vendredi 6 mai 2016

"La religion est la connaissance de tous nos devoirs en tant que commandements divins"

Commentaire 

La Religion dans les limites de la simple raison (1793) a connu une deuxième édition en 1794 où Kant (1724-1804) a ajouté de nombreuses notes. Dans la première partie de cet ouvrage, Kant traite du mal radical, notion qui renvoie au mal se trouvant à la racine de toutes nos actions morales : parce qu'il y entre toujours une part de sensibilité (amour de soi, préférences, etc.), elles ne peuvent jamais être purement accomplies par devoir. La quatrième partie revient plus spécifiquement sur la notion de religion. 

Le texte ci-dessous est extrait de la première section de la quatrième partie. Pour Kant, la morale peut conduire à la religion : l'idée de l'existence de Dieu peut être considérée comme un postulat pratique car elle est nécessaire subjectivement du point de vue de l'action. Il donne de la religion la définition suivante : "la religion (considérée subjectivement) est la connaissance de tous nos devoirs en tant que commandements divins". Cette définition doit permettre d'éviter de mauvaises interprétations du concept général de religion. 

La première raison est que cette définition ne nécessite pas un savoir assertorique, c'est-à-dire de poser l'existence de son objet, à savoir en l'occurrence l'existence de Dieu. En effet, comme le montre La Critique de la raison pure (1781), il est impossible de démontrer que Dieu existe ou qu'il n'existe pas parce qu'il est un objet au-delà du sensible, suprasensible. Or il ne peut y avoir de connaissance que de ce dont on peut faire l'expérience. Par conséquent, la confession de foi qui consiste à expliquer ce qu'est Dieu pour nous, est condamnée à n'être qu'une description subjective du divin et comme on ne peut pas connaître Dieu, tout ce que nous pouvons risque d'être une "imposture", de tromper par de fausses apparences.

En revanche, la définition de Kant permet de faire de Dieu une hypothèse : si notre raison nous commande d'agir moralement, elle le fait par rapport à un objet et cet objet c'est possiblement Dieu. Il y a là une place possible pour "une foi pratique". Cette foi pratique est à la fois libre et assertorique :
  • libre car contingente, nous sommes incités à agir moralement, mais pas contraint de le faire ; 
  • assertorique car la raison ne peut rien dire de Dieu, c'est la foi qui pose librement son existence, la foi intervient comme la promesse d'un "effet final de la raison"

La foi n'a besoin que de l'Idée de Dieu. Or tout effort moral sérieux, c'est-à-dire soutenu par la foi, visant le bien, aboutit à cette idée. La raison ne peut pas, à partir de là, prétendre pouvoir assurer que Dieu existe réellement. La seule connaissance nécessaire à l'agir moral est de considérer la possibilité qu'un Dieu existe. Sur le plan moral, c'est une raison suffisante pour motiver une bonne action. 

La deuxième raison est que cette définition évite de considérer la religion comme "un ensemble de devoirs particuliers immédiatement rapportés à Dieu", autrement dit, elle permet de distinguer les actions accomplies par devoir et celles qui ressemblent davantage à "des obligations de cour". Pour Kant, accomplir des actions morales dans le but de plaire à Dieu n'est qu'une tentative de le flatter par des actions extérieures et sensibles. Or "Dieu ne peut rien recevoir de nous et [...] nous ne pouvons agir sur lui et pour lui". Le croire relève du domaine de la fausse croyance, voire de la superstition.

L'agir moral selon Kant est du domaine de "l'intention", c'est-à-dire que ce sont les motivations des actions qui doivent nous intéresser et ces motivations sont à la fois intérieures et intellectuelles. Dans la conception kantienne de la religion - religion que Kant appelle d'ailleurs "universelle", donc valable indépendamment du contenu particulier de chaque religion - seule compte la fin de nos actions. Or cette fin n'est pas d'être agréable à Dieu, mais ce pourquoi nous agissons moralement ou accomplissons notre devoir. Cette intention est pure lorsque n'entre aucune autre considération que la volonté d'agir par devoir. 

Texte

"La religion (considérée subjectivement) est la connaissance de tous nos devoirs en tant commandements divins. 

[Note de Kant] Grâce à cette définition on évite maintes interprétations fautives du concept d'une religion en général.

Premièrement elle n'exige pas, en ce qui concerne la connaissance théorique et la confession de foi, quelque savoir assertorique (pas même l'existence de Dieu), car en raison de notre manque d'intelligence des objets suprasensibles, cette confession elle-même pourrait être une imposture, mais elle présuppose seulement du point de vue spéculatif au sujet de la cause suprême des choses une acceptation problématique (une hypothèse), mais, par rapport à l'objet en vue duquel notre raison commandant moralement nous incite à agir, une foi pratique promettant un effet final de la raison, et par conséquent une foi libre et assertorique. Cette dernière n'a besoin que de l'Idée de Dieu à laquelle tout effort moral sérieux (et pour cette raison soutenu par la foi) visant le bien doit inévitablement aboutir, sans pouvoir prétendre par une connaissance théorique en assurer la réalité objective. Pour tout homme auquel peut être imposé un devoir, le minimum de la connaissance (qu'il soit possible que Dieu existe) doit déjà être suffisant subjectivement. 

Deuxièmement : grâce à cette définition de la religion en général, on évite la représentation erronée qui consiste à voir en elle un ensemble de devoirs particuliers immédiatement rapportés à Dieu, et par là même on se garde d'admettre (ce à quoi d'ailleurs les hommes sont très enclins) outre les devoirs éthiques et civiques des hommes (c'est-à-dire des hommes envers les hommes) encore des obligations de cour et de là, étant donné la carence des premiers, de chercher à les satisfaire par les derniers. Dans une religion universelle, il n'est point de devoirs particuliers envers Dieu puisque Dieu ne peut rien recevoir de nous et que nous ne pouvons agir sur lui et pour lui. Voudrait-on faire du respect qui lui est dû un tel devoir, on ne songerait pas au fait que ce respect n'est point un acte religieux particulier, mais l'intention religieuse immanente à toutes nos actions conformes au devoir."

- Emmanuel Kant, La Religion dans les limites de la simple raison, Partie IV, Section 1, trad. A Philonenko, in Oeuvres philosophiques, Gallimard, coll. "Bibliothèque de la Pléiade", tome III, 1986, p. 183-184. 

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