Le Phédon (385 av. J.-C.) est un dialogue de Platon (428-348 av. J.-C.) de la période dite de maturité. Il met en scène les derniers instants de Socrate, entouré par ses disciples dont les deux personnages qui apparaissent dans le texte ci-dessous, Cébès et Simmias. Il s'apprête à boire la ciguë conformément à la condamnation à mort dont il a fait l'objet à la suite de son procès. Le sujet principal qui est abordé est l'immortalité de l'âme. Avancée comme une hypothèse dans l'Apologie de Socrate, Platon qui s'affirme progressivement au cours de son oeuvre, en fait ici un élément acquis de sa philosophie.
Juste avant le texte ci-dessous, Socrate a utilisé sa théorie de la réminiscence pour convaincre son auditoire de l'immortalité de l'âme : l'âme en effet n'apprend rien de nouveau, elle ne fait que se ressouvenir de ce qu'elle a déjà appris lorsqu'elle pouvait contempler les Idées. Comme cet argument n'a pas convaincu Cébès et Simmias, Socrate en vient à l'examen des relations entre l'âme et le corps. Il remarque alors que l'âme se perd si elle se laisse troubler par le corps, mais qu'elle parvient à contempler les Idées immuables et éternelles si elle se tourne vers elle-même.
A travers Socrate, Platon défend une approche dualiste de l'âme et du corps, mais non seulement il les pose comme deux principes irréductibles, mais en plus il en fait deux réalités radicalement opposées :
- l'âme : elle "ressemble de très près à ce qui est divin", immortel, intelligible, simple, indissoluble et pareil à soi-même ;
- le corps : c'est l'exact inverse, il ressemble à ce qui est humain, mortel, non intelligible, multiforme, dissoluble et jamais pareil à soi-même. Dans le texte grec, Platon joue de la proximité des mots grecs désignant le tombeau (sema) et le corps (soma) : le corps est le tombeau de l'âme en quelque sorte.
Platon estime que l'âme, contrairement au corps qui après la mort entre en décomposition, ne connaît pas la dissolution. Le cadavre d'une personne est ce qui reste visible après la mort. Mais, pour Platon, tout ne se réduit pas à ce qui est visible : les Idées, qui sont au principe des choses, ne sont pas appréhendées par la vue, mais par l'intellect. Or l'âme est justement associée à l'intelligible, à ce qui reste identique à travers le temps alors que le corps, lui, change, vieillit, accuse le poids des années et est soumis à la putréfaction. Platon toutefois nuance cette dimension mortelle du corps et cite en exemple les momies que savent faire les Egyptiens et qui permettent de conserver le corps "presque entier durant un temps infini".
Après la mort, selon la conception mythologique grecque, les âmes vont rejoindre le royaume d'Hadès, qui sont les enfers grecs, pour être jugées. Platon adapte cette conception à sa propre philosophie : Hadès, roi des morts, n'est pas nommé. Platon fait référence à la place à "l'Invisible", à "un dieu sage et bon". Le dieu de Platon est l'essence suprême des choses, qu'il appelle l'être ou le bien. Platon s'oppose en tout cas clairement à la théorie moniste et matérialiste qui défend une dissolution de l'âme accompagnant la dissolution du corps, conception partagée pourtant selon lui par "la plupart des hommes" de son époque. Si l'âme ne périt pas avec le corps, cela s'explique par sa nature : elle est liée au divin, à l'intelligible, et par conséquent, elle ne peut pas mourir.
Platon nous révèle donc ici ce qui arrive après la mort : si l'âme s'est entraînée toute sa vie durant à se détacher du corps, c'est-à-dire à s'éloigner d'une vie rythmée seulement par les plaisirs sensibles et qu'elle s'est habituée à contempler les Idées, c'est-à-dire à philosopher, alors elle rejoint ce qui lui ressemble : la divinité. La philosophie au sens platonicien consiste donc à mettre le corps à distance, à éviter toute "communication volontaire" avec lui, à le fuir, à chercher à se recueillir en soi-même pour cultiver son âme. En ce sens, philosopher c'est apprendre à mourir, c'est-à-dire apprendre à se détacher des sens, du corps, pour parvenir à contempler les Idées, l'être des choses, ce qui reste immuable malgré le temps qui passe.
Ces exercices philosophiques sont volontaires : l'âme produit son propre salut et, par conséquent, elle reste maîtresse de sa destinée. Si l'âme ne s'est pas entraînée sa vie durant à mourir, elle n'est pas en état d'aller vers ce qui est "semblable à elle", à savoir ce qui est "invisible, divin, immortel et sage". Toutefois, si elle réussit, elle parvient au bonheur qui n'est rien d'autre que la délivrance des passions humaines : "les craintes", "les amours sauvages". Elle ne connait plus ni la folie ni l'erreur. Elle se trouve ainsi rassérénée et "passe véritablement avec les dieux le reste de son existence", c'est en tout cas ce qu'il faudrait croire pour Platon afin de mener une vie bonne. La théorie de l'immortalité de l'âme acquiert ici une fonction morale : à travers la pratique philosophique, l'homme travaille à se rendre semblable à la divinité.
Texte
"— Examine à présent, Cébès, reprit Socrate, si, de tout ce que nous avons dit, il ne résulte pas que l’âme ressemble de très près à ce qui est divin, immortel, intelligible, simple, indissoluble, toujours le même et toujours semblable à lui-même, et que le corps ressemble parfaitement à ce qui est humain, mortel, non intelligible, multiforme, dissoluble et jamais pareil à soi-même. Pouvons-nous alléguer quelque chose contre ces raisons et prouver qu’il n’en est pas ainsi ?
— Non.
— Alors, s’il en est ainsi, n’est-il pas naturel que le corps se dissolve rapidement et que l’âme au contraire soit absolument indissoluble ou à peu près ?
— Sans contredit.
— Or, tu peux observer, continua-t-il, que lorsque l’homme meurt, la partie de lui qui est visible, le corps, qui gît dans un lieu visible et que nous appelons cadavre, bien qu’il soit naturellement sujet à se dissoudre, à se désagréger et à s’évaporer, n’éprouve d’abord rien de tout cela et reste comme il est assez longtemps, très longtemps même, si l’on meurt avec un corps en bon état et dans une saison également favorable ; car, quand le corps est décharné et embaumé, comme on fait en Égypte, il demeure presque entier durant un temps infini, et même quand il est pourri, certaines de ses parties, les os, les tendons et tout ce qui est du même genre, sont néanmoins presque immortels. N’est-ce pas vrai ?
— Si.
— Peut-on dès lors soutenir que l’âme, qui s’en va dans un lieu qui est, comme elle, noble, pur, invisible, chez celui qui est vraiment l’Invisible, auprès d’un dieu sage et bon, lieu où tout à l’heure, s’il plaît à Dieu, mon âme doit se rendre aussi, que l’âme, dis-je, pourvue de telles qualités et d’une telle nature, se dissipe à tous les vents et périsse en sortant du corps, comme le disent la plupart des hommes ? Il s’en faut de beaucoup, chers Cébès et Simmias ; voici plutôt ce qui arrive. Si, en quittant le corps, elle est pure et n’entraîne rien du corps avec elle, parce que pendant la vie elle n’avait avec lui aucune communication volontaire et qu’au contraire elle le fuyait et se recueillait en elle-même, par un continuel exercice ; et l’âme qui s’exerce ainsi ne fait pas autre chose que philosopher au vrai sens du mot et s’entraîner réellement à mourir aisément, ou bien crois-tu que ce ne soit pas s’entraîner à la mort ?
— C’est exactement cela.
— Si donc elle est en cet état, l’âme s’en va vers ce qui est semblable à elle, vers ce qui est invisible, divin, immortel et sage, et quand elle y est arrivée, elle est heureuse, délivrée de l’erreur, de la folie, des craintes, des amours sauvages et de tous les autres maux de l’humanité, et, comme on le dit des initiés, elle passe véritablement avec les dieux le reste de son existence. Est-ce là ce que nous devons croire, Cébès, ou autre chose ?
— C’est cela, par Zeus, dit Cébès."
- Platon, Phédon, trad. E. Chambry.
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