lundi 12 décembre 2016

"C'est parce que l’artiste songe moins à utiliser sa perception qu’il perçoit un plus grand nombre de choses"

Commentaire

La pensée et le mouvant (1934) est un recueil d'essais et de conférences du philosophe Henri Bergson (1859-1941). Le regroupement de ces textes parus entre 1903 et 1923 s'explique par le fait qu'ils portent tous sur la méthode philosophique utilisée par Bergson. Ces textes portent sur la notion de durée, à savoir le temps vécu, continu de la vie de l'esprit, qui s'oppose au temps mathématique discontinu, ainsi que sur la notion d'intuition, qui correspond à la connaissance immédiate de la durée comme réalité ultime. L'intuition est une sorte de sympathie qui permet de saisir un objet dans ce qu'il a d'unique et d'inexprimable. Elle opère sur la mobilité (la durée) là où l'analyse opère sur l'immobilité (le temps mathématique).

Le texte ci-dessous est extrait du cinquième chapitre intitulé "La perception du changement". Dans les deux conférences qui le compose, Bergson soutient la thèse que l'artiste a une perception élargie, non intéressée, du réel. Elle se distingue en ce sens de la perception de l'homme du commun qui est orientée : elle sélectionne en vue de l'action. L'artiste est un individu dégagé des nécessités de l'existence, qui a un rapport distancié aux besoins et qui, par conséquent, a la capacité d'intuitionner les choses, de saisir la mobilité ou la durée au moyen de l'art. Ainsi, l'art constitue une voie d'accès privilégiée à la réalité. 

Dans la représentation commune, l'artiste passe souvent pour un personnage idéaliste et distrait. Pourtant, en exerçant son art, il est capable de nous montrer les choses qui nous entourent sous un jour nouveau, voire même de nous faire apparaître certains détails que nous aurions perçus mais sans les apercevoir jusqu'alors. Bergson rend hommage aux peintres comme Turner et Corot qui ont su déceler dans la nature des aspects que nous n'avions encore jamais vus. Les peintures qu'ils réalisent nous rendent admiratifs car elles nous révèlent des visions brillantes et évanouissantes qui apparaissent fugitivement dans notre expérience usuelle mais que l'habitude fait disparaître au profit d'une vision pâle et décolorée des choses.

Pourquoi les artistes ont-ils cette capacité ? Bergson rappelle une évidence : le temps de la pensée n'est pas le même que celui de la vie : "avant de philosopher, il faut vivre". La vie a ses urgences qui nécessitent de mettre "des oeillères" pour se concentrer sur l'action à accomplir. La connaissance est "l'effet d'une dissociation brute", ce n'est pas une connaissance synthétique qui a le temps de recomposer tous les éléments simples du réel. Cela signifie que la perception de l'homme ordinaire est le résultat d'"un travail de sélection" : le cerveau peut retenir un nombre indéfini d'objets, mais il ne conserve que les informations pertinentes pour l'action et néglige le reste.

Pour appuyer cette idée d'un cerveau pragmatique, Bergson fait intervenir les opérations de la mémoire : selon lui, tout notre passé se conserve automatiquement et entièrement. Mais l'intérêt pratique intervient pour ne garder près de la conscience que ce qui sert à la situation présente : ainsi, le cerveau actualise "les souvenirs utiles" tout en laissant dans "le sous-sol de la conscience" ceux qui ne servent à rien. De même, la perception est "l'auxiliaire de l'action", ce qui signifie qu'elle sélectionne seulement ce qui présente un intérêt immédiat. En ce sens, la perception "nous montre moins les choses mêmes que le parti que nous pouvons en tirer". Elle classe et étiquette. L'objet en lui-même n'est pas regardé dans sa spécificité, il est simplement reconnu par rapport à la catégorie plus générale d'objets à laquelle il appartient. Il n'est pas considéré en lui-même, dans ce qu'il a d'unique, mais par rapport aux caractéristiques générales qui font qu'il ressemble aux autres. 

Dans l'homme ordinaire, la faculté de percevoir est attachée à la faculté d'agir. Mais la perception chez l'artiste est différente : les artistes "perçoivent pour percevoir", c'est-à-dire pour le plaisir. C'est un regard gratuit qui s'intéresse à la chose pour elle-même et non pas pour l'utilité qu'elle pourrait avoir. Ce qui l'explique pour Bergson, c'est que les artistes sont moins attachés à la vie. Ils naissent "détachés" par rapport à un de leur sens ou à leur conscience, ce qui explique les différents arts : la musique pour l'ouïe, la peinture pour la vue, etc. Ainsi, paradoxalement, "c'est parce que l'artiste songe moins à utiliser sa perception qu'il perçoit un plus grand nombre de choses". 

Le fait d'utiliser, c'est-à-dire de rendre utile ce que l'on voit, conduit à biaiser le regard. C'est une déformation qui certes, rend la vie possible, permet de réagir vite, de prendre une décision rapidement, de fuir, d'attaquer ou de se protéger, mais qui ne permet pas de saisir la réalité elle-même dans toute sa richesse. Or l'artiste est justement celui qui, parce qu'il est moins attaché à la vie, ne se sert pas de ses sens pour créer. Il laisse les choses l'envahir, il observe les détails, leur unicité et les met en avant ensuite dans sa production. En ce sens, l'artiste est celui qui intuitionne le réel plus qu'il ne cherche à le rendre utile au moyen de l'analyse et c'est en cela que sa perception est plus riche que celle de l'homme du commun.

Texte

"Avant de philosopher, il faut vivre ; et la vie exige que nous nous mettions des œillères, que nous ne regardions ni à droite ni à gauche, mais droit devant nous dans la direction où nous avons à marcher. Notre connaissance, bien loin de se constituer par une association graduelle d’éléments simples, est l’effet d’une dissociation brusque : dans le champ infiniment vaste de notre connaissance virtuelle nous avons cueilli, pour en faire une connaissance actuelle, tout ce qui intéresse notre action sur les choses ; nous avons négligé le reste. Le cerveau paraît avoir été construit en vue de ce travail de sélection. 

On le montrerait sans peine pour les opérations de la mémoire. Notre passé, ainsi que nous le verrons dans notre prochaine conférence, se conserve nécessairement, automatiquement. Il survit tout entier. Mais notre intérêt pratique est de l’écarter, ou du moins de n’en accepter que ce qui peut éclairer et compléter plus ou moins utilement la situation présente. Le cerveau nous sert à effectuer ce choix : il actualise les souvenirs utiles, il maintient dans le sous-sol de la conscience ceux qui ne serviraient à rien. On en dirait autant de la perception : auxiliaire de l’action, elle isole, dans l’ensemble de la réalité, ce qui nous intéresse ; elle nous montre moins les choses mêmes que le parti que nous en pouvons tirer. Par avance elle les classe, par avance elle les étiquette ; nous regardons à peine l’objet, il nous suffit de savoir à quelle catégorie il appartient. 

Mais, de loin en loin, par un accident heureux, naissent des hommes qui, soit par leurs sens soit par leur conscience, sont moins attachés à la vie. La nature a oublié d’attacher leur faculté de percevoir à leur faculté d’agir. Quand ils regardent une chose, ils la voient pour elle, et non plus pour eux. Ils ne perçoivent plus simplement en vue d’agir ; ils perçoivent pour percevoir, — pour rien, pour le plaisir. Par un certain côté d’eux-mêmes, soit par la conscience soit par un de leurs sens, ils naissent détachés ; et, selon que ce détachement est inhérent à tel ou tel de leurs sens ou à leur conscience, ils sont peintres ou sculpteurs, musiciens ou poètes. C’est donc bien une vision plus directe, plus immédiate de la réalité, que nous trouvons dans les différents arts ; et c’est parce que l’artiste songe moins à utiliser sa perception qu’il perçoit un plus grand nombre de choses."

- Henri Bergson, La pensée et le mouvant (1934), V, "La perception du changement", "Première conférence", PUF, Paris, 1938, p. 152-153.

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