lundi 12 février 2018

"Comprendre un texte, c’est tou­jours se l’appliquer à soi-même"

Commentaire

Vérité et Méthode (1960) est un ouvrage de Hans Georg Gadamer (1900-2002) dont le sous-titre est Les grandes lignes d'une herméneutique philosophique. Gadamer propose en effet une herméneutique - art d'interpréter les textes - qui n'est pas une méthode parmi d'autres, mais qui, en amont, se rattache à toute tentative de compréhension, que celle-ci soit scientifique, artistique ou philosophique. Il existe donc un domaine de la vérité qui excède celle définie par la méthode, cet ensemble de règles qui vise justement à découvrir la vérité, c'est ce que Gadamer nomme l'expérience de vérité que nous faisons dans l'art, dans les sciences de l'esprit - et plus précisément l'histoire - et dans le langage. Dans ces trois domaines qui correspondent aux trois parties du livre, la vérité ne correspond pas à la définition qu'en donnent les sciences naturelles, elle échappe donc en partie à la méthode. 

Le texte ci-dessous est extrait de la troisième et dernière partie de l'ouvrage intitulée "Tournant ontologique pris par l'herméneutique sous la conduite du langage". Gadamer estime que notre accès à l'être ne peut passer que par le langage, ce qui signifie que comprendre revient à traduire le réel en langage. Cette idée fondamentale implique qu'il n'existe pas de compréhension indépendamment d'un langage. Cela a pour conséquence également que notre accès à l'être dépend de notre époque, nous sommes pris dans l'histoire laquelle détermine, comme le fait notre langage, notre compréhension du réel. L'herméneutique n'est donc pas qu'une méthode pour découvrir la vérité, mais elle devient, sous la plume de Gadamer, la condition de possibilité de toute compréhension du monde, laquelle caractérise notre être dans ce qu'il a de plus essentiel : nous sommes en tant qu'humain des êtres comprenants.

Pour Gadamer, l'interprétation consiste en "l'opération même de la compréhension". Autrement dit, l'interprétation est le moyen de la compréhension qui en est le but ultime. Mais l'interprète n'a pas pour autant besoin de s'adapter à son public car "l'interprétation ne correspond pas à une attitude pédagogique". Comme toute interprétation se fait essentiellement dans un langage et que tout langage implique un monde commun et un rapport à autrui, elle réunit d'emblée celui qui parle à celui à qui une parole s'adresse. Par conséquent, l'interprétation n'a pas à rechercher une adaptation consciente à un public particulier puisque la condition de toute parole est justement celle de pouvoir être entendue et comprise.

Ce que recherche l'interprétation est ce que Gadamer nomme "la concrétisation du sens lui-même". Gadamer insiste en effet sur la nécessité de l'application dans l'interprétation : "comprendre un texte, c'est toujours se l'appliquer à soi-même". Cela signifie que ce qui est à interpréter doit faire l'objet d'une incarnation ici et maintenant. Il n'est interprété que s'il prend un sens pour un présent particulier, héritier d'une tradition mais avec le souci d'une application pratique, dans une situation particulière. Aucun texte n'a de sens par lui-même, il s'inscrit toujours dans un certain rapport, celui de l'interprète, qui est pris d'emblée dans un monde, celui qu'il partage avec ceux qui l'écoutent. Un texte est "toujours [...] nécessairement compris autrement", il ne possède pas un sens unique. Il reste le même à travers le temps, mais il se présente à "chaque fois [...] d'une manière différente".

Cependant, s'il y a autant de sens que de sujets interprétants, ne risque-t-on pas de tomber dans le relativisme, c'est-à-dire dans cette idée qu'il n'existe pas de vérité du texte et que finalement, toute interprétation en vaut bien une autre ? Gadamer évite l'obstacle en rappelant que toute interprétation relève "par essence du langage". L'interprétation d'un texte ne constitue pas un second texte dont le sens viendrait se juxtaposer à celui du premier qui est interprété. L'interprète ne doit pas produire des concepts définis une fois pour toute car il n'a pas à mettre au jour la vérité du texte, mais abandonnant tout désir de maîtrise, il doit accueillir son sens en fonction de la tradition pour une époque donnée qui est celle dans laquelle il vit. Ainsi, l'interprétation est moins une réponse au texte qu'une question posée à ses sens possibles. C'est pourquoi "les concepts interprétatifs" n'ont pas à être explicites, c'est-à-dire suffisamment clairs et précis, mais doivent au contraire chercher à disparaître pour mettre le texte en valeur : "c'est lorsqu'une interprétation peut ainsi disparaître qu'elle est juste".

Il y a là un paradoxe dont Gadamer est conscient : la justesse d'une interprétation est fonction de sa capacité à disparaître en tant qu'interprétation. Autrement dit, moins l'interprétation se présente comme une interprétation et plus elle est juste. L'idée de Gadamer est la suivante : une bonne interprétation, l'interprétation "juste", est celle capable de donner "la parole" au texte, c'est-à-dire de lui rendre sa dimension vivante, d'inviter l'auditoire au dialogue avec le texte. La parole étant le langage humain incarné, celui qui est prononcé en vue de la communication, un texte qui parle doit stimuler l'interrogation. Par conséquent, l'interprète doit faire en sorte que le texte interprété fonctionne comme un appel adressé à chacun, que la compréhension renvoie à une parole incarnée dans un monde. C'est pourquoi Gadamer défend "une interprétation médiatrice" capable de s'effacer derrière le texte afin de le rendre compréhensible. L'interprétation doit tendre vers le texte, s'effacer derrière lui, ne pas se superposer comme un sens possible de l'œuvre, mais en révéler toute la possibilité de sens à un moment donné.

Texte

"L’interprétation ne correspond pas à une attitude pédago­gique. Elle est l’opération (Vollzug) même de la compréhension, qui ne s’accomplit que dans le caractère tout à fait explicite (Ausdrücklichkeit) de l’interpréta­tion dans le langage, qu’il s’agisse de ceux auxquels elle est destinée ou de l’interprète lui-même. Grâce au caractère langagier de toute interprétation, celle-ci comporte réellement la possibilité d’un rap­port à autrui. Il ne peut exister aucun parler qui ne réunisse celui qui parle à celui auquel il s’adresse. Ce qui vaut aussi du processus (Vorgang) her­méneutique. 

Mais ce rapport ne fait pas de l’opération d’interpréta­tion propre à la compréhension une adaptation consciente à une situation pédagogique ; cette opération n’est autre que la concrétisa­tion du sens lui-même. Je rappelle comment nous avons remis en vigueur le facteur de l'application, qui avait été entièrement banni de l'herméneutique. Nous l’avons vu : comprendre un texte, c’est tou­jours se l’appliquer à soi-même et savoir qu’un tel texte, même si tou­jours il est nécessairement compris autrement, reste néanmoins le même texte qui chaque fois se présente à nous d’une manière diffé­rente. 

Le fait que toute interprétation relève ainsi par essence du lan­gage montre clairement que sa prétention à la vérité n’est pas pour autant relativisée le moins du monde. La netteté de l’expression qu’une compréhension acquiert dans le langage grâce à l’interpréta­tion ne crée pas un deuxième sens juxtaposé à celui qui est compris et interprété. Dans la compréhension, les concepts interprétatifs ne sont comme tels absolument pas explicites. Ils sont au contraire en eux-mêmes destinés à disparaître derrière ce à quoi ils donnent la parole dans l’interprétation. Voilà ce qui est paradoxal : c’est lorsqu’une interprétation peut ainsi disparaître qu’elle est juste. Et pourtant, il est vrai en même temps que cette interprétation doit se présenter comme destinée à disparaître. La possibilité de comprendre tient à celle d’une interprétation médiatrice."

- Hans Georg Gadamer, Vérité et Méthode (1960), Troisième partie : "Tournant ontologique pris par l'herméneutique sous la conduite du langage", I. "Le langage, médiateur (medium) de l'expérience herméneutique", b) "L'élément langagier, détermination de l'opération (Vollzug) herméneutique, trad. P. Fruchon, J. Grondin et G. Merlio, Seuil, coll. L'ordre philosophique, 1996, p. 420 [p. 401-402 dans l'édition de référence].

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire