samedi 5 novembre 2016

"La morale nous enseigne comment nous devons nous rendre dignes du bonheur"

Commentaire

Dans la Critique de la raison pratique (1788), Kant reprend un problème qu'il n'a fait qu'esquisser dans la Troisième partie des Fondements de la métaphysique des moeurs, à savoir comment une volonté pure de tout mobile sensible peut prendre intérêt à la loi morale. La raison pratique désigne une faculté a priori, ne provenant pas de l'expérience et qui contient la règle de la moralité. Cette raison pratique détermine la volonté indépendamment des éléments empiriques. Ainsi, à l'opposé des morales antiques, Kant montre que la moralité ne se confond pas avec le bonheur et qu'elle permet seulement de s'en rendre digne.

Le texte ci-dessous se situe dans la Dialectique (qui suit l'Analytique du Livre I) et plus précisément dans la partie consacrée au concept de souverain bien. Kant a commencé par décrire l'antinomie de la raison pratique qui consiste à lier vertu et bonheur dans la notion de souverain bien. Or il n'est possible d'établir ni que la recherche du bonheur rend vertueux, ni que la vertu rend heureux. La solution critique de Kant consiste à distinguer (comme il le fait pour résoudre l'antinomie de la raison pure) phénomène et noumène. A partir de cette distinction, il rejette l'idée que la recherche du bonheur puisse rendre vertueux, il n'y a pas de causalité de l'un à l'autre sur le plan des phénomènes ou des noumènes. En revanche, en ce qui concerne l'idée que la vertu puisse rendre heureux, elle est fausse seulement sur le plan de la causalité du monde sensible et non sur le plan nouménal.

La morale kantienne se distingue des morales eudémonistes de l'Antiquité classique, c'est-à-dire des morales qui expliquent comment parvenir au bonheur. L'eudémonisme conduit à orienter son action en vue d'une fin particulière qui est le plaisir ou la satisfaction qu'apporte le fait de bien se conduire. Or pour Kant, la morale est inconditionnelle, elle est un commandement du devoir. La morale est établie d'abord dans la perspective de la loi. Une action qui est réalisée par anticipation du plaisir qu'on prendra à son effectuation n'est donc pas une action morale. L'action morale doit être effectuée par devoir, sans condition. Par conséquent, le plaisir ou le bonheur n'entrent pas en ligne de compte. La vertu kantienne consiste dans l'obéissance à la loi morale, c'est-à-dire à toute action qu'il est possible d'universaliser sans contradiction. Le devoir consiste à agir par respect pour cette loi et c'est elle qui éveille dans le sujet le sentiment de la moralité.

Cependant, le bonheur ne disparaît pas complètement chez Kant : il demeure l'objet d'une espérance. Il ne peut pas être une loi morale quoique tout le monde cherche le bonheur puisqu'il conduit à des contradictions : il n'y a pas de concept défini et sûr de la somme de satisfactions qui permettrait de l'atteindre. Toutefois, faire son devoir, ce que Kant appelle la vertu, si cela ne rend pas forcément heureux, permet de se rendre digne du bonheur : "la morale [...] nous enseigne comment [...] nous devons nous rendre dignes du bonheur". 

Etymologiquement, le mot digne vient du latin dignitas qui signifie "fait de mériter". Lorsque l'on agit moralement, on "est en harmonie avec le souverain bien", ce qui signifie que l'on se met en condition pour mériter le bonheur, même si l'on ne peut pas le faire advenir causalement par son comportement car la morale n'est pas une doctrine qui permet de rendre heureux. La dignité dépend selon Kant "de la conduite morale" : elle constitue "dans le concept du souverain bien la condition du reste (de ce qui appartient à l'état de la personne), à savoir la condition de la participation au bonheur". En tant que personne, c'est-à-dire en tant qu'être doué de rationalité, en suivant mon devoir de manière désintéressée, je me rends digne du bonheur. Je ne dois pas agir moralement parce que c'est la garantie de parvenir au bonheur. La morale ne produit pas le bonheur. Mais au moins, parce que je suis une personne, douée de raison, je me rends digne du bonheur qui m'arrive lorsque j'agis moralement.

La morale ne doit pas être traitée comme "une doctrine du bonheur". C'est de cette manière que fonctionnent les philosophies eudémonistes antiques : elles tentent de décrire un cheminement vers le souverain bien, vers le bonheur. Or la morale du devoir kantienne ne s'occupe que de la condition rationnelle du bonheur, ce qui du point de vue de la raison le rend possible, mais elle n'explique pas comment l'obtenir. Une fois cette morale du devoir complètement exposée, ce qui suppose d'avoir compris que le désir moral est désintéressé au résultat et soucieux uniquement de la forme (la maxime de son action doit pouvoir être érigée en loi universelle), alors la doctrine du devoir peut aussi être appelée doctrine du bonheur mais seulement dans la mesure où "le premier pas vers la religion a été fait". Il faut comprendre ici que la religion qui apporte l'espérance d'une vie béate après la mort arrive une fois que la morale a été exposée. La morale précède la religion en quelque sorte : la religion ne vient que rendre l'espoir en le bonheur possible une fois les conditions morales définies et remplies.

Texte

"La morale n’est donc pas à proprement parler la doctrine qui nous enseigne comment nous devons nous rendre heureux, mais comment nous devons nous rendre dignes du bonheur, C’est seulement lorsque la religion s’y ajoute, qu’entre en nous l’espérance de participer un jour au bonheur dans la mesure où nous avons essayé de n’en être pas indignes.

Quelqu’un est digne de posséder une chose ou un état, quand le fait qu’il la possède est en harmonie avec le souverain bien. On peut maintenant voir (einsehen) facilement que tout ce qui nous donne de la dignité (alle Würdigkeit) dépend de la conduite morale, parce que celle-ci constitue dans le concept du souverain bien la condition du reste (de ce qui appartient à l’état de la personne), à savoir la condition de la participation au bonheur. 

Il suit donc de là que l’on ne doit jamais traiter la morale en soi comme une doctrine du bonheur, c’est-à-dire comme une doctrine qui nous apprendrait à devenir heureux, car elle n’a exclusivement à faire qu’à la condition rationnelle (conditio sine qua non) du bonheur et non à un moyen de l’obtenir. Mais quand elle a été exposée (vorgetrzgen) complètement (elle qui impose simplement des devoirs et ne donne pas de règles à des désirs intéressés), quand s’est éveillé le désir moral, qui se fonde sur une loi, de travailler au souverain bien (de nous procurer le royaume de Dieu), désir qui n’a pu auparavant naître dans une âme intéressée, quand, pour venir en aide à ce désir, le premier pas vers la religion a été fait, alors seulement cette doctrine morale peut être appelée aussi doctrine du bonheur, parce que l’espoir d’obtenir ce bonheur ne commence qu’avec la religion."

- Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique, Première partie, Livre II : "Dialectique de la raison pure pratique", Chapitre II : "De la dialectique de la raison pure dans la détermination du concept de souverain bien", V : "L’existence de Dieu comme postulat de la raison pure pratique", trad. F. Picavet.

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