer quels sont les pouvoirs de l'entendement humain ainsi que les limites de son application légitime.
Le texte ci-dessous est extrait de la douzième et dernière section de l'Enquête. Hume fait état de ses réflexions concernant les grands problèmes de la philosophie et s'inscrit contre la prétention d'auteurs comme les stoïciens, Platon ou Descartes à vouloir découvrir des vérités spéculatives, c'est-à-dire seulement théoriques, sans référence à l'expérience. Il invite en effet à se méfier de l'imagination qui s'élève rapidement à la prétention de pouvoir rendre compte même des sujets les plus compliqués. Pour cette raison, Hume est le tenant d'un "scepticisme mitigé" consistant à limiter les recherches à la capacité qu'il juge étroite de l'entendement humain.
Hume définit la démonstration de manière restrictive, en la réservant aux mathématiques seules : "quantité et nombre sont les seuls objets propres de la connaissance et de la démonstration". Il sépare ce domaine mathématique où la connaissance progresse par une succession de déductions rigoureuses des "autres recherches humaines" qui "concernent seulement les questions de fait et d'existence" et qui, elles, sont indémontrables. Cela est particulièrement remarquable dans le domaine du savoir qui traite des faits humains, à savoir l'histoire : il n'existe pas de nécessité à ce qu'un fait se produise, le cours des événements semble irrémédiablement contingent, soumis aux caprices du hasards.
La thèse fondamentale de Hume est que "tout ce qui est peut ne pas être", autrement dit, sur le plan des faits, la négation n'implique pas nécessairement contradiction. Dans les mathématiques, une chose et son contraire ne peuvent pas coexister, le principe de non contradiction s'applique : soit le résultat d'une proposition est vraie, soit il est faux. Hume donne en exemple la proposition fausse suivante : "la racine cubique de 64 est égale à la moitié de 10". On se représente parfaitement que cette proposition est fausse. En revanche, sur tous les autres plans, Hume estime que "la proposition, qui affirme qu'un être n'existe pas, même si elle est fausse, ne se conçoit et ne s'entend pas moins que celle qui affirme qu'il existe". La proposition qui affirme qu'un fait est ne permet pas en elle-même de dire que l'inverse est impossible : autrement dit, le principe de non contradiction ne s'applique pas.
Pour expliquer son raisonnement, Hume recourt à deux exemples : Jules César et l'ange Gabriel. Il est intéressant de noter qu'il place sur le même plan un personnage historique et un personnage mythique. En recourant au langage, on peut formuler l'idée suivante : Jules César a existé. Mais rien dans la proposition ne permet de dire qu'elle est vraie ou fausse. On conçoit en pensée tout aussi bien la proposition contraire à savoir : Jules César n'a pas existé. Autrement dit, alors qu'en mathématique, on peut dire qu'une proposition est vraie ou fausse simplement en l'analysant abstraitement, ce n'est pas possible en ce qui concerne les faits historiques et, a fortiori, encore moins pour les faits religieux, puisque leur reconnaissance dépend surtout de la foi en leur existence. Pour dire si un fait historique est vrai ou non, il va donc falloir nécessairement que la raison s'appuie sur l'expérience, qu'elle fasse appel à des témoignages ou à des récits historiques, qu'elle recoupe les déclarations avec des fouilles historiques, etc.
Pour Hume, en effet, la preuve de l'existence d'un être ne peut être apportée que "par des arguments tirés de sa cause ou de son effet". La causalité ne constitue pas une notion que nous aurions en nous à la naissance, elle est le résultat de notre expérience : c'est parce qu'on nous avons l'habitude de constater la régularité d'un phénomène que nous estimons qu'une certaine cause produit un certain effet. Or seule l'expérience et l'habitude peuvent nous assurer de l'existence d'un rapport nécessaire entre deux faits. En raisonnant a priori, c'est-à-dire avant toute expérience, "n'importe quoi peut paraître capable de produire n'importe quoi", par exemple la chute d'un galet éteindre le soleil ou le désir d'un homme gouverner les planètes. Ainsi, seule l'expérience peut nous apprendre "la nature et les limites de la cause et de l'effet", sans elle nous sommes incapables de démontrer qu'un objet existe.
"On peut donc affirmer en toute sûreté, je pense, que quantité et nombre sont les seuls objets propres de la connaissance et de la démonstration.
Toutes les autres recherches humaines concernent seulement les questions de fait et d’existence ; et celles-ci, on ne peut évidemment pas les démontrer. Tout ce qui est peut ne pas être. Il n’y a pas de fait dont la négation implique contradiction. L’inexistence d’un être, sans exception, est une idée aussi claire et aussi distincte que son existence. La proposition, qui affirme qu’un être n’existe pas, même si elle est fausse, ne se conçoit et ne s’entend pas moins que celle qui affirme qu’il existe. Le cas est différent pour les sciences proprement dites. Toute proposition qui n’est pas vraie y est confuse et inintelligible. La racine cubique de 64 est égale à la moitié de 10, c’est une proposition fausse et l’on ne peut jamais la concevoir distinctement. Mais César n’a jamais existé, ou l’ange Gabriel, ou un être quelconque n’ont jamais existé, ce sont peut-être des propositions fausses, mais on peut pourtant les concevoir parfaitement et elles n’impliquent aucune contradiction.
On peut donc seulement prouver l’existence d’un être par des arguments tirés de sa cause ou de son effet ; et ces arguments se fondent entièrement sur l’expérience. Si nous raisonnons a priori, n’importe quoi peut paraître capable de produire n’importe quoi. La chute d’un galet peut, pour autant que nous le sachions, éteindre le soleil ; ou le désir d’un homme gouverner les planètes dans leurs orbites. C’est seulement l’expérience qui nous apprend la nature et les limites de la cause et de l’effet et nous rend capables d’inférer l’existence d’un objet de celle d’un autre."
- David Hume, Enquête sur l’entendement humain (1748), Section XII : “La philosophie académique ou sceptique”, Troisième partie, GF Flammarion, trad. André Leroy, 1983, p. 245-246.
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