lundi 9 mai 2016

"La religion serait la névrose de contrainte universelle de l'humanité"

Commentaire

L'avenir d'une illusion (1927) traite principalement de la religion et de son avenir. La religion est conçue comme une illusion, c'est-à-dire un récit imaginaire dont on ne cherche pas à établir la vérité par un moyen rationnel, mais qui est considéré comme vrai parce qu'il nous rassure et nous présente la réalité sous un angle satisfaisant à nos désirs. L'extrait ci-dessous provient du livre VIII. Freud (1856-1939) y réalise un plaidoyer pour que les faits de culture ne soient plus interprétés du point de vue de la religion, mais rationnellement afin d'éviter le déni de réalité. 

Freud souligne l'existence d'une "concordance" entre le besoin de religion et le besoin de protection de l'enfant. S'il reconnaît qu'"il n'est pas bon de transplanter des concepts loin du sol sur lequel ils ont poussé", il est néanmoins possible d'approfondir une analogie afin d'émettre des hypothèses sur les conditions d'émergence de certains phénomènes, en l'occurrence ici, de la religion. Freud envisage la religion du point de vue du désir : les représentations religieuses vont dans le sens de ce que l'on souhaite et c'est en cela qu'elles sont des illusions.

Mais Freud voit dans la religion davantage que "des accomplissements de souhait", elle comporte également "des réminiscences historiques significatives". En s'intéressant à la manière dont se fait le passage à la phase adulte, Freud remarque que l'enfant est traversé par d'importants flux pulsionnels, c'est-à-dire par de nombreux désirs, qu'il ne parvient pas toujours à contrôler et qui se trouvent, pour cette raison, refoulés. Le refoulement est un mécanisme psychique qui conduit, sous l'effet d'une censure liée à un interdit, à maintenir une pulsion à distance de la conscience. Il y a donc à l'origine "un motif d'angoisse" derrière le refoulement, la pulsion étant perçue comme un danger. 

L'important est que "la plupart de ces névroses d'enfant sont spontanément surmontées pendant la croissance". La névrose renvoie à un conflit psychique entre plusieurs désirs, une maladie du désir en quelque sorte, mais qui est aussi une traduction de ce qui se passe dans l'inconscient. Lorsque le conflit entre les différentes instances du psychisme est trop grand, il se produit des névroses telles que l'hystérie (manifestations fonctionnelles sans lésion organique, par exemple paralysie, cécité, etc. voire des crises émotionnelles), les phobies, les obsessions, etc. Dans ce cas, le traitement psychanalytique est capable de résoudre ces conflits. 

Développant son analogie, Freud fait l'hypothèse que ce qui se passe pour le passage de l'enfant à l'adulte est aussi valable pour l'histoire de l'humanité. L'enfance de l'humanité serait incarnée par l'homme préhistorique et la religion apparaîtrait dès l'origine comme "la névrose de contrainte universelle de l'humanité", c'est-à-dire que, "comme celle de l'enfant, elle serait issue du complexe d'Œdipe, de la relation au père". Ce complexe, dont le nom reprend celui du héros d'une tragédie de Sophocle, renvoie chez l'enfant à la combinaison du désir amoureux de la mère et de la haine du père perçu comme obstacle à la réalisation de ce désir. Or, selon Freud, tout enfant est confronté à ce complexe qu'il se doit de maîtriser à mesure qu'il grandit. La névrose apparaît justement lorsque cette maîtrise échoue. 

La religion fait intervenir l'équivalent d'un père en imaginant un Dieu. Ce Dieu est conçu comme étant à l'origine des différentes lois morales qui viennent régir les rapports humains, par exemple les dix commandements. C'est une façon pour l'homme de se rassurer : il invente un récit imaginaire, une illusion qu'il appelle religion, où Dieu le père devient le garant et le protecteur de lois divines. Elles permettent de combattre l'angoisse par la mise en place d'un certain nombre de rites, la codification de prières, etc. Mais pour Freud, à mesure que l'humanité progresse, l'homme se détourne "avec la fatale inexorabilité d'un processus de croissance" de la religion et remplace ce mode d'explication  imaginaire par des arguments rationnels. Par exemple, le commandement "Tu ne tueras point" peut parfaitement s'expliquer par la nécessité d'assurer la vie en société en évitant que les hommes n'entrent dans une série de vengeances sans fin. Cela permettrait aux hommes de comprendre que ces commandements ne sont pas là pour les dominer mais pour servir leurs intérêts et au lieu de les considérer comme indiscutables, de pouvoir entreprendre de les améliorer.

Texte

"Nous remarquons maintenant que le trésor des représentations religieuses contient non seulement des accomplissements de souhait, mais aussi des réminiscences historiques significatives. Cette action conjuguée du passé et de l'avenir, quelle incomparable profusion de puissance ne manque-t-elle pas de conférer à la religion ! Mais peut-être qu'une analogie aidant, une nouvelle façon de voir se fera jour pour nous. Il n'est pas bon de transplanter des concepts loin du sol sur lequel ils ont poussé, mais il nous faut exprimer le sens de cette concordance. 

De l'enfant de l'homme nous savons qu'il ne peut mener à bien son développement vers la culture sans passer par une phase de névrose plus ou moins nette. Cela vient de ce que l'enfant ne peut pas réprimer par un travail rationnel de l'esprit un aussi grand nombre de ces revendications pulsionnelles qui sont inutilisables pour plus tard, mais qu'il doit les dompter par des actes de refoulement derrière lesquels se trouve, en règle générale, un motif d'angoisse. La plupart de ces névroses d'enfant sont spontanément surmontées pendant la croissance ; les névroses de contrainte de l'enfance en particulier ont ce destin. Pour le reste, c'est le traitement psychanalytique qui est censé y mettre ultérieurement bon ordre. 

De manière tout à fait similaire, on devrait supposer que l'humanité, considérée comme un tout, entre au cours de son développement séculaire dans des états qui sont analogues aux névroses, et ce pour les mêmes raisons, parce que, aux temps de son ignorance et de sa faiblesse intellectuelle, c'est seulement par des forces purement affectives qu'elle a réalisé les renoncements pulsionnels indispensables à la vie en commun des hommes. Les précipités de processus similaires aux refoulements survenus à l'époque préhistorique resteraient alors pour longtemps inhérents à la culture. 

La religion serait la névrose de contrainte universelle de l'humanité ; comme celle de l'enfant, elle serait issue du complexe d'Œdipe, de la relation au père. Selon cette conception, il serait à prévoir que se détourner de la religion doit s'effectuer avec la fatale inexorabilité d'un processus de croissance et que nous nous trouvons aujourd'hui même au beau milieu de cette phase de développement". 

- Sigmund Freud, L'avenir d'une illusion, VIII, trad. A. Balseinte, J.-G. Delarbre et D. Hartmann, PUF, coll. "Quadrige", 2004, p. 43-44.

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