lundi 6 février 2017

"L'autre est aussi une conscience de soi"

Commentaire

La Phénoménologie de l'Esprit (1807) est une oeuvre de Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831) qui cherche à retracer les processus à l'oeuvre dans la conscience. L'évolution de la constitution de cette conscience est dialectique au sens hégélien du terme, c'est-à-dire qu'elle suit un processus qui se confond avec l'essence même de la conscience.

Le texte ci-dessous est extrait de la quatrième partie consacrée à la vérité de la certitude de soi-même. Hegel dans les parties I à III s'est concentré sur la conscience simple. Dans la partie IV, il aborde la manière dont cette conscience devient conscience de soi, c'est-à-dire connaissance de soi-même. Cette conscience de soi ne peut intervenir qu'à travers la reconnaissance d'une autre conscience. Autrement dit, ce n'est que dans et par la relation avec une autre conscience qu'une conscience de soi est possible. L'enjeu du texte est donc de rendre compte d'un point de vue logique de ce qu'il se passe dans la conscience lorsque celle-ci en rencontre une autre.

Que se passe-t-il lorsqu'un individu fait face à un autre individu ? Il y a d'abord deux consciences simples exclusives l'une de l'autre. En effet, le premier individu est une conscience, son essence est le "Je", c'est "une entité singulière". Par conséquent, tout ce qui est extérieur à lui est marqué du "caractère du négatif" : c'est tout ce qui n'est pas lui. On remarque ici que Hegel parle de la conscience comme "simple être pour soi", donc sans autrui.  La conscience de soi n'est pas une faculté inhérente à tout homme comme le conçoivent ordinairement les philosophes de la conscience (Descartes par exemple). Chez Hegel, la conscience de soi est le résultat d'un développement.

Cependant, "l'autre est aussi une conscience de soi". Au début, cet autre n'apparaît encore qu'"à la manière d'objets communs". Autrui n'a pas tout de suite la consistance d'une conscience de soi. Il est une "conscience abîmée dans l'être de la vie", c'est-à-dire qu'il apparaît comme un être déterminé "en tant que vie", il n'a pas encore signifié son caractère propre, son caractère d'être libre. Pour cela, il faut accomplir l'un pour l'autre "le mouvement de l'abstraction absolue" qui consiste "à anéantir tout être immédiat".

Une conscience n'est pas d'emblée une conscience de soi. Pour se constituer, elle doit accomplir un double mouvement : d'une part, nier chez autrui cette même capacité, elle doit devenir ce que Hegel nomme "l'être purement négatif de la conscience identique à soi". Autrement dit, la conscience s'étend à autrui sur le mode de l'affrontement. Si cette opération ne se produit pas, les deux consciences qui se font face ne prennent pas conscience l'une de l'autre, de ce qu'elles sont, à savoir deux singularités : "chacune [...] est bien assurée de soi, mais pas de l'autre".

Mais à ce moment précis, la conscience de soi n'atteint pas encore sa vérité. La vérité de la conscience de soi apparaît lorsqu'il y a "reconnaissance". La reconnaissance désigne l'acte par lequel une conscience considère une autre conscience comme un sujet autonome. En l'occurrence, les deux individus qui se rencontrent n'ont pas accès à l'autre de la même façon qu'ils ont accès à leur propre conscience. Pour que cette reconnaissance se produise, il est nécessaire que s'opère ce que Hegel appelle une "pure abstraction de l'être pour soi". Cela revient donc d'autre part à se faire reconnaître comme pure singularité.

L'enjeu pour chaque conscience est de se présenter comme "pure abstraction". Chaque conscience va se faire connaître d'autrui, manifester sa présence, en se détachant de sa vie biologique, c'est-à-dire en montrant qu'elle n'est attachée qu'à sa singularité propre, rejetant tout ce qui n'est pas elle. Comme dans le processus végétal servant souvent d'illustration à Hegel, une plante naît de la graine, la plante apparaissant ainsi comme la négation de la graine. Dans le processus de reconnaissance, la conscience s'affirme face à une autre conscience en se niant elle-même, par négation de son en soi, comme le ferait la plante en niant la graine. Mais elle se fait reconnaître d'autrui qu'en niant cette même capacité chez lui.

L'opposition des deux consciences aboutit par conséquent à "un combat à mort" : c'est un moyen pour chaque conscience de soi de démontrer à l'autre qu'elle est un être pour soi, un être libre. En effet, pour la conscience de soi, l'essence n'est pas l'être, l'en soi, mais "le fait qu'en elle rien n'est donné qui ne soit pas pour elle moment évanescent". La vérité n'est pas dans tel ou tel stade du développement, mais bien dans le processus lui-même. Elle est le déploiement de ce processus de prise de conscience de soi.

Pour Hegel, un individu qui n'a pas mis en jeu sa vie peut être reconnu comme personne, mais il ne parvient pas à faire reconnaître sa conscience de soi comme autonome, c'est-à-dire libre. Il devient donc serviteur. La lutte pour la reconnaissance est nécessaire pour parvenir à la conscience de soi et cette lutte n'est rien d'autre qu'un combat à mort symbolique qui conduit chaque conscience à se séparer de tout ce qui n'est pas son essence. Chaque conscience doit parvenir à contempler l'autre comme pur être pour soi, donc comme prêt à risquer sa vie pour se faire reconnaître. En ce sens, "chaque individu doit tendre à la mort de l'autre".

Texte

"La conscience de soi est d'abord simple être pour soi, identique à soi par l'exclusion de soi de tout ce qui est autre : elle a pour essence et objet absolu Je : et dans cette immédiateté, dans cet être de son être pour soi, elle est entité singulière. Ce qui pour elle est autre chose, est, en tant qu'objet inessentiel, marqué du caractère du négatif. 

Mais l'autre est aussi une conscience de soi : un individu se présente face à un autre individu. Et se présentant face à face ainsi immédiatement, ils sont l'un pour l'autre à la manière d'objets communs : figures, personnages autonomes, consciences abîmées dans l'être (118) de la vie – car c'est en tant que vie ici que l'objet qui est s'est déterminé – qui n'ont pas encore accompli l'une pour l'autre le mouvement de l'abstraction absolue, qui consiste à anéantir tout être immédiat et à n'être que l'être purement négatif de la conscience identique à soi, ou encore, qui ne se sont pas encore exposées l'une à l'autre comme pur être pour soi, c'est-à-dire comme conscience de soi. 

Chacune, certes, est bien assurée de soi, mais pas de l'autre, et c'est pourquoi sa propre certitude de soi n'a pas encore de vérité ; car ce qui serait sa vérité, ce serait seulement que son propre être pour soi se fût exposé à elle comme objet autonome, ou, ce qui est la même chose, que l'objet se fût exposé comme cette pure certitude de soi-même. Or ceci n'est pas possible selon le concept de reconnaissance, sauf si chacun, l'un agissant pour l'autre comme l'autre agit pour lui, accomplit sur lui-même par sa propre activité, et à son tour par l'activité de l'autre, cette pure abstraction de l'être pour soi. 

Mais cette présentation de soi comme pure abstraction de la conscience de soi consiste à se montrer comme pure négation de sa modalité d'objet, ou à montrer qu'on n'est attaché à aucune existence déterminée, absolument pas attaché à la singularité universelle de l'existence, qu'on n'est pas attaché à la vie. Cette présentation, c'est la double activité : celle de l'autre et celle qu'on pratique par soi-même. Dans la mesure où c'est l'activité de l'autre, chacun tend en conséquence (119) à la mort de l'autre. Mais au sein de cela est aussi présente la seconde activité, celle qui s'effectue par soi-même : car la première inclut en elle la mise en jeu de sa propre vie. 

Le rapport des deux consciences de soi est donc ainsi déterminé qu'elles font leur propre preuve, et chacune celle de l'autre, par le combat à mort. - Elles doivent aller à ce combat, parce qu'elles doivent fournir l'épreuve et la vérité, en l'autre et en elles-mêmes, de la certitude qu'elles ont d'elles-mêmes, d'être pour soi. Et c'est seulement par la mise en jeu de la vie qu'est ainsi éprouvée et avérée la liberté, qu'il est éprouvé et avéré que l'essence, pour la conscience de soi, ce n'est pas l'être, ce n'est pas la façon immédiate dont elle entre en scène, ce n'est pas qu'elle s'abîme dans l'extension de la vie, mais le fait qu'en elle rien n'est donné qui ne soit pas pour elle moment évanescent, qu'elle n'est que pur être pour soi. 

L'individu qui n'a pas mis sa vie en jeu peut, certes, être reconnu comme personne ; mais il n'est pas parvenu à la vérité de cette reconnaissance, comme étant celle d'une conscience de soi autonome, Pareillement, tout comme il engage sa propre vie, chaque individu doit tendre à la mort de l'autre ; car l'autre ne vaut pas plus pour lui que lui-même ; son essence se présente à lui comme un autre, il est hors de lui-même ; il faut qu'il abolisse cet être hors de soi qui est le sien : l'autre individu est une conscience qui est, et qui est empêtrée de toute une série de façons : il faut qu'il contemple son être-autre comme pur être pour soi ou comme négation absolue."

- Hegel, Phénoménologie de l'esprit, IV : "La vérité de la certitude de soi-même", A. "Autonomie et non autonomie de la conscience de soi : domination et servitude", trad. J.-P. Lefebvre, GF Flammarion, 2012.

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