Commentaire
L'Essai philosophique concernant l'entendement humain (1690) a été rédigé par le philosophe anglais John Locke (1632-1704). Cet ouvrage, composé de quatre livres, vise à établir quelle est l'origine des idées et des connaissances humaines. Pour Locke, qui est un philosophe empiriste, tout le savoir humain découle de l'expérience et de l'expérience seule. A la naissance, l'âme d'un enfant est complètement vide. Locke s'oppose ainsi aux rationalistes tels que Descartes qui considèrent que notre connaissance vient d'une capacité de la raison à saisir certaines idées indépendamment de toute expérience.
Le texte ci-dessous est extrait du livre II consacré aux idées et, plus précisément, de son premier chapitre qui s'intéresse à leur origine. Dans le livre I ("Des notions innées"), Locke s'en prend notamment à la théorie cartésienne des idées innées. Dans les Méditations métaphysiques (III), Descartes distingue trois sortes d'idées : les idées adventices (venues du dehors), les idées factices (liées à l'imagination) et les idées innées (mises en nous par Dieu, par exemple, les idées mathématiques). Pour contrer l'innéisme cartésien, Locke évoque l'absence de telles idées chez les enfants et chez les idiots. S'il n'existe pas d'idées innées, d'où viennent les idées que nous formons ?
Pour Locke, l'âme est à l'origine "une table rase" (en latin tabula rasa), c'est-à-dire complètement vide. Cette métaphore fait référence à la tablette de cire qui servait de registre aux Anciens. La comparaison de l'âme à une tabula rasa est notamment utilisée par Aristote dans De l'âme (III, § 4 : "il doit en être [de l'intellect] comme d'une tablette où il n'y a rien d'écrit en entéléchie") et qui se trouve être le précurseur des empiristes. Locke reprend ici cette image pour tenter d'expliquer le processus par lequel les idées viennent s'inscrire dans l'esprit humain. L'âme, siège de la pensée, est primordialement "sans aucune idée". Autrement dit, à sa naissance, un enfant n'a pas d'idées préconçues dans son esprit. D'où viennent alors les idées et les images que nous avons en nous ?
La réponse de Locke est "de l'expérience : c'est là le fondement de toutes nos connaissances". Or, si toutes nos connaissances découlent de l'expérience, aucune idée ne peut être présente dans l'esprit humain avant que celui-ci n'ait ressenti quelque chose. Cela passe encore pour les qualités sensibles telles que les couleurs ou le goût, mais comment expliquer les rapports que nous concevons entre les choses ? Comment expliquer les actions réalisées par l'âme elle-même lorsque, par exemple, elle pense ? Quelle sensation avons-nous du fait de raisonner, de croire ou de vouloir ? Pour cette raison, Locke est amené à distinguer deux sources de la connaissance : la sensation et la réflexion.
La première source de connaissance, la sensation, ne présente pas de difficultés majeures. Selon la description lockienne, les objets agissent sur nous de l'extérieur en venant s'inscrire "sur nos sens". Ces sens transforment les objets extérieurs en perceptions, lesquelles nous permettent de connaître les qualités sensibles des choses qui nous entourent : les couleurs comme le blanc et le jaune, le toucher du dur ou du mou ou encore le goût de l'amer. Par conséquent, c'est par un processus empirique, à force de voir du jaune et du blanc, de toucher du dur et du mou, que nous parvenons à nous faire une idée de ce qu'est le jaune ou le blanc, le dur ou le mou en tant que qualités sensibles.
En revanche, la seconde source de connaissance, la réflexion, est plus difficile à saisir en ce qu'elle présente, précisément, une dimension réflexive. Lorsque nous percevons les qualités sensibles d'un objet, non seulement nous recevons des idées correspondants à cet objet, mais en outre, lorsque nous réfléchissons à ce processus, nous ressentons en nous des idées des opérations que notre âme réalise en percevant. Nous avons donc deux sortes d'idées : des idées de sensation et des idées de réflexion. Mais ces idées de réflexion viennent dans un second temps, une fois que nous réfléchissons à la manière dont se forment nos idées de sensation.
Dans les deux cas, il y a quelque chose de l'ordre du ressenti nous dit Locke. En effet, si les idées de sensation correspondent aux informations que donnent les sens extérieurs tels que la vue ou le toucher, les idées de réflexion correspondent aux actions de l'âme, que Locke envisage un moment de nommer "sens intérieur" mais qu'il préfère appeler "réflexion" parce que ces idées viennent de la réflexion de l'âme sur ses propres opérations. On peut noter également qu'il étend cette notion "à certaines passions" qui sont produites "par ces idées" de réflexion tels que le plaisir et la douleur. Quoiqu'il en soit et ce qui importe ici, c'est que l'esprit est originellement une tablette vide sur laquelle l'expérience vient inscrire sa marque, y compris lorsqu'il s'agit d'opérations de réflexion.
Texte
"Supposons donc qu'au commencement l'âme est ce qu'on appelle une table rase (tabula rasa), vide de tous caractères, sans aucune idée, quelle qu'elle soit. Comment vient-elle à recevoir des idées ? Par quel moyen en acquiert-elle cette prodigieuse quantité que l'imagination de l'homme, toujours agissante et sans bornes, lui présente avec une variété presque infinie ? D'où puise-t-elle tous ces matériaux qui sont comme le fond de tous ses raisonnements et de toutes ses connaissances ? A cela je réponds en un mot, de l'expérience : c'est là le fondement de toutes nos connaissances, et c'est de là qu'elles tirent leur première origine. Les observations que nous faisons sur les objets extérieurs et sensibles, ou sur les opérations intérieures de notre âme, que nous apercevons et sur lesquelles nous réfléchissons nous-mêmes, fournissent à notre esprit les matériaux de toutes ses pensées. Ce sont là les deux sources d'où découlent toutes les idées que nous avons, ou que nous pouvons avoir naturellement.
Et premièrement nos sens étant frappés par certains objets extérieurs, font entrer dans notre âme plusieurs perceptions distinctes des choses, selon les diverses manières dont ces objets agissent sur nos sens. C’est ainsi que nous acquérons les idées que nous avons du blanc, du jaune, du chaud, du froid, du dur, du mou, du doux, de l’amer, et de tout ce que nous appelons qualités sensibles. Nos sens, dis-je, font entrer toutes ces idées dans notre âme, par où j’entends qu’ils font passer des objets extérieurs dans l’âme ce qui y produit ces sortes de perceptions. Et comme cette grande source de la plupart des idées que nous avons, dépend entièrement de nos sens, et se communique à l’Entendement par leur moyen, je l’appelle Sensation.
L’autre source d’où l’entendement vient à recevoir des idées, c’est la perception des opérations de notre âme sur les Idées qu’elle a reçues par les sens : opérations qui devant l’objet des réflexions de l’âme, produisent dans l’Entendement une autre espèce d’idées, que les objets extérieurs n’auraient pu lui fournir : telles que sont les idées de ce qu’on appelle apercevoir, penser, douter, croire, raisonner, connaître, vouloir, et toutes les différentes actions de notre âme, de l’existence desquelles étant pleinement convaincus parce que nous les trouvons en nous-mêmes, nous recevons par leur moyen des idées aussi distinctes, que celles que les corps produisent en nous, lorsqu’ils viennent à frapper nos sens. C’est-là une source d’idées que chaque homme a toujours en lui-même ; et quoi que cette faculté ne soit pas un sens, parce qu’elle n’a rien à faire avec les objets extérieurs, elle en approche beaucoup, et le nom de sens intérieur ne lui conviendrait pas mal. Mais comme j’appelle l’autre source de nos idées Sensation, je nommerai celle-ci Réflexion, parce que l’âme ne reçoit par son moyen que les idées qu’elle acquiert en réfléchissant sur ses propres opérations. C’est pourquoi je vous prie de remarquer, que dans la suite de ce Discours, j’entends par Réflexion la connaissance que l’âme prend de ses différentes opérations, par où l’entendement vient à s’en former des idées.
Ce sont-là, à mon avis, les seuls principes d’où toutes nos idées tirent leur origine ; savoir, les choses extérieures et matérielles qui sont les objets de la Sensation, et les opérations de notre esprit, qui sont les objets de la Réflexion. J'emploie ici le mot d’opération dans un sens étendu, non-seulement pour signifier les actions de l’âme concernant ses Idées, mais encore certaines passions qui sont produites quelquefois par ces idées, comme le plaisir ou la douleur que cause quelque pensée que ce soit."
- John Locke, Essai philosophique concernant l'entendement humain, Livre II : "Des Idées", Chapitre 1 : "Où l'on traite des Idées en général et de leur origine ; et où l'on examine par occasion si l'âme de l'homme pense toujours", § 2-4, trad. P. Coste, Pierre Mortier (3e édition), 1735.
Texte disponible en ligne ici.
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