mercredi 25 avril 2018

"Le barbare, c'est d'abord l'homme qui croit à la barbarie”

Commentaire

Race et Histoire (1952) est un texte de Claude Lévi-Strauss (1908-2009) publié à l'origine par l'UNESCO dans une collection de brochures intitulée Le racisme devant la science et destinée à lutter contre le préjugé raciste. Lévi-Strauss commence par contester la scientificité du concept de race établi par Gobineau selon lequel il existerait trois races fondamentales (blanche, noire, jaune) dont le métissage affaiblirait les aptitudes particulières de chacune. Au concept de race, Lévi-Strauss préfère celui de culture. Pour lui, la diversité culturelle est immense (et pour une grande part inconnaissable dans toute son étendue) et résulte davantage des interactions culturelles que de leur isolement (telle coutume apparaissant au sein d'un groupe en réponse à une autre du même genre dans une autre culture).

Le texte est issu de sa troisième partie (sur dix) intitulée "L'ethnocentrisme". L'ethnocentrisme est l'attitude qui consiste à privilégier le groupe ethnique auquel on appartient et à en faire l'unique modèle de référence. La conséquence est de conduire à juger les autres cultures différentes soit comme étant inférieures, soit comme n'étant pas de véritables cultures en ayant un rapport de proximité assez fort avec la nature (cf. ceux que l'on qualifie de "sauvages"). Dans cette attitude, Lévi-Strauss détecte une contradiction fondamentale : celle qui consiste finalement à reproduire soi-même ce que l'on reproche aux autres, à savoir se comporter en niant l'humanité d'autrui. L'enjeu est donc de pouvoir juger les autres cultures tout en ayant conscience de leur irréductibilité et de leur diversité. 

Lévi-Strauss considère que l'ethnocentrisme est une réaction à la fois ancienne et reposant probablement sur "des fondements psychologiques solides", ce qui suggère qu'il s'agit d'une tendance assez répandue au sein de l'humanité. En fait, dès que nous avons affaire à une manifestation inhabituelle, nous oublions de considérer la différence en tant que telle et nous jugeons l'attitude inappropriée. Lévi-Strauss propose plusieurs exemples de réactions typiques qu'il qualifie de "grossières" au sens où elles sont finalement des réactions naturelles mais qu'il est possible de mettre à distance par l'éducation. Le fait de juger les moeurs d'autrui comme des moeurs de sauvage par exemple est une conséquence de ce sentiment de répugnance.  

Le terme de "barbare" et celui de "sauvage", le premier utilisé par les civilisations greco-romaines, le second par la civilisation occidentale, dissimulent en réalité "un même jugement" : "dans les deux cas, on refuse d'admettre la diversité culturelle". Or, pour Lévi-Strauss, lorsqu'on interroge les différences entre les cultures, la diversité culturelle doit être considérée comme première. Cette attitude de décentrement par rapport à sa propre culture nécessite de considérer les cultures comme des entités à part entière. L'ethnocentrisme, au contraire, tend à hiérarchiser les cultures, par exemple en établissant un classement selon leur proximité plus ou moins grande avec la nature. Cette attitude revient à percevoir l'homme comme amoindri, dans sa dimension encore animale, par opposition à sa propre culture humaine, que l'on juge comme étant l'unique culture digne de ce nom.

Lévi-Strauss condamne l'ethnocentrisme en en faisant l'attitude propre des sauvages, c'est-à-dire de tous ceux qui pensent qu'il existerait des hommes situés "hors de l'humanité". Pour lui, l'humanité englobe "sans distinction de race ou de civilisation, toutes les formes de l'espèce humaine". Cette conception universaliste de l'humanité est d'apparition récente et n'est jamais vraiment acquise, comme le montre "l'histoire récente" qui est probablement une allusion à l'Allemagne nazie et à ses thèses racistes. En outre, cette conception est loin d'être minoritaire et Lévi-Strauss note que pour une grande part de l'espèce humaine, pendant des millénaires, la notion d'humanité universelle n'existait pas. 

Pour se faire comprendre, Lévi-Strauss donne l'exemple de deux attitudes symétriques qu'il renvoie dos à dos au moment de la découverte de l'Amérique, l'une des Espagnols, l'autre des indigènes : les Espagnols se demandent alors si les indigènes ont une âme et les indigènes s'interrogent sur la capacité de putréfaction des corps des Espagnols. Dans les deux cas, il s'agit de vérifier si l'autre groupe peut être inclus dans sa propre espèce. L'exemple illustre ce que Lévi-Strauss appelle "le paradoxe du relativisme culturel". Le relativisme culturel est la thèse selon laquelle les cultures n’ont pas de références absolues en dehors d'elles-mêmes. 

En quoi le relativisme culturel est-il un paradoxe ? Le terme "paradoxe" n'est pas à comprendre comme une association de deux idées contradictoires, mais comme une thèse qui va à l'encontre d'une autre. En l'occurrence ici, l'opinion initiale, assez partagée dans l'ensemble des cultures, est de considérer qu'il existerait des sauvages ou des barbares, c'est-à-dire des hommes qui se trouveraient en dehors de l'humanité. Mais pour Lévi-Strauss, "le barbare, c'est d'abord l'homme qui croit à la barbarie" : en d'autres termes, c'est le fait de refuser l'humanité à un groupe humain qui conduit à emprunter une des "attitudes typiques" du barbare qui consiste à exclure les hommes issus d'un autre groupe culturel de l'humanité. La conséquence d'une telle croyance est de permettre d'excuser toute sorte de traitement inhumain vis-à-vis d'un individu. C'est pourquoi, selon Lévi-Strauss, il faut se garder de toute prétention à établir des discriminations entre les cultures. 

Texte

"L'attitude la plus ancienne, et qui repose sans doute sur des fondements psychologiques solides puisqu'elle tend à réapparaître chez chacun de nous quand nous sommes placés dans une situation inattendue, consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles : morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions. "Habitudes de sauvages cela n'est pas de chez nous", "on ne devrait pas permettre cela", etc., autant de réactions grossières qui traduisent ce même frisson, cette même répulsion, en présence de manières de vivre, de croire ou de penser qui nous sont étrangères. 

Ainsi l'Antiquité confondait-elle tout ce qui ne participait pas de la culture grecque (puis gréco-romaine) sous le même nom de barbare ; la civilisation occidentale a ensuite utilisé le terme de sauvage dans le même sens. Or derrière ces épithètes se dissimule un même jugement : il est probable que le mot barbare se réfère étymologiquement à la confusion et à l'inarticulation du chant des oiseaux, opposées à la valeur signifiante du langage humain ; et sauvage, qui veut dire "de la forêt", évoque aussi un genre de vie animale, par opposition à la culture humaine. Dans les deux cas, on refuse d'admettre le fait même de la diversité culturelle ; on préfère rejeter hors de la culture, dans la nature, tout ce qui ne se conforme pas à la norme sous laquelle on vit. [...]

Cette attitude de pensée, au nom de laquelle on rejette "les sauvages" (ou tous ceux qu'on choisit de considérer comme tels) hors de l'humanité, est justement l’attitude la plus marquante et la plus distinctive de ces sauvages mêmes. On sait, en effet, que la notion d’humanité, englobant, sans distinction de race ou de civilisation, toutes les formes de l’espèce humaine, est d’apparition fort tardive et d’expansion limitée. Là même où elle semble avoir atteint son plus haut développement, il n’est nullement certain - l’histoire récente le prouve - qu’elle soit établie à l’abri des équivoques ou des régressions. 

Mais, pour de vastes fractions de l’espèce humaine et pendant des dizaines de millénaires, cette notion paraît être totalement absente. L‘humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du village ; à tel point qu’un grand nombre de populations dites primitives se désignent d’un nom qui signifie les "hommes" (ou parfois - dirons-nous avec plus de discrétion - les "bons", les "excellents", les "complets"), impliquant ainsi que les autres tribus, groupes ou villages ne participent pas des vertus - ou même de la nature - humaines, mais sont tout au plus composés de "mauvais", de "méchants", de "singes de terre" ou d’ "œufs de pou". On va souvent jusqu’à priver l’étranger de ce dernier degré de réalité en en faisant un "fantôme" ou une "apparition".

Ainsi se réalisent de curieuses situations où deux interlocuteurs se donnent cruellement la réplique. Dans les Grandes Antilles, quelques années après la découverte de l'Amérique, pendant que les Espagnols envoyaient des commissions d'enquête pour rechercher si les indigènes possédaient ou non une âme, ces derniers s'employaient à immerger des Blancs prisonniers afin de vérifier par une surveillance prolongée si leur cadavre était ou non, sujet à la putréfaction.

Cette anecdote à la fois baroque et tragique illustre bien le paradoxe du relativisme culturel (que nous retrouverons ailleurs sous d'autres formes) : c'est dans la mesure même où l'on prétend établir une discrimination entre les cultures et les coutumes que l'on s'identifie le plus complètement avec celles qu'on essaye de nier. En refusant l'humanité à ceux qui apparaissent comme les plus "sauvages" ou "barbares" de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare, c'est d'abord l'homme qui croit à la barbarie."

- Levi-Strauss, Race et Histoire, "L'ethnocentrisme", 1952.

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