Les Tusculanes (45 av. J.-C) sont un dialogue, s'étendant sur cinq journées, composé de cinq livres et rédigé par le philosophe stoïcien Cicéron (106-43 av. J.C.). Il prend place dans la villa de Cicéron à Tusculum (ou Tusculane, ancienne cité qui se situait au sud est de Rome). Il rassemble deux interlocuteurs simplement identifié par les lettres M et D dans le texte latin, qui renvoient probablement au maître (Magister) et au disciple (Discipulus), ce que le traducteur a choisi de rendre par Cicéron (C) et l'auditeur (L'a). L'originalité principale de ce texte réside dans le fait qu'il est considéré comme le premier emploi métaphorique du terme "culture" : de même que l'on cultive la terre, on se cultive soi-même au moyen de la philosophie.
Dans le Livre I ("De la mort. Qu'elle est à mépriser"), Cicéron a défini la philosophie comme étant "l’étude même de la sagesse, et qui renferme toutes les connaissances, tous les préceptes nécessaires à l’homme pour bien vivre" (I, I). "Bien vivre", tel est donc l'objectif de la philosophie. Or, pour ce faire, il est primordial de ne pas craindre à la mort, crainte dont il faut apprendre à se défaire ainsi que l'enseigne la philosophie stoïcienne, en accord sur ce point avec la philosophie épicurienne. Ce thème est traité dans le Livre I. Le texte qui suit est tiré du début du livre II qui s'intéresse, plus particulièrement, à la question de la douleur dont il est possible de diminuer les troubles au moyen de la raison.
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Dans la vie de tous les jours, on n'a pas toujours conscience de la valeur de la vie : la vie s'écoule au rythme régulier des saisons et se déroule la plupart du temps au gré des habitudes. En revanche, lorsque l'on se met soudain à songer que cette vie pourrait cesser, c'est-à-dire lorsqu'on pense à la mort, on peut ressentir une inquiétude. Or la peur de la mort réside notamment dans la perspective de la fin de tous les plaisirs associés à la vie. Dans le livre I, Cicéron propose un remède contre cette peur : il faut considérer que la mort en elle-même n'est rien, ce qui revient à ne pas s'en soucier. Cette révélation apparaît ainsi comme un moyen de guérir de la peur de mourir.
Plus généralement, pour Cicéron, l'effet attendu de la philosophie est de guérir "les maladies de l'âme" entretenues par les inquiétudes inutiles. Il observe cependant que "sa vertu n'opère pas également sur toute sorte d'esprits". Il croit ainsi en l'existence d'un don philosophique, d'une prédisposition innée à la capacité de se débarrasser des peurs au moyen de la raison. Cela signifie que les préceptes de la philosophie ou les raisonnements seuls sont insuffisants à emporter la conviction, il faut aussi un allié venant du coeur, qui est le courage, caractéristique de ce que Cicéron appelle "une âme forte".
Aussi curieux que cela puisse paraître, les philosophes qui ont découvert de grands préceptes ne sont pas toujours ceux qui les ont le mieux appliqués. Cela constitue une honte absolue car la philosophie est moins un savoir qu'une "règle de vie" : la capacité de conformer ses moeurs, sa façon de penser, sa conduite en conformité avec la raison, en d'autres termes, elle est la capacité de savoir obéir à soi-même. Ainsi, de même qu'il est honteux pour un grammairien de mal parler ou pour un musicien de mal chanter, il est honteux pour un philosophe de mal se conduire : "un philosophe donc, lorsqu’il vit mal, est d’autant plus méprisable, que l’art où il se donne pour maître, c’est l’art de bien vivre".
A cette observation, un élève pourrait conclure que la philosophie est un art inutile. Mais pour Cicéron, il faut en réalité comparer la philosophie à la culture de l'âme : "la culture de l'âme, c'est la philosophie". On sait que toute terre ne donne pas de bons fruits, qu'il faut aussi une "âme bien née". Or cette bonne disposition de naissance, pour être nécessaire, n'est pas encore suffisante : il convient d'apprendre à "déraciner les vices" ou à "recevoir de nouvelles semences". C'est à cela que sert la culture : elle est le moyen d'apprendre à cultiver son âme en vue du bien vivre. Elle nécessite donc un apprentissage tout au long de l'existence : il ne suffit pas de connaître les préceptes, encore faut-il savoir se les appliquer si l'on veut obtenir un résultat.
"- L'auditeur : On ne saurait dire combien j’eus hier de plaisir à vous entendre, ou plutôt combien j’y ai gagné. Il est vrai, et je puis m’en répondre à moi-même, que jamais la vie ne m’avait paru être d’un certain prix. Mais pourtant lorsqu’il m’arrivait de songer qu’un jour mes yeux se fermeraient à la lumière, et que je perdrais tous les agréments de la vie, cette idée de temps en temps m’effrayait un peu, et m’attristait. Vous m’avez si bien guéri, qu’à l’heure qu’il est, croyez-moi, la mort me parait la chose du monde qui mérite le moins qu’on s’en occupe.
- Cicéron : Il n’y a rien là d’étonnant ; c’est l’effet de la philosophie. Elle guérit les maladies de l’âme, dissipe les vaines inquiétudes, nous affranchit des passions, nous délivre de la peur. Mais sa vertu n’opère pas également sur toute sorte d’esprits. Il faut que la nature y ait mis certaines dispositions. Car non —seulement la Fortune, comme dit le proverbe, aide ceux qui ont du cœur ; mais cela est bien plus vrai encore de la raison. Il lui faut des âmes courageuses, si l’on veut que leur force naturelle soit aidée et soutenue par ces préceptes. Vous êtes né avec des sentiments élevés, sublimes, qui ne vous inspirent que du mépris pour les choses humaines : et de là vient que mon discours contre la mort s’est aisément imprimé dans une âme forte. Mais sur combien peu de gens ces sortes de réflexions agissent-elles, parmi ceux mêmes qui les ont mises au jour, approfondies dans leurs disputes, étalées dans leurs écrits ? Trouve-t-on beaucoup de philosophes, dont les mœurs, dont la façon de penser, dont la conduite soit conforme à la raison : qui fassent de leur art, non une ostentation de savoir, mais une règle de vie : qui s’obéissent à eux-mêmes, et qui mettent leurs propres maximes en pratique ? On en voit quelques-uns si pleins de leur prétendu mérite, qu’il leur serait plus avantageux de n’avoir rien appris ; d’autres, avides d’argent ; d’autres, de gloire ; plusieurs, esclaves de leurs plaisirs. Il y a, entre ce qu’ils disent et ce qu’ils font, un étrange contraste. Rien, à mon avis, de plus honteux. En effet, qu’un grammairien parle mal, qu’un musicien chante mal, ce leur sera une honte d’autant plus grande, qu’ils pèchent contre leur art. Un philosophe donc, lorsqu’il vit mal, est d’autant plus méprisable, que l’art où il se donne pour maître, c’est l’art de bien vivre.
V. - L'a. : Mais, si cela est, n’y a-t-il pas à craindre que les louanges, dont vous comblez la philosophie, ne soient bien mal fondées ? Car, puisque ses plus habiles maîtres ne sont pas toujours d’honnêtes gens, ne s’ensuit-il pas de là qu’elle n’est bonne a rien ?
- C. : On aurait tort de conclure ainsi. Car, de même que tous les champs, quoique cultivés, ne rapportent pas, et qu’il n’est point vrai, comme l’a dit un de nos poètes [Lucius Accius],
Que de soi le bon grain, sans besoin d’aliment,
Dans un champ, même ingrat, sait croître heureusement ;
de même, tous les esprits, quoique cultivés, ne fructifient point. Et, pour continuer ma comparaison, je dis qu’il en est d’une âme heureusement née, comme d’une bonne terre ; qu’avec leur bonté naturelle, l’une et l’autre ont encore besoin de culture, si l’on veut qu’elles rapportent. Or la culture de l’âme, c’est la philosophie. Elle déracine les vices, elle prépare l’âme à recevoir de nouvelles semences, elle les y jette, les y fait germer ; et avec le temps il s’y trouve abondance de fruits. Remettons-nous donc à philosopher, comme nous faisions hier ; et, si bon vous semble, proposez-moi le sujet."
Cicéron, Tusculanes, Livre II, IV-V, traduction sous la supervision de Jean Nisard.
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