mercredi 26 avril 2017

"Qu’est-ce que le temps ? Si personne ne m’interroge, je le sais ; si je veux répondre, je l’ignore"

Commentaire

Les Confessions (397-401) sont une oeuvre à vocation autobiographique écrite par Augustin d'Hippone, plus connu sous le nom de Saint Augustin (354-430). L'ouvrage comporte treize livres, les neuf premiers sont consacrés au récit de la vie d'Augustin de son enfance à sa conversion au catholicisme et les quatre derniers, plus philosophiques, s'offrent comme une réflexion sur la mémoire, le temps et, plus généralement, comme une méditation sur la création divine. 

Le texte ci-dessous est extrait du livre XI, chapitre XIV intitulé "Qu'est-ce que le temps ?". Le livre XI est consacré au rapport du temps et de la création divine. Augustin établit que Dieu a créé le temps et qu'il n'existe donc pas de temps avant lui, Dieu étant extérieur du temps. Ainsi la question consistant à demander ce que Dieu faisait avant le temps n'a pas de sens. Elle revient à rester prisonnier de l'instabilité du temps et de l'impossibilité pour un esprit humain de penser l'éternité de Dieu. Le temps passe, mais pas l'éternité où tout est présent et qui reste identique à elle-même.

La question de la nature du temps apparaît comme une énigme. Augustin relève le paradoxe suivant : le temps est ce qu'il y a de plus connu, de plus familier et pourtant, si l'on doit en donner une définition, traduire la pensée que l'on a du temps en paroles, cela semble extrêmement difficile, voire impossible. L'enjeu est de donner une définition du temps qui soit capable de rendre compte de l'expérience du temps. Le problème est qu'une définition délimite, donne un cadre, marque un arrêt alors que le temps constitue une succession ininterrompue et perpétuelle de moments présents qui deviennent quasi instantanément des moments passés.

Augustin résume sa perplexité ainsi : "Qu'est-ce donc que le temps ? Si personne ne m'interroge, je le sais ; si je veux répondre [...], je l'ignore". Tout le monde fait l'expérience du temps et, en ce sens, le temps est tout ce qui est de plus connu et de plus familier. Lorsque nous en parlons, nous parvenons à nous comprendre, comme si le mot permettait de faire signe vers l'intuition que nous en avons tous. Pour autant, nous demeurons incapables d'en offrir une définition. Ce n'est donc pas l'expérience du temps qui pose problème, mais sa traduction en mots, sa saisie abstraite et conceptuelle. Augustin cherche donc à expliquer pourquoi le temps échappe ainsi à la raison. 

Pour sa démonstration, il recourt aux trois dimensions du temps que sont le passé, le futur et le présent. Ces trois temps existent d'une certaine manière, mais comment dire ce qu'ils sont vraiment ? Le passé ne peut pas être sur le même mode que l'être des choses, puisque justement, sa caractéristique première consiste à n'être plus. Symétriquement, l'avenir est ce qui, logiquement, n'est pas encore puisqu'il n'est pas advenu. Autrement dit, parler d'être du passé ou d'être du futur semble davantage tenir du paradoxe logique que du raisonnement sensé. Le passé et le futur ne sont pas, et pourtant ils existent dans notre appréhension du temps. 

La troisième dimension du temps est le présent. Augustin remarque qu'il se distingue de l'éternité en ce qu'il devient passé sitôt advenu. En ce sens, l'éternité serait un temps toujours au présent. Mais il s'agit là d'une impossibilité pour Augustin qui oppose justement le temps à l'éternité. L'éternité est le privilège de Dieu. La créature vit dans le temps, créé par Dieu. Or ce temps de la créature, ce temps humain, est marqué essentiellement par un manque d'être : le présent vole sans cesse au passé, le passé n'est plus et l'avenir pas encore. Le temps dans lequel nous vivons est donc un temps qui n'est jamais fixé, qui tend soit au passé, soit à l'avenir, et qui n'est présent que de manière fugitive.

Le temps de Saint Augustin se rapproche de notre compréhension chrétienne et moderne du temps au sens où il est linéaire (passé, présent, futur), ce qui n'était pas le cas chez Platon ou Aristote où le temps était conçu comme cyclique (en lien avec le mouvement des astres dans l'univers). Par ailleurs, Augustin inscrit le temps dans la subjectivité humaine, ce que fait également un philosophe comme Bergson avec la notion de durée qui renvoie au temps vécu, insaisissable conceptuellement, davantage de l'ordre de l'intuition, et qu'il oppose au temps de la science, quadrillé, mesuré, divisé en heures, minutes et secondes.  

Texte

"Qu’est-ce donc que le temps ? Qui pourra le dire clairement et en peu de mots ? Qui pourra le saisir même par la pensée, pour traduire cette conception en paroles ? Quoi de plus connu, quoi de plus familièrement présent à nos entretiens, que le temps ? Et quand nous en parlons, nous concevons ce que nous disons ; et nous concevons ce qu’on nous dit quand on nous en parle. 

Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne m’interroge, je le sais ; si je veux répondre à cette demande, je l’ignore. Et pourtant j’affirme hardiment, que si rien ne passait, il n’y aurait point de temps passé ; que si rien n’advenait, il n’y aurait point de temps à venir, et que si rien n’était, il n’y aurait point de temps présent. 

Or, ces deux temps, le passé et l’avenir, comment sont-ils, puisque le passé n’est plus, et que l’avenir n’est pas encore ? Pour le présent, s’il était toujours présent sans voler au passé, il ne serait plus temps ; il serait l’éternité. Si donc le présent, pour être temps, doit s’en aller en passé, comment pouvons-nous dire qu’une chose soit, qui ne peut être qu’à la condition de n’être plus ? Et peut-on dire, en vérité, que le temps soit, sinon parce qu’il tend à n’être pas ?"

- Saint Augustin, Les Confessions, Livre XI "La Création et le Temps", Chapitre XIV "Qu'est-ce que le temps ?", trad. M. Moreau, 1864.

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