dimanche 29 janvier 2017

"Parce que c'était lui, parce que c'était moi"

Commentaire

C'est en 1580 que Michel de Montaigne (1533-1592) fait publier la première édition de ses Essais commencés huit ans plus tôt en 1572 (la première édition est composée de deux tomes, un troisième est ajouté dans l'édition de 1588). Son objectif est de se peindre lui-même le plus simplement et le plus naturellement possible afin de donner à voir, en miroir, l'humaine condition. Les Essais sont ainsi constitués de diverses réflexions et ponctués par de nombreuses citations d'auteurs pour la plupart de l'Antiquité grecque et latine. Les thèmes évoqués sont très différents d'un essai à l'autre, Montaigne préférant cheminer "à sauts et à gambade" (III, 9). Ils portent par exemple sur les cannibales (I, 31), le suicide (II, 3) ou encore sur la vanité (III, 9). 

Dans l'essai intitulé "De l'amitié" (I, 28), Montaigne évoque la relation qu'il a nouée avec Etienne de La Boétie (1530-1563). Il le rencontre en 1558, il est alors âgé de 25 ans et La Boétie de 28. Il est tout de suite séduit par cet homme, de trois ans son aîné, auteur d'un écrit politique corrosif que Montaigne a lu : De la servitude volontaire (écrit probablement en 1546 ou en 1548, à seulement 16 ou 18 ans). En 1563, La Boétie contracte la peste et meurt en quelques jours. Montaigne l'accompagne jusqu'à son dernier souffle et demeure inconsolable. Pour décrire cette amitié hors du commun, il ne trouve pas d'autres justifications que celle-ci : "Si l'on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne peut s’exprimer, qu’en répondant : "Parce que c’était lui, parce que c’était moi"."

Montaigne définit l'amitié comme un ensemble d'"accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou quelque commodité". Les accointances sont des liaisons qu'on entretient avec une personne de manière régulière, par exemple le fait de se voir souvent. A force de côtoyer quelqu'un, on finit par le connaître et celui-ci devient familier au sens où on a de lui une expérience habituelle. Au fil du temps, ce qui a permis à deux amis de s'entendre finit par disparaître, au point, précise Montaigne, qu'on ne retrouve plus ce qui a pu les joindre. L'amitié qui lie deux êtres apparaît donc à l'ami comme mystérieuse, sans autre raison que celle qui fait la spécificité même de la personne à laquelle on s'est désormais attaché ("parce que c'était lui"). 

L'amitié qui unit ces deux êtres apparaît comme "une force inexplicable". La rencontre s'est produite à une fête et l'entente semble avoir été presque immédiate. Montaigne distingue ce type d'amitié foudroyante des "amitiés molles et régulières" qui nécessitent "de longues et préalables conversations". Il est inutile de dresser une liste des qualités qui font qu'on s'intéresse à cette personne, il s'agit plutôt d'une "quintessence", c'est-à-dire ici d'un condensé, d'une manifestation où s'exprime l'âme d'autrui de la façon la plus pure, sans fard ni déguisement. Dans une telle amitié, notre propre volonté semble "se perdre" dans celle de notre ami. Tout est pour ainsi dire mis en commun : "ne nous réservant rien qui nous soit propre, ni qui soit ou sien ou mien". Qu'est-ce à dire ?

Pour se faire comprendre, Montaigne fait référence à un épisode de l'histoire romaine qu'il connaît bien pour avoir fréquenté assidument les oeuvres de Plutarque et de Cicéron. Vers -133, l'aîné des frères Gracques, Tibère (Tiberius Gracchus) fait voter une loi agraire visant à redistribuer des terres et reconstituer ainsi une classe de petits paysans propriétaires capables de fournir de nouveaux soldats à l'armée. Cette loi étant mal perçue par une large partie des riches propriétaires terriens, un conflit s'engage au coeur de la République romaine. Alors que les consuls romains traquent les amis de Tibère, Montaigne explique que, par amitié, le principal d'entre eux, Blossius, affirme fièrement aux consuls qu'il aurait voulu faire "toutes choses" pour défendre son ami Tibère.  

Par cette franche réponse, Blossius place l'amitié au-dessus des lois romaines et même de l'amour pour la patrie. Montaigne résume : "ils étaient plus amis que citoyens, plus amis qu'amis et qu'ennemis de leur pays, qu'amis d'ambition et de trouble". La conception de l'amitié de Montaigne rejoint celle de Blossius qui brave les consuls romains : elle est celle d'une union si étroite des volontés qu'elle fait se confondre l'intérêt de l'ami avec son intérêt propre : "si leurs actions s'étaient désaccordées, ils n'étaient ni amis, selon ma mesure, l'un de l'autre, ni amis d'eux-mêmes". S'il faut faire prévaloir l'amitié sur le droit ou sur la patrie, faut-il pour autant la faire prévaloir sur la morale et la vertu ? En effet, Blossius continue en affirmant que même si son ami Tibère lui avait commandé de mettre le feu aux temples romains, il l'aurait fait sans hésiter. 

Pour Montaigne, il est clair que l'amitié ne peut pas être placée au-dessus de la morale car il est impossible de faire tenir une relation amicale ("cet attelage") sans le faire guider par "la vertu et la conduite de la raison". Cela paraît contradictoire avec ce qui vient d'être dit car si l'amitié doit être un absolu (pouvant aller jusqu'à brûler des temples religieux), comment affirmer que la morale reste un horizon indépassable de l'amitié ? Pour se faire comprendre, Montaigne poursuit en argumentant que dans le cas où un ami lui demanderait de tuer sa propre fille, il répondrait oui. La volonté des amis se confondent, ils sont unis par un même vouloir, leurs "âmes ont avancé si étroitement ensemble" qu'ils se seraient plus certainement fié à cet ami qu'à lui-même. Mais cet ami, s'il était vraiment son ami, aurait-il pu lui commander une chose aussi absurde que de tuer sa propre fille ?

Montaigne assurément en doute. Il met d'ailleurs en garde contre ce genre d'abandon de sa propre volonté. L'amitié qui unit étroitement deux volontés est une chose précieuse et rare. Ce n'est pas une chose que l'on trouve dans "les amitiés communes" dans lesquelles il vaut mieux appliquer le principe de prudence aristotélicien qui commande de ne jamais tenir définitivement pour ami "les amitiés ordinaires et coutumières". En revanche, dans l'amitié noble dont Montaigne fait l'éloge et qu'il compare par ailleurs à la force du lien qui unit un mari et sa femme, il n'y a pas lieu de se conserver une quelconque méfiance : "tout étant par effet commun entre eux [...] ils ne peuvent rien se prêter ni se donner". Ainsi, un véritable ami ne pourrait exiger la mort de sa propre fille, comme il ne pourrait rien demander qui entame sa morale ou sa vertu, car s'il est un véritable ami, un ami au sens noble du terme, il ne supporterait pas que l'on attente à un autre lui-même. 

Texte

"Au demeurant, ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, ce ne sont qu’accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou quelque commodité, par le moyen desquelles nos âmes s’entretiennent. En l’amitié dont je parle, les âmes se mêlent et se confondent l’une en l’autre, d’un mélange si universel, qu’elles effacent et ne retrouvent plus ce qui les a jointes. Si l'on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne peut s’exprimer, qu’en répondant : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi. »

Il y a, au-delà de tout mon discours, et de ce que j’en puis dire particulièrement, je ne sais quelle force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union. Nous nous cherchions avant de nous être vus, et par des rapports que nous entendions l’un de l’autre, qui faisaient en notre affection plus d’effet que ne le font raisonnablement des rapports, je crois par quelque ordonnance du ciel, nous nous embrassions par nos noms. Et à notre première rencontre, qui fut par hasard dans une grande fête et compagnie de ville, nous nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous, que rien dès lors ne nous fut si proche que l’un à l’autre. Il écrivit une satire latine excellente, qui est publiée, par laquelle il excuse et explique la précipitation de notre accord, si promptement parvenu à sa perfection. Ayant si peu à durer, et ayant si tard commencé, car nous étions tous les deux des hommes faits, et lui plus âgé de quelques années, elle n’avait point de temps à perdre, et à se régler au modèle des amitiés molles et régulières, auxquelles il faut la précaution de tant de longues et préalables conversations. Celle-ci n’a point d’autre idée que d’elle-même, et ne peut se rapporter qu’à elle. Ce n’est pas une considération spéciale, ni deux, ni trois, ni quatre, ni mille, c’est je ne sais quelle quintessence de tout ce mélange, qui, ayant saisi toute ma volonté, l’amena à se plonger et à se perdre dans la sienne, qui, ayant saisi toute sa volonté, l’amena à se plonger et à se perdre dans la mienne, d’une faim, d’une concurrence pareille. Je dis perdre, à la vérité, ne nous réservant rien qui nous soit propre, ni qui soit ou sien ou mien.

Quand Lélius, en présence des consuls romains, lesquels, après la condamnation de Tiberius Gracchus, poursuivaient tous ceux qui avaient été de son côté, vint à s’enquérir auprès de Caius Blossius (qui était le principal de ses amis) combien il aurait voulu faire pour lui, et qu’il ait répondu : « Toutes choses ; » – « Comment, toutes choses ? poursuivit-il. Et quoi s’il t’avait commandé de mettre le feu à nos temples ? » – « Il ne me l’aurait jamais commandé », répliqua Blossius. – « Mais s’il l’avait fait ? » ajouta Lélius. – « J’aurais obéi, » répondit-il. S’il était si parfaitement ami de Gracchus, comme dit l’histoire, il lui était égal d’offenser les consuls par cette dernière et hardie confession, et il ne devait pas se départir de l’assurance qu’il avait de la volonté de Gracchus. 

Toutefois, ceux qui accusent cette réponse comme séditieuse, n’entendent pas bien ce mystère, et ne présupposent pas, comme c’est le cas, qu’il tenait la volonté de Gracchus en lui, et par puissance et par connaissance. Ils étaient plus amis que citoyens, plus amis qu’amis et qu’ennemis de leur pays, qu’amis d’ambition et de trouble. S’étant parfaitement commis l’un à l’autre, ils tenaient parfaitement les rênes de l’inclination l’un de l’autre, et si vous faîtes guider cet attelage par la vertu et la conduite de la raison (comme il est aussi tout à fait impossible de l’atteler sans cela), la réponse de Blossius est telle qu’elle devait être. Si leurs actions s’étaient désaccordées, ils n’étaient ni amis, selon ma mesure, l’un de l’autre, ni amis d’eux-mêmes. 

Au demeurant, cette réponse ne sonne pas autrement que ferait la mienne, à qui s’enquerrait auprès de moi de cette façon : « Si votre volonté vous commandait de tuer votre fille, la tueriez-vous ? » et que je réponde oui. Car cela ne porte aucun témoignage de consentement à le faire, par ce que je ne suis point en doute de ma volonté, et tout aussi peu de celle d’un tel ami. Il n’est pas en la puissance de tous les discours du monde de me déloger de la certitude que j’ai, des intentions et jugements du mien. Aucune de ses actions ne me saurait être présentée, quelque visage qu’elle ait, que je n’en trouve pas incontinent le ressort. Nos âmes ont avancé si étroitement ensemble, elles se sont considérées d’une si ardente affection, et de pareille affection se sont découvertes jusqu’au fin fond des entrailles l’une à l’autre, que, non seulement je connaissais la sienne comme la mienne, mais je me serais certainement plus volontiers fié à lui qu’à moi.

Qu’on ne mette pas au même rang ces autres amitiés communes, j’en ai autant de connaissance qu’un autre, et des plus parfaites dans leur genre, mais je ne conseille pas qu’on confonde leurs règles, on s’y tromperait. Il faut marcher dans ces autres amitiés la bride à la main, avec prudence et précaution, la liaison n’est pas nouée de manière qu’on n’ait aucunement à s’en défier. Aimez-le (disait Chilon) comme en ayant un jour à le haïr, haïssez-le, comme ayant à l’aimer. Ce précepte qui est si abominable en cette souveraine et maîtresse amitié, est salubre en l’usage des amitiés ordinaires et coutumières, à l’endroit desquelles il faut employer le mot qu’Aristote avait très familier : « O mes amis, il n’y a nul ami ».

En ce noble commerce, les offices et les bienfaits, nourriciers des autres amitiés, ne méritent même pas d’être pris en compte, cette confusion si pleine de nos volontés en est la cause. Car, tout ainsi que l’amitié que je me porte, ne reçoit pas d’augmentation pour le secours que je me donne au besoin, quoi qu’en disent les Stoïciens, et comme je ne me sais aucun gré du service que je me fais, aussi l’union de tels amis étant véritablement parfaite, elle leur fait perdre le sentiment de tels devoirs, et haïr et chasser d’entre eux ces mots de division et de différence : bienfait, obligation, reconnaissance, prière, remerciement, et leurs pareils. 

Tout étant par effet commun entre eux, volontés, pensées, jugements, biens, femmes, enfants, honneur et vie, et leur convenance n’étant qu’une âme en deux corps selon la très propre définition d’Aristote, ils ne peuvent rien se prêter ni se donner. Voilà pourquoi les faiseurs de lois, pour honorer le mariage d'une imaginaire ressemblance à cette divine liaison, défendent les donations entre le mari et la femme, voulant inférer par là que tout doit être à chacun d’eux, et qu’ils n’ont rien à diviser ni à séparer. Si, en l’amitié dont je parle, l’un pouvait donner à l’autre, ce serait celui qui recevrait le bienfait, qui obligerait son compagnon. Car cherchant l’un et l’autre, plus que toute autre chose, à se faire du bien l’un à l’autre, celui qui en prête la matière et l’occasion est celui-là qui fait le libéral, donnant ce contentement à son ami, d’effectuer à son endroit ce qu’il désire le plus."

- Michel de Montaigne, Les Essais, Livre I, 28, "De l'amitié". 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire