jeudi 20 avril 2017

Cours - Autrui

Introduction

Autrui renvoie tout d'abord à ce qui est extérieur à moi, à ce qui n'est pas moi, à ce qui est autre. En ce sens, il est ce qui est distinct, différent, voire étranger. Autrui peut apparaître comme une limite, un obstacle ou même une menace. En effet, la relation que l'on entretient avec cet autre peut devenir conflictuelle en ce qu'il s'oppose à nos propres désirs et résiste à notre volonté. On pourrait être tenté de conclure comme Garcin dans Huis clos  que "l'enfer, c'est les autres" (Sartre).

Cependant, autrui renvoie aussi à ce qui est comme moi, à ce qui m'est proche ("mon prochain"), à ce qui me ressemble ("mon semblable"), voire à un autre moi-même ("l'alter ego", "l'autre moi"). L'amitié et même l'amour sont des exemples d'une relation positive à autrui, allant parfois jusqu'à un rapport fusionnel. Ainsi, ceux qu'on désigne comme "les autres" ne sont jamais complètement extérieur à nous, ils sont perçus comme "autre" seulement parce qu'ils partagent quelque chose de commun. Il ne viendrait à l'idée de personne de considérer comme "autre", les animaux, les végétaux ou quelque genre que ce soit. Autrui ce n'est pas n'importe quoi ou n'importe qui.

Autrui permet de me définir à la fois comme entité propre, différente, mais aussi en tant qu'appartenant à un genre commun, celui de l'humanité. L'autre est compris en tant que personne, c'est-à-dire comme individu appartenant, comme moi, à l'espèce humaine, qui est doué de conscience et qui me reconnaît aussi comme tel. Cette notion synthétise à la fois le même et l'autre. Elle interroge le rôle que joue autrui dans le rapport que l'on peut avoir à soi-même. L'autre peut être perçu comme un obstacle à ma propre subjectivité, à ma propre liberté et à ma propre vérité. Il semble cependant en être aussi la condition indispensable : les questions de la liberté ou de la vérité ne se posent pas pour un homme seul. Puisqu'il n'y a que lui au monde, sa subjectivité est la seule réalité, la seule vérité. En quoi peut-on donc dire qu'autrui joue un rôle indispensable dans le processus de prise de conscience de soi-même ?

1/ Le miroir de l'oeil 

Le Premier Alcibiade est un dialogue platonicien qui porte principalement sur les qualités que doit posséder un homme politique. Il est sous-titré Sur la nature de l'homme. Il met en scène Socrate et Alcibiade, un jeune homme ambitieux qui envisage de faire carrière en politique. Socrate affirme être le seul en mesure de le former convenablement. Il lui montre tout d'abord que la politique exige une connaissance du juste et que le juste et l'utile sont une seule et même chose : tout ce qui est beau est bon et inversement. Il l'invite ensuite à se connaître lui-même avant de gouverner. Pour Socrate en effet, on ne peut pas s'occuper des affaires des autres si on ne se connaît pas soi-même. Il invite donc Alcibiade à réfléchir sur la fameuse inscription qui se trouve sur le fronton du temple de Delphes : "connais-toi toi-même". 

Socrate lui propose une interprétation de ce précepte en recourant à la comparaison de l'oeil. La connaissance et la vision sont ainsi mises sur le même plan : "connais-toi toi-même" et "vois-toi toi-même". La connaissance de soi-même constitue une démarche similaire à l'action qui consiste à se regarder soi-même dans un miroir. C'est en quelque sorte une vision de soi-même. Or comment peut-on se voir soi-même ? Il faut pour cela nécessairement un objet qui permette de voir un reflet de soi-même comme par exemple "un miroir"

Socrate remarque que l'oeil est justement un objet de cette sorte : lorsqu'on regarde une autre personne dans les yeux, il est possible de voir son propre reflet : "le visage de celui qui regarde dans l’œil d’un autre se montre dans la partie de l’œil qui lui fait face, comme dans un miroir". Cette partie de l'oeil est la pupille, c'est-à-dire le trou noir qui se trouve au centre de l'iris, et qui permet de voir son propre reflet dans l'oeil d'autrui. 

A quoi renvoie cette comparaison de l'acte de se connaître avec celui de se voir soi-même ? L'oeil apparaît souvent comme une métaphore de ce qui connaît. On en retrouve la trace dans le symbole de l'oeil de la Providence que l'on retrouve au verso du billet de 1 dollar américain et qui renvoie à l'omniscience divine. Voir et savoir sont deux actes qui fonctionnent de manière analogique chez Platon : l'oeil qui veut se voir lui-même doit regarder la partie où se trouve "la vertu de l'oeil", c'est-à-dire la vision et qui est identifiée comme étant la pupille. De même, l'âme qui souhaite se connaître doit se regarder dans une autre âme, et plus particulièrement dans la partie de cette âme qui correspond à sa vertu, c'est-à-dire à ce qui excelle dans l'âme, à savoir selon Platon "la sagesse". 

Par la comparaison de l'oeil, Socrate suggère que l'entreprise de connaissance de soi passe par autrui : "si [...] l’œil veut se voir lui-même, il faut qu’il regarde un autre œil". On a donc besoin d'autrui pour se connaître soi-même. La méthode socratique qui consiste à emprunter la voie du dialogue met en application cette théorie. La dialectique est l'art de la discussion qui permet de monter progressivement, par un jeu de questions réponses, vers les essences, c'est-à-dire les Idées des choses, et de les connaître telles qu'elles sont réellement.  

Cette partie de l'âme où réside la sagesse (et qui est aussi la partie où l'on trouve "la connaissance" et "la pensée") ressemble, selon Socrate, "au divin". Ainsi conclut-il : "si l’on regarde cette partie et qu’on y voie tout ce qu’elle a de divin, Dieu et la pensée, c’est alors qu’on est le mieux à même de se connaître". Si l'oeil d'autrui est un miroir, il est en réalité un miroir imparfait puisque le reflet y est impur, imprégné de l'objet, de l'oeil d'autrui. Le miroir parfait est celui qui parvient à se faire oublier en tant qu'objet, celui qui est d'une neutralité telle que seul ce qui se reflète apparaît à l'intérieur. Dieu a cette fonction dans cette comparaison : il est le miroir parfait de l'âme humaine. 

Socrate affirme donc que c'est "en regardant Dieu que nous trouverons le plus beau miroir des choses humaines pour reconnaître la vertu de l’âme, et c’est ainsi que nous pourrons le mieux nous voir et nous connaître nous-mêmes". Mais attention, il ne s'agit pas là d'une invitation à rechercher le Dieu d'une religion ou bien à sombrer dans un quelconque mysticisme : le divin pour Platon, c'est à la fois les dieux et les démons du monde grec, mais aussi l'espèce intellective de l'âme, c'est-à-dire ce qui permet à chacun d'atteindre le savoir et de percevoir les Idées. C'est donc à l'intelligence d'autrui qu'il faut s'adresser pour se connaître soi-même et déterminer ce qui fait la vertu, autrement dit l'excellence, de l'âme humaine. 

2/ L'amitié selon Montaigne

C'est en 1580 que Michel de Montaigne (1533-1592) fait publier la première édition de ses Essais. Parmi ceux-ci se trouve un essai intitulé "De l'amitié" (I, 28) où Montaigne évoque la relation qu'il a nouée avec Etienne de La Boétie (1530-1563). Il le rencontre en 1558, il est alors âgé de 25 ans et La Boétie de 28. Il est tout de suite séduit par cet homme, de trois ans son aîné, auteur d'un écrit politique corrosif que Montaigne a lu : De la servitude volontaire (écrit probablement en 1546 ou en 1548, à seulement 16 ou 18 ans). En 1563, La Boétie contracte la peste et meurt en quelques jours. Montaigne l'accompagne jusqu'à son dernier souffle et demeure inconsolable. Pour décrire cette amitié hors du commun, il ne trouve pas d'autres justifications que celle-ci : "Si l'on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne peut s’exprimer, qu’en répondant : "Parce que c’était lui, parce que c’était moi"."

Montaigne définit l'amitié comme un ensemble d'"accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou quelque commodité". Les accointances sont des liaisons qu'on entretient avec une personne de manière régulière, par exemple le fait de se voir souvent. A force de côtoyer quelqu'un, on finit par le connaître et celui-ci devient familier au sens où on a de lui une expérience habituelle. Au fil du temps, ce qui a permis à deux amis de s'entendre finit par disparaître, au point, précise Montaigne, qu'on ne retrouve plus ce qui a pu les joindre. L'amitié qui lie deux êtres apparaît donc à l'ami comme mystérieuse, sans autre raison que celle qui fait la spécificité même de la personne à laquelle on s'est désormais attaché ("parce que c'était lui"). 

L'amitié qui unit ces deux êtres apparaît comme "une force inexplicable". La rencontre s'est produite à une fête et l'entente semble avoir été presque immédiate. Montaigne distingue ce type d'amitié foudroyante des "amitiés molles et régulières" qui nécessitent "de longues et préalables conversations". Il est inutile de dresser une liste des qualités qui font qu'on s'intéresse à cette personne, il s'agit plutôt d'une "quintessence", c'est-à-dire ici d'un condensé, d'une manifestation où s'exprime l'âme d'autrui de la façon la plus pure, sans fard ni déguisement. Dans une telle amitié, notre propre volonté semble "se perdre" dans celle de notre ami. Tout est pour ainsi dire mis en commun : "ne nous réservant rien qui nous soit propre, ni qui soit ou sien ou mien". Qu'est-ce à dire ?

Pour se faire comprendre, Montaigne fait référence à un épisode de l'histoire romaine qu'il connaît bien pour avoir fréquenté assidument les oeuvres de Plutarque et de Cicéron. Vers -133, l'aîné des frères Gracques, Tibère (Tiberius Gracchus) fait voter une loi agraire visant à redistribuer des terres et reconstituer ainsi une classe de petits paysans propriétaires capables de fournir de nouveaux soldats à l'armée. Cette loi étant mal perçue par une large partie des riches propriétaires terriens, un conflit s'engage au coeur de la République romaine. Alors que les consuls romains traquent les amis de Tibère, Montaigne explique que, par amitié, le principal d'entre eux, Blossius, affirme fièrement aux consuls qu'il aurait voulu faire "toutes choses" pour défendre son ami Tibère.  

Par cette franche réponse, Blossius place l'amitié au-dessus des lois romaines et même de l'amour pour la patrie. Montaigne résume : "ils étaient plus amis que citoyens, plus amis qu'amis et qu'ennemis de leur pays, qu'amis d'ambition et de trouble". La conception de l'amitié de Montaigne rejoint celle de Blossius qui brave les consuls romains : elle est celle d'une union si étroite des volontés qu'elle fait se confondre l'intérêt de l'ami avec son intérêt propre : "si leurs actions s'étaient désaccordées, ils n'étaient ni amis, selon ma mesure, l'un de l'autre, ni amis d'eux-mêmes". S'il faut faire prévaloir l'amitié sur le droit ou sur la patrie, faut-il pour autant la faire prévaloir sur la morale et la vertu ? En effet, Blossius continue en affirmant que même si son ami Tibère lui avait commandé de mettre le feu aux temples romains, il l'aurait fait sans hésiter. 

Pour Montaigne, il est clair que l'amitié ne peut pas être placée au-dessus de la morale car il est impossible de faire tenir une relation amicale ("cet attelage") sans le faire guider par "la vertu et la conduite de la raison". Cela paraît contradictoire avec ce qui vient d'être dit car si l'amitié doit être un absolu (pouvant aller jusqu'à brûler des temples religieux), comment affirmer que la morale reste un horizon indépassable de l'amitié ? Pour se faire comprendre, Montaigne poursuit en argumentant que dans le cas où un ami lui demanderait de tuer sa propre fille, il répondrait oui. La volonté des amis se confondent, ils sont unis par un même vouloir, leurs "âmes ont avancé si étroitement ensemble" qu'ils se seraient plus certainement fié à cet ami qu'à lui-même. Mais cet ami, s'il était vraiment son ami, aurait-il pu lui commander une chose aussi absurde que de tuer sa propre fille ?

Montaigne assurément en doute. Il met d'ailleurs en garde contre ce genre d'abandon de sa propre volonté. L'amitié qui unit étroitement deux volontés est une chose précieuse et rare. Ce n'est pas une chose que l'on trouve dans "les amitiés communes" dans lesquelles il vaut mieux appliquer le principe de prudence aristotélicien qui commande de ne jamais tenir définitivement pour ami "les amitiés ordinaires et coutumières". En revanche, dans l'amitié noble dont Montaigne fait l'éloge et qu'il compare par ailleurs à la force du lien qui unit un mari et sa femme, il n'y a pas lieu de se conserver une quelconque méfiance : "tout étant par effet commun entre eux [...] ils ne peuvent rien se prêter ni se donner". Ainsi, un véritable ami ne pourrait exiger la mort de sa propre fille, comme il ne pourrait rien demander qui entame sa morale ou sa vertu, car s'il est un véritable ami, un ami au sens noble du terme, il ne supporterait pas que l'on attente à un autre lui-même. 

3/ Le respect de la personne humaine

Dans la Critique de la raison pratique (1788), Emmanuel Kant (1724-1804) explique que le mobile moral ne peut pas être sensible, sinon il serait extérieur au sujet, ce qui le rendrait hétéronome (il tiendrait sa loi d'autre chose que lui-même). Il ne peut pas non plus être purement intelligible, car l'homme étant un être doté de sensibilité, ce mobile serait inefficace, de l'ordre seulement de l'idée. Il faut donc supposer l'existence d'un sentiment déterminé a priori. L'"Analytique de la raison pratique" (I, 1) et, plus précisément, son chapitre III portant sur les mobiles, révèle que le respect est un sentiment qui élève en même temps qu'il humilie devant la loi. 

Kant affirme que "le respect s'applique toujours uniquement aux personnes, jamais aux choses". Pourquoi uniquement aux personnes ? Parce que liberté est la capacité d'initier de soi-même une série causale et donc de s'arracher au déterminisme de la nature. Or une personne chez Kant est justement quelqu'un qui a cette capacité. Mais il ne s'agit pas d'une liberté de faire n'importe quoi, la liberté comprise comme autonomie est la liberté d'obéir à une loi qu'on s'impose à soi (Kant s'inspire ici de Rousseau : "l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté", Du Contrat social, I, 8). Dans l'esprit de Kant, il faut retenir que l'agir n'est moral que lorsque l'individu se détermine à agir uniquement par pur respect pour la loi. C'est un respect formel, un sentiment donc produit par la raison.

L'enjeu pour Kant est de montrer que le respect que nous pensons ressentir pour des choses (des paysages grandioses par exemple) ou même pour des animaux doués d'une force surpuissante ou d'une grande agilité n'est en réalité que de l'admiration ou de l'étonnement. Il s'agit pour lui de délimiter clairement ce qui relève du sentiment sensible (la crainte, le plaisir) et ce qui relève du sentiment intelligible (le respect). En effet, les choses ont tendance à nous faire ressentir du plaisir ou de la crainte. Nous pouvons nous attacher à un animal, avoir peur d'une mer en furie ou d'un volcan en éruption. Nous pouvons aussi nous étonner devant un nombre indéfini de choses, par exemple les paysages de montagne ou une nuit étoilée. Nous pouvons aussi nous étonner devant l'agilité de certains animaux. Mais tout cela ne constitue pas encore ce que Kant appelle le "respect".

Kant va même plus loin et affirme que l'on peut admirer des comportements humains et s'en étonner. Mais même dans ce cas, c'est-à-dire où l'on admire ou s'étonne de ce que font d'autres personnes, ces sentiments demeurent différents de ce qu'est le respect lui-même. Cela va à l'encontre de l'opinion commune qui "tire son chapeau" à un artiste ou exprime son "respect" devant un exploit sportif. Ce respect là aux yeux de Kant n'en est pas vraiment. Il précise que l'homme lui-même peut bien être une source d'admiration, mais sans pour autant être "un objet digne de respect". Autrement dit, nous pouvons admirer nombre de qualités chez quelqu'un, apprécier son courage ou s'étonner de sa force, mais il manque toujours quelque chose d'indispensable : "le respect intérieur à son égard". 

Pour se faire comprendre, Kant complète l'exemple donné par un écrivain français : Bernard Fontenelle (1657-1757). Pour Fontenelle, nous pouvons nous incliner devant une personne qui appartient à une classe sociale supérieure sans pour autant reconnaître intérieurement cette supériorité. Nous adoptons alors une salutation respectueuse sans être intimement persuadé que cette personne le mérite (cela rejoint l'idée de "la pensée de derrière" de Pascal, Pensées, B 336). Kant ajoute que nous pouvons aussi nous incliner intérieurement devant une personne de condition inférieure devant laquelle nous percevons "une droiture de caractère" à un haut degré. Parce que son comportement est exemplaire, il rabaisse la présomption que l'on peut avoir soi-même de se sentir supérieur.

Ce comportement exemplaire est la preuve que l'on peut obéir à la loi morale et, par conséquent, la mettre en oeuvre. Dans le respect, il se joue quelque chose de plus que dans l'admiration et l'étonnement : c'est un sentiment qui s'exprime à l'égard d'une capacité libre de suivre une règle de conduite et de se l'appliquer. C'est en ce sens que le respect n'est pas un sentiment comme un autre, purement sensible, mais qu'il entretient une relation avec la sphère intelligible qui n'est autre que la forme de la loi. Ce que nous respectons dans une personne, ce n'est pas son exploit grandiose ou son agilité extrême, ce ne sont pas ses qualités particulières, mais sa capacité de soumettre sa liberté à l'obéissance à la loi qu'elle s'est prescrite, indépendamment et même souvent contre le déterminisme extérieur des sentiments de crainte ou de plaisir. 

4/ La lutte pour la reconnaissance

Dans La Phénoménologie de l'Esprit (1807), et plus précisément dans sa quatrième partie, Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831) aborde la manière dont cette conscience devient conscience de soi, c'est-à-dire connaissance de soi-même. Cette conscience de soi ne peut intervenir qu'à travers la reconnaissance d'une autre conscience. Autrement dit, ce n'est que dans et par la relation avec une autre conscience qu'une conscience de soi est possible. L'enjeu du texte est donc de rendre compte d'un point de vue logique de ce qu'il se passe dans la conscience lorsque celle-ci en rencontre une autre.

Que se passe-t-il lorsqu'un individu fait face à un autre individu ? Il y a d'abord deux consciences simples exclusives l'une de l'autre. En effet, le premier individu est une conscience, son essence est le "Je", c'est "une entité singulière". Par conséquent, tout ce qui est extérieur à lui est marqué du "caractère du négatif" : c'est tout ce qui n'est pas lui. On remarque ici que Hegel parle de la conscience comme "simple être pour soi", donc sans autrui.  La conscience de soi n'est pas une faculté inhérente à tout homme comme le conçoivent ordinairement les philosophes de la conscience (Descartes par exemple). Chez Hegel, la conscience de soi est le résultat d'un développement.

Cependant, "l'autre est aussi une conscience de soi". Au début, cet autre n'apparaît encore qu'"à la manière d'objets communs". Autrui n'a pas tout de suite la consistance d'une conscience de soi. Il est une "conscience abîmée dans l'être de la vie", c'est-à-dire qu'il apparaît comme un être déterminé "en tant que vie", il n'a pas encore signifié son caractère propre, son caractère d'être libre. Pour cela, il faut accomplir l'un pour l'autre "le mouvement de l'abstraction absolue" qui consiste "à anéantir tout être immédiat".

Une conscience n'est pas d'emblée une conscience de soi. Pour se constituer, elle doit accomplir un double mouvement : d'une part, nier chez autrui cette même capacité, elle doit devenir ce que Hegel nomme "l'être purement négatif de la conscience identique à soi". Autrement dit, la conscience s'étend à autrui sur le mode de l'affrontement. Si cette opération ne se produit pas, les deux consciences qui se font face ne prennent pas conscience l'une de l'autre, de ce qu'elles sont, à savoir deux singularités : "chacune [...] est bien assurée de soi, mais pas de l'autre".

Mais à ce moment précis, la conscience de soi n'atteint pas encore sa vérité. La vérité de la conscience de soi apparaît lorsqu'il y a "reconnaissance". La reconnaissance désigne l'acte par lequel une conscience considère une autre conscience comme un sujet autonome. En l'occurrence, les deux individus qui se rencontrent n'ont pas accès à l'autre de la même façon qu'ils ont accès à leur propre conscience. Pour que cette reconnaissance se produise, il est nécessaire que s'opère ce que Hegel appelle une "pure abstraction de l'être pour soi". Cela revient donc d'autre part à se faire reconnaître comme pure singularité.

L'enjeu pour chaque conscience est de se présenter comme "pure abstraction". Chaque conscience va se faire connaître d'autrui, manifester sa présence, en se détachant de sa vie biologique, c'est-à-dire en montrant qu'elle n'est attachée qu'à sa singularité propre, rejetant tout ce qui n'est pas elle. Comme dans le processus végétal servant souvent d'illustration à Hegel, une plante naît de la graine, la plante apparaissant ainsi comme la négation de la graine. Dans le processus de reconnaissance, la conscience s'affirme face à une autre conscience en se niant elle-même, par négation de son en soi, comme le ferait la plante en niant la graine. Mais elle se fait reconnaître d'autrui qu'en niant cette même capacité chez lui.

L'opposition des deux consciences aboutit par conséquent à "un combat à mort" : c'est un moyen pour chaque conscience de soi de démontrer à l'autre qu'elle est un être pour soi, un être libre. En effet, pour la conscience de soi, l'essence n'est pas l'être, l'en soi, mais "le fait qu'en elle rien n'est donné qui ne soit pas pour elle moment évanescent". La vérité n'est pas dans tel ou tel stade du développement, mais bien dans le processus lui-même. Elle est le déploiement de ce processus de prise de conscience de soi.

Pour Hegel, un individu qui n'a pas mis en jeu sa vie peut être reconnu comme personne, mais il ne parvient pas à faire reconnaître sa conscience de soi comme autonome, c'est-à-dire libre. Il devient donc serviteur. La lutte pour la reconnaissance est nécessaire pour parvenir à la conscience de soi et cette lutte n'est rien d'autre qu'un combat à mort symbolique qui conduit chaque conscience à se séparer de tout ce qui n'est pas son essence. Chaque conscience doit parvenir à contempler l'autre comme pur être pour soi, donc comme prêt à risquer sa vie pour se faire reconnaître. En ce sens, "chaque individu doit tendre à la mort de l'autre".

5/ L'expérience de la honte

Dans la troisième partie des quatre parties que compte L'Être et le néant (1943) intitulée "Le pour autrui", Jean-Paul Sartre (1905-1980) part de la conscience qu'il relie au problème du néant (toute conscience est conscience de quelque chose mais aussi conscience de n'être pas cette chose, conscience de son néant). Sartre poursuit son analyse et en arrive au pour soi qui est la manière d'être de l'existant humain : manque d'être, il est incapable de coïncider avec lui-même, c'est là le fondement ontologique de la conscience. Enfin, il aboutit au pour autrui : c'est autrui qui permet à la conscience de revenir à soi. L'exemple de la honte sert justement à montrer qu'autrui est le seul moyen pour la conscience de devenir conscience de soi.

Ordinairement, la honte est un sentiment désagréable qui résulte de la prise de conscience d'un abaissement du sujet dans l'opinion d'autrui. Dans l'expérience de la honte, autrui est indispensable et c'est pour cette raison que Sartre va recourir à elle. Son objectif est d'éviter le solipsisme, attitude métaphysique qui pose chaque conscience comme enfermée dans son monde. L'expérience de la honte telle que la décrit Sartre vise à montrer ce qui se passe lorsqu'autrui me voit commettre un acte honteux. Il distingue tout d'abord la honte des phénomènes de réflexion.

Un phénomène de réflexion consiste pour la conscience à opérer un retour sur elle-même. Classiquement, la honte fait partie de ce que les Allemands appellent Erlebnis, c'est-à-dire, de l'expérience vécue, elle peut donc faire l'objet d'une réflexion. En outre, ajoute Sartre "sa structure est intentionnelle", on a toujours honte de quelque chose et, en l'occurrence, honte de soi : "la honte réalise donc une relation intime de moi avec moi" conclut-il, ce qui signifie que la conscience prend conscience de ce qu'elle est à travers la honte. L'écart entre le soi et le soi-même se réduit avec la honte en ce que le sujet opère un retour sur lui-même.

Pour autant, Sartre avance l'idée que "la honte n'est pas originellement un phénomène de réflexion". Son affirmation découle de l'observation suivante : la honte n'est pas un phénomène solitaire. Elle n'engage pas seulement une relation de soi à soi-même. On n'a jamais honte seul. Sartre écarte le sentiment de la honte que peut ressentir le moine solitaire reclus dans un monastère. Il affirme au contraire que "la honte dans sa structure première est honte devant quelqu'un". Il fait la différence entre :
  • commettre une action honteuse, la vivre "sur le mode du pour soi", c'est-à-dire ressentir tout bonnement de la honte et 
  • le fait même de prendre conscience que ce que l'on a fait est honteux. Autrement dit, la honte ne vient véritablement que lorsque je comprends qu'autrui m'a vu : "je réalise tout à coup toute la vulgarité de mon geste et j'ai honte".

La honte que l'on ressent lorsque nous sommes surpris par autrui n'est pas de nature réflexive. Un sujet peut avoir honte de ce qu'il a fait, il ne prend vraiment conscience de sa honte que lorsqu'il subit le regard d'autrui : "autrui est le médiateur indispensable entre moi et moi-même : j’ai honte de moi tel que j’apparais à autrui". C'est donc autrui qui permet de prendre conscience de la honte, c'est autrui qui réduit l'écart entre le moi et le moi-même, entre la conscience et la conscience de soi. Autrui regarde ma propre conscience comme un objet. Ainsi, le sujet que je suis est conduit à s'objectiver (je me regarde comme l'autre me regarde) et je prend ainsi conscience que je puis être jugé et me juger moi-même par rapport à autrui.

Mais est-ce à dire alors que le sujet se voit comme autrui le voit ? Non pour Sartre. On n'a pas accès à la conscience d'autrui. Un sujet ne sait jamais comment autrui se représente ce qu'il est. Ce n'est donc pas face à une mauvaise image de soi qu'on a honte. Sartre reprend l'exemple du mauvais portrait : le portrait mal fait, il est possible de le mettre à distance. Or, dans la honte, quelque chose atteint au plus profond de lui le sujet, quelque chose qui va au-delà de son image. Il y a en effet "reconnaissance", c'est-à-dire que le sujet se reconnaît immédiatement comme origine de l'action honteuse. Autrement dit, la honte consiste en la reconnaissance que le sujet est bien comme autrui le voit et pas seulement une réflexion de son image. Autrui n'est donc pas qu'un être extérieur au sujet, son regard conduit à transformer le sujet de l'intérieur. Le pour autrui est donc une dimension fondamentale et constitutive du sujet.

6/ Le visage d'autrui

Ethique et Infini (1981) regroupe une série de dix entretiens radiodiffusés du philosophe Emmanuel Levinas (1906-1995) avec l'historien des idées Philippe Nemo. Selon Levinas, "le visage est ce qu'on ne peut tuer, ou du moins ce dont le sens consiste à dire : "Tu ne tueras point"" (Septième entretien). Cela signifie que le visage d'autrui n'apparaît pas à la conscience comme un objet, mais qu'il fait signe vers quelque chose d'autre, une présence énigmatique, celle de Dieu, qui me commande de ne pas tuer. En effet, le visage d'autrui m'apparaît dans sa vulnérabilité essentielle, dans un dénuement absolu, sans défense. Ainsi la relation à autrui est éthique : il y a dans le visage quelque chose qui me parle et qui m'ordonne de ne pas tuer. 

Dans l'entretien qui suit (le huitième intitulé "La responsabilité pour autrui"), Levinas estime que "le lien avec autrui ne se noue que comme responsabilité". Il n'y a donc, tout d'abord, pas d'autres liens possibles en dehors de cette responsabilité : nous n'accédons à autrui que sous le prisme de l'éthique, à savoir des valeurs et des conceptions du bien et du mal que nous avons. Ensuite, cette responsabilité n'est pas celle que l'on entend couramment en son son sens juridique, c'est-à-dire en tant que capacité à répondre de ses actes. Elle est une responsabilité pour autrui, c'est-à-dire qu'elle n'a pas besoin d'être acceptée, assumée ou traduit en actes. Elle se situe dans la sphère du don et constitue l'essence même de l'"esprit humain".

Levinas recourt à une comparaison des hommes avec les anges. Dans le judaïsme, les anges sont des êtres spirituels créés par Dieu qui font office de messagers. Ce sont de purs esprits qui ne s'incarnent pas. Ils n'ont pas besoin d'échanger ou de s'entraider. Leur spiritualité est garantie par Dieu. Au contraire, les hommes s'incarnent, ils ont un visage de chair, ils sont vulnérables. Leur spiritualité vient de cette incarnation. Pour Levinas, "l'incarnation de la subjectivité humaine garantit sa spiritualité". Autrement dit, la nature spirituelle de l'homme vient de ce qu'il s'incarne en un sujet humain, il se fait chair et, de telle manière, qu'il est immédiatement responsable pour autrui, dès sa naissance, c'est-à-dire qu'il est responsable moins de ses actes, que de ce que les hommes font, ont fait ou feront. 

Philippe Nemo, un peu avant, a remarqué que les témoignages que l'on trouvait dans les récits de guerre s'accordaient sur la difficulté de tuer quelqu'un qui vous regarde en face. Levinas répond que le visage est ce qui précède tout dialogue. Il emploie l'expression : "dia-conie avant tout dialogue". La diaconie, charge de diacre dans l'Eglise primitive, est ici à comprendre en son sens étymologique grec : diakonos étant le serviteur, le messager. Par conséquent, avant tout dialogue, le visage d'autrui délivre un message, une parole, qui n'est autre qu'un commandement moral, celui de ne point tuer.

L'analyse lévinassienne de la relation interhumaine part du "visage", notion qui peut s'étendre "plus ou moins" à tout le corps humain précise Levinas et qu'il définit comme "l'expressif en autrui" ou encore comme "ce qui m'ordonne de le servir". Cela signifie que ce que nous appelons communément le visage n'épuise pas le sens que donne Levinas à ce mot. Le visage ne se borne pas à la face ou la figure, mais s'étend à tout ce qui, en l'autre, renvoie à l'expressivité d'un ordre moral. Ainsi, le visage fait apparaître la dimension irrémédiablement éthique de la relation à autrui : "le visage me demande et m'ordonne". Et cet ordre n'est pas un signe ajoute Levinas, mais "la signifiance même du visage" : l'expressivité d'autrui se confond avec l'injonction morale, le commandement divin, de ne pas attenter à sa vie.

Conclusion

Pour Platon, la connaissance de soi passe nécessairement par autrui. A travers l'analogie de l'oeil, le personnage de Socrate montre que l'âme doit se regarder dans une autre âme pour s'apercevoir. Autrui joue ainsi le rôle de miroir. Mais si l'oeil veut s'admirer, il doit regarder la partie de l'oeil où s'exerce la vision. C'est la même chose pour l'âme qui doit mobiliser l'intelligence d'autrui.

La haute conception de l'amitié que se fait Montaigne permet de comprendre que la relation à autrui peut, dans certains cas, devenir fusionnelle. A ce point paroxystique, les volontés se confondent et les qualités ne sont plus des raisons suffisantes pour expliquer les raisons de l'attachement. La morale ne disparaît pas pour autant : on ne saurait vouloir pour autrui, ce qu'on ne voudrait pas pour soi.

Kant souligne que le respect n'est pas un sentiment comme un autre. Il ne concerne ni le genre animal ni le règne des choses, mais bien tout le genre humain. Ce qui suscite notre respect chez autrui, ce ne sont pas ses qualités propres, mais sa capacité libre de suivre une règle de conduite et de se l'appliquer, en affrontant le déterminisme extérieur des sentiments tels que la crainte ou le plaisir.

La lutte pour la reconnaissance constitue pour Hegel le moment constitutif de la conscience de soi, comprise comme mise en jeu symbolique de la vie en vue de se faire reconnaître par autrui comme conscience libre et autonome. Conséquemment, celui qui refuse cette mise en jeu se condamne à devenir esclave, à savoir qu'il apparaît à autrui comme un être dégradé, préférant la vie à la liberté.

Sartre montre le rôle d'autrui dans l'expérience de la honte : la prise de conscience n'intervient pleinement, sur le mode de la conscience de soi, que lorsqu'autrui me voit commettre une action honteuse. Autrui réduit l'écart existant entre la conscience et la conscience de soi : en objectivant ma conscience, il me fait prendre conscience que je peux être jugé et donc me juger moi-même.

L'analyse phénoménologique du visage par Levinas suggère que la manifestation d'autrui dans son essentielle fragilité, dans son total dénuement, exprimerait un commandement moral, celui de "ne pas tuer". Cette vulnérabilité, cette facilité du meurtre, aurait pour pendant une éthique, une responsabilité immédiate, précédent toute action et qui s'étendrait à toute l'humanité.  

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