jeudi 20 avril 2017

"La mort n'est rien pour nous"

Commentaire

La Lettre à Ménécée d'Epicure (341-270 av. J.-C.) se présente comme un guide pratique et thérapeutique à destination de ceux qui souhaiteraient savoir comment orienter leur conduite dans la vie et qui aimeraient trouver un remède aux fausses opinions de l'âme générant des peurs telles que celles de la mort. Epicure commence sa lettre en exposant les fondements de sa morale que l'on peut condenser en quatre formules et qui forment ensemble ce qu'on appelle le tetrapharmakos ou "quadruple remède" : les dieux ne sont pas à craindre, la mort n'est rien, le bonheur est possible, la douleur est aisée à supporter. 

Le texte ci-dessous se trouve au début de la Lettre. Il est question ici plus spécifiquement du deuxième remède, celui servant à lutter contre la crainte de la mort. Epicure montre comment il est possible de s'en débarrasser par un exercice de pensée qui suit une méthode rationnelle. Il s'appuie sur une doctrine physique matérialiste selon laquelle l'âme est corporelle et composée d'atomes. Par conséquent, l'âme ne survit pas après la mort du corps mais disparaît avec lui. 

Cette deuxième proposition morale d'Epicure s'apparente à un conseil, voire à un exercice qu'il donne à ses disciples : "accoutume-toi à considérer que la mort n'est rien pour nous". Le sage épicurien s'est en effet habitué à désamorcer sa peur de la mort par une mécanique rationnelle implacable. Qu'est-ce que la mort ? Elle est "privation de sensation". Le mort ne sent plus rien, ni le bien, ni le mal. Par conséquent, la mort ne fait ni jouir ni souffrir. Elle n'est donc pas à craindre. C'est ici le premier argument d'Epicure pour se convaincre que la mort n'est rien : les morts ne sont plus, ils ne souffrent pas de leur mort. 

Epicure poursuit sa réflexion et affirme paradoxalement que la connaissance du caractère mortel de la vie constitue une source de satisfaction. Elle permet, en effet, de se débarrasser du regret de ne pas être immortel. La mort est souvent perçue par les vivants comme "le plus effroyables des maux". Or une fois qu'on a compris que la mort faisait partie de la vie et qu'elle n'était pas à craindre puisque non douloureuse, on se débarrasse aussi de l'angoisse de mourir. En conséquence, la perspective de la mort n'a plus rien d'effrayant pour celui qui a fait l'effort de réfléchir à ce qu'elle est : "quand nous sommes, la mort n'est pas présente ; [...] quand la mort est présente, alors nous ne sommes pas". Le deuxième argument est donc que les vivants sont en vie et donc qu'ils ne souffrent pas de la mort s'ils examinent rationnellement ce qu'elle est : la simple cessation de la vie. 

Il existe deux attitudes possibles face à la mort : celle qui consiste à la fuir comme le plus grand des maux et celle qui consiste à la percevoir comme une délivrance des maux de la vie. Le sage épicurien rejette ces deux attitudes. On pense ici à la position socratique défendue par Platon dans le Phédon, dialogue où il avance la thèse d'une immortalité de l'âme. Socrate explique que les vrais philosophes sont en fait déjà morts, parce qu'étant habitués à réfléchir, à prendre de la distance, à détacher leur âme de leur corps, ils dédaignent les plaisirs vulgaires tels que les beaux habits ou les belles chaussures et privilégient les jouissances intellectuelles. Le philosophe platonicien se rapproche de l'éternité des idées et fustige le commun des mortels qui s'adonne aux plaisirs des sens sans se soucier de son âme. 

Epicure renvoie dos à dos ces deux attitudes : finalement, la mort inquiète le sage platonicien comme le vulgaire, le premier parce qu'il s'empresse de mourir pour se libérer des nécessités du corps, le second parce qu'il fuit la mort dans l'assouvissement aveugle de ses désirs. Or, si l'on examine rationnellement ce qu'est la mort, on constate qu'elle n'est "rien" et que ce "rien", à entendre comme absence de sensation (et non comme "néant" qui est une notion moderne), ne peut en aucun cas devenir un sujet de préoccupation ou de crainte. Par conséquent, la bonne attitude à l'égard de la vie consiste, comme pour la nourriture, à privilégier la qualité plutôt que la quantité : mieux vaut une vie courte mais agréable, qu'une vie éternelle dépouillée de ses agréments ; mieux vaut un plat fin et délicieux, qu'un amas de mets fades et sans intérêt gustatif. 

Contre Platon qui oppose la vie et la mort, Epicure affirme l'unité de ces deux pôles : "c'est par un seul et même soin que l'on parvient à bien vivre et à bien mourir". Il est impossible de bien vivre si l'on angoisse en permanence à la perspective de la mort, tout comme il est stupide de ne pas profiter "des satisfactions que la vie procure". Il est donc inutile d'enjoindre au jeune homme de bien vivre ou au vieillard de bien mourir, comme si l'un devait en profiter et l'autre, au contraire, se restreindre. Quelque soit l'âge, tout est affaire de limites : le jeune disciple et le vieux sage épicuriens doivent s'habituer à distinguer parmi les plaisirs ceux qui sont naturels et nécessaires, des autres plaisirs naturels et non nécessaires et surtout, éliminer les plaisirs qui sont à la fois non naturels et non nécessaires car ils sont une source de préoccupations inutiles. Il s'agit ici d'instaurer une mesure des plaisirs à tous les âges de la vie. 

Texte

"Accoutume-toi à considérer que la mort n'est rien pour nous, puisque tout bien et tout mal sont contenus dans la sensation ; or la mort est privation de sensation. Par suite, la connaissance droite que la mort n'est rien pour nous fait du caractère mortel de la vie une source de jouissance, non pas en ajoutant à la vie un temps illimité, mais au contraire en [125] la débarrassant du regret de ne pas être immortel. En effet, il n'y a rien de terrifiant dans le fait de vivre pour qui a réellement saisi qu'il n'y a rien de terrifiant dans le fait de ne pas vivre. Aussi parle-t-il pour ne rien dire, celui qui dit craindre la mort, non pour la douleur qu'il en éprouvera en sa présence, mais pour la douleur qu'il éprouve parce qu'elle doit arriver un jour ; car ce dont la présence ne nous gêne pas ne suscite qu'une douleur sans fondement quand on s'y attend. Ainsi, le plus effroyable des maux, la mort, n'est rien pour nous, étant donné, précisément que quand nous sommes, la mort n'est pas présente ; et que, quand la mort est présente, alors nous ne sommes pas. Elle n'est donc ni pour les vivants ni pour ceux qui sont morts, étant donné, précisément, qu'elle n'est rien pour les premiers et que les seconds ne sont plus. 

Mais la plupart des hommes, tantôt fuient la mort comme si elle était le plus grand des maux, tantôt la choisissent comme une manière de se délivrer des maux de la vie. [126] Le sage, pour sa part, ne rejette pas la vie et il ne craint pas non plus de ne pas vivre, car vivre ne l'accable pas et il ne juge pas non plus que ne pas vivre soit un mal. Et de même qu'il ne choisit nullement la nourriture la plus abondante mais la plus agréable, il ne cherche pas non plus à jouir du moment le plus long, mais du plus agréable. 

Quant à celui qui recommande au jeune homme de bien vivre et au vieillard de bien achever de vivre, il est stupide, non seulement si l'on tient compte des satisfactions que la vie procure, mais aussi parce que c'est par un seul et même soin que l'on parvient à bien vivre et à bien mourir. Et il est encore bien pire, celui qui dit que c'est une belle chose que de ne pas être né, 
et une fois né de franchir au plus vite les portes de l'Hadès (Théognis, Elégies, I v. 425-427). 
[127] En effet, s'il est convaincu de ce qu'il affirme ainsi, comment se fait-il qu'il ne quitte pas la vie ? De fait, c'est à sa portée, pourvu qu'il y soit fermement déterminé. En revanche, si c'est une plaisanterie de sa part, il parle pour ne rien dire sur des questions qui ne l'admettent pas". 

- Epicure, "Lettre à Ménécée", [124-127], trad. P.-M. Morel, in Lettres, maximes et autres textes, Flammarion, coll. "GF", 2011, p. 98-99.

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