mercredi 29 mars 2017

"Le lien avec autrui ne se noue que comme responsabilité"

Commentaire

Ethique et Infini (1981) regroupe une série d'entretiens radiodiffusés du philosophe Emmanuel Levinas avec l'historien des idées Philippe Nemo. Ces entretiens constituent une présentation succincte de sa philosophie inspirée par la lecture de la Bible et du Talmud. L'un des points fondamentaux de cette pensée est l'intérêt qu'elle porte à la manière dont autrui apparaît à la conscience, notamment à travers son visage. Celui-ci ne se réduit pas à ses caractéristiques physiques mais renvoie à une transcendance, à quelque chose d'extérieur à lui dont la signification est éthique. 

Le texte ci-dessous est extrait du huitième des dix entretiens que compte l'ouvrage. Dans l'entretien précédent, Levinas a déclaré que "le visage est ce qu'on ne peut tuer, ou du moins ce dont le sens consiste à dire : "Tu ne tueras point"". Cela signifie que le visage d'autrui n'apparaît pas à la conscience comme un objet, mais qu'il fait signe vers quelque chose d'autre, une présence énigmatique, celle de Dieu, qui me commande de ne pas tuer. En effet, le visage d'autrui m'apparaît dans sa vulnérabilité essentielle, dans un dénuement absolu, sans défense. Ainsi la relation à autrui est éthique : il y a dans le visage quelque chose qui me parle et qui m'ordonne de ne pas tuer. 

Levinas commence en disant que "le lien avec autrui ne se noue que comme responsabilité". Cette affirmation implique donc qu'il n'y a pas d'autres liens possibles en dehors de cette responsabilité. Nous n'accédons à autrui que sous le prisme de l'éthique, à savoir des valeurs et des conceptions du bien et du mal que nous avons. Ensuite, cette responsabilité n'est pas celle que l'on entend couramment en son son sens juridique, c'est-à-dire en tant que capacité à répondre de ses actes. Elle est une responsabilité pour autrui, c'est-à-dire qu'elle n'a pas besoin d'être acceptée, assumée ou traduit en actes. Elle se situe dans la sphère du don et constitue l'essence même de l'"esprit humain".

Levinas recourt à une comparaison des hommes avec les anges. Dans le judaïsme, les anges sont des êtres spirituels créés par Dieu qui font office de messagers. Ce sont de purs esprits qui ne s'incarnent pas. Ils n'ont pas besoin d'échanger ou de s'entraider. Leur spiritualité est garantie par Dieu. Au contraire, les hommes s'incarnent, ils ont un visage de chair, ils sont vulnérables. Leur spiritualité vient de cette incarnation. Pour Levinas, "l'incarnation de la subjectivité humaine garantit sa spiritualité". Autrement dit, la nature spirituelle de l'homme vient de ce qu'il s'incarne en un sujet humain, il se fait chair et, de telle manière, qu'il est immédiatement responsable pour autrui, dès sa naissance, c'est-à-dire qu'il est responsable moins de ses actes, que de ce que les hommes font, ont fait ou feront. 

Philippe Nemo, un peu avant le texte ci-dessous, remarque que les témoignages que l'on trouve dans les récits de guerre s'accordent sur la difficulté de tuer quelqu'un qui vous regarde de face. Levinas répond que le visage est ce qui précède tout dialogue. Il emploie l'expression : "dia-conie avant tout dialogue". La diaconie, charge de diacre dans l'Eglise primitive, est ici à comprendre en son sens étymologique grec : diakonos étant le serviteur, le messager. Par conséquent, avant tout dialogue, le visage d'autrui délivre un message, une parole, qui n'est autre qu'un commandement moral, celui de ne point tuer.

L'analyse lévinassienne de la relation interhumaine part du "visage", notion qui peut s'étendre "plus ou moins" à tout le corps humain précise Levinas et qu'il définit comme "l'expressif en autrui" ou encore comme "ce qui m'ordonne de le servir". Cela signifie que ce que nous appelons communément le visage n'épuise pas le sens que donne Levinas à ce mot. Le visage ne se borne pas à la face ou la figure, mais s'étend à tout ce qui, en l'autre, renvoie à l'expressivité d'un ordre moral. Ainsi, le visage fait apparaître la dimension irrémédiablement éthique de la relation à autrui : "le visage me demande et m'ordonne". Et cet ordre n'est pas un signe ajoute Levinas, mais "la signifiance même du visage" : l'expressivité d'autrui se confond avec l'injonction morale, le commandement divin, de ne pas attenter à sa vie.

Texte

"Le lien avec autrui ne se noue que comme responsabilité, que celle-ci d’ailleurs, soit acceptée ou refusée, que l’on sache ou non comment l’assumer, que l’on puisse ou non faire quelque chose de concret pour autrui. Dire : me voici. Faire quelque chose pour un autre, donner. Etre esprit humain, c’est cela.

L'incarnation de la subjectivité humaine garantit sa spiritualité (je ne vois pas ce que les anges pourraient se donner ou comment ils pourraient s'entraider). Dia-conie avant tout dialogue : j'analyse la relation interhumaine comme si, dans la proximité avec autrui - par-delà l'image que je me fais de l'autre homme - son visage, l'expressif en autrui (et tout le corps humain, en ce sens, plus ou moins visage), était ce qui m'ordonne de le servir. 

J'emploie cette formule extrême. Le visage me demande et m'ordonne. Sa signification est un ordre signifié. Je précise que si le visage signifie un ordre à mon égard, ce n'est pas de la manière dont un signe quelconque signifie son signifié ; cet ordre est la signifiance même du visage." 

- Emmanuel Levinas, Ethique et infini. Dialogues avec Philippe Nemo, 8 : "La responsabilité pour autrui", Fayard, Le livre de poche, coll. Biblio Essais, 2009, p. 93-94.

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