Commentaire
La Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient (1749) a été écrite par Denis Diderot (1713-1784) dans un contexte où les aveugles nés sont au centre des débats philosophiques. Des opérations récentes de la cataracte permettent de leur rendre la vue et donc de tester certaines affirmations du sensualisme, doctrine philosophique selon laquelle toutes les connaissances viennent des sens. Cette lettre est aussi l'occasion pour Diderot d'interroger la morale et la métaphysique des aveugles, soulignant au passage leur aversion absolue pour le vol et leur absence de pudeur, mais aussi leur plus grand scepticisme face à l'existence de Dieu (ils ne peuvent pas voir les merveilles de la nature dont il serait le génial créateur) et leur tendance matérialiste (ayant une perception plus abstraite de la matière, ils sont plus enclins à envisager qu'elle puisse penser). Ces positions, audacieuses pour l'époque, lui valurent un séjour à la prison de Vincennes en juillet 1749.
Le texte ci-dessous fait suite à l'exposition du célèbre problème de Molyneux. William Molyneux était un savant irlandais du XVIIe siècle qui formula une expérience de pensée à la suite de la publication de l'Essai sur l'entendement humain (1688) par John Locke. Il interrogea Locke sur la possibilité pour qu'un aveugle de naissance qui retrouve subitement la vue puisse reconnaître une sphère et un cube sans les toucher, simplement par la vue. Ce problème interroge directement la conception lockienne qui est sensualiste : si toute les connaissances viennent des sens, il semble impossible qu'un aveugle puisse reconnaître simplement en les voyant une sphère et un cube. Le monde visible ne se confond pas avec le monde visible. L'interrogation de Molyneux invite également à se demander s'il existe des sensibles communs, c'est-à-dire des propriétés similaires appréhendables par divers sens, ce qui pourrait être le cas notamment des formes géométriques.
Locke répond que l'aveugle de naissance ne pourra pas faire la différence entre la sphère et le cube simplement en les voyant. Il adopte un point de vue empiriste et sensualiste de ce problème : les idées visuelles et les idées tactiles s'acquièrent seulement par l'expérience. On ne peut donc pas se représenter de la même façon ces objets au toucher et à la vue. En revanche, Leibniz, philosophe rationaliste, adopte une réponse différente dans ses Nouveaux essais sur l'entendement humain (1765). Le rationalisme est le contraire de l'empirisme. Il conçoit l'expérience comme constituée par l'organisation que la raison impose aux phénomènes. Certaines idées, celles d'espace, de figure, de mouvement ou de repos, ne viennent pas de l'expérience. Elles appartiennent au sens commun, donc à l'esprit. A condition d'avoir appris la géométrie de ces formes (savoir qu'un cube possède huit sommets, qu'une sphère n'en a point) et de prendre le temps de réfléchir en observant la lumière modifier les contours de ces objets géométriques, l'aveugle ayant recouvré la vue pourra distinguer la sphère du cube selon Leibniz.
En 1728, le chirurgien Cheselden opère un jeune homme de la cataracte et lui permet de retrouver la vue. Or les expériences menées à cette occasion montre que ce jeune homme ne parvient pas à voir immédiatement ce qu'il percevait grâce au toucher. Diderot connaît ces travaux que Voltaire rapporte dans ses Eléments de philosophie de Newton (1738). Il remarque qu'il a fallu à ce jeune homme un grand nombre d'expériences réitérées pour qu'il puisse comprendre par exemple que la peinture représentait des corps solides tout en demeurant une surface plane au toucher. Il ne suffit donc pas de voir pour apercevoir, c'est-à-dire pour bien distinguer et reconnaître les différents objets qui sont représentés par la vision. C'est aussi le cas des sauvages qui n'avaient jamais vu de figures peintes : ils crurent qu'il s'agissait d'hommes réels et se mirent à leur parler. C'est, nous dit Diderot, non pas qu'ils avaient des problèmes de vue, mais simplement qu'ils en voyaient pour la première fois.
En 1728, le chirurgien Cheselden opère un jeune homme de la cataracte et lui permet de retrouver la vue. Or les expériences menées à cette occasion montre que ce jeune homme ne parvient pas à voir immédiatement ce qu'il percevait grâce au toucher. Diderot connaît ces travaux que Voltaire rapporte dans ses Eléments de philosophie de Newton (1738). Il remarque qu'il a fallu à ce jeune homme un grand nombre d'expériences réitérées pour qu'il puisse comprendre par exemple que la peinture représentait des corps solides tout en demeurant une surface plane au toucher. Il ne suffit donc pas de voir pour apercevoir, c'est-à-dire pour bien distinguer et reconnaître les différents objets qui sont représentés par la vision. C'est aussi le cas des sauvages qui n'avaient jamais vu de figures peintes remarque Diderot dans sa Lettre : ils crurent qu'il s'agissait d'hommes réels et se mirent à leur parler. C'est non pas qu'ils avaient des problèmes de vue, mais simplement qu'ils voyaient une peinture pour la première fois.
Diderot défend l'idée qu'il faut du temps pour s'habituer à distinguer les différents objets qui composent une image. Il faut que "nous soyons attentifs à leurs impressions". Pour cette raison, il estime qu'"on ne voit rien la première fois qu'on se sert de ses yeux". La première fois que l'on voit, ce sont "des sensations confuses" que l'on perçoit, celles-ci se débrouillent "avec le temps et par la réflexion habituelle sur ce qui se passe en nous". L'expérience joue un rôle fondamental dans la mesure où c'est elle qui permet de rapprocher une sensation d'un objet. Mais la sensation seule est insuffisante pour nous renseigner sur son essence. Ainsi, résume-t-il : "on ne peut douter que le toucher ne serve beaucoup à donner à l'oeil une connaissance précise de la conformité de l'objet avec la représentation qu'il en reçoit". Les sens possèdent une complémentarité qui permet de mieux connaître les objets au moyen de l'expérience.
Néanmoins, Diderot estime que les sens peuvent très bien fonctionner seuls. L'oeil peut ainsi s'instruire par lui-même. En effet, "l'usage d'un des sens peut être perfectionné et accéléré par les observations de l'autre". Il ajoute simplement qu'il n'y a pas "entre leurs fonctions une dépendance essentielle". Certaines qualités dans les corps restent inaccessibles au toucher sans la vue et inversement. Certains individus vont développer davantage un sens plutôt qu'un autre. Diderot donne l'exemple d'une fine feuille de papier que l'on placerait entre les doigts d'un voyant qui fermerait les yeux, il n'est pas sûr qu'il s'en rende compte. En revanche, un aveugle pourrait s'en apercevoir parce qu'il a davantage développé son sens du toucher. Il faut donc nécessairement un temps d'adaptation pour que l'esprit accroisse son acuité et parvienne à distinguer ce qu'il touche ou ce qu'il voit.
Texte
La Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient (1749) a été écrite par Denis Diderot (1713-1784) dans un contexte où les aveugles nés sont au centre des débats philosophiques. Des opérations récentes de la cataracte permettent de leur rendre la vue et donc de tester certaines affirmations du sensualisme, doctrine philosophique selon laquelle toutes les connaissances viennent des sens. Cette lettre est aussi l'occasion pour Diderot d'interroger la morale et la métaphysique des aveugles, soulignant au passage leur aversion absolue pour le vol et leur absence de pudeur, mais aussi leur plus grand scepticisme face à l'existence de Dieu (ils ne peuvent pas voir les merveilles de la nature dont il serait le génial créateur) et leur tendance matérialiste (ayant une perception plus abstraite de la matière, ils sont plus enclins à envisager qu'elle puisse penser). Ces positions, audacieuses pour l'époque, lui valurent un séjour à la prison de Vincennes en juillet 1749.
Le texte ci-dessous fait suite à l'exposition du célèbre problème de Molyneux. William Molyneux était un savant irlandais du XVIIe siècle qui formula une expérience de pensée à la suite de la publication de l'Essai sur l'entendement humain (1688) par John Locke. Il interrogea Locke sur la possibilité pour qu'un aveugle de naissance qui retrouve subitement la vue puisse reconnaître une sphère et un cube sans les toucher, simplement par la vue. Ce problème interroge directement la conception lockienne qui est sensualiste : si toute les connaissances viennent des sens, il semble impossible qu'un aveugle puisse reconnaître simplement en les voyant une sphère et un cube. Le monde visible ne se confond pas avec le monde visible. L'interrogation de Molyneux invite également à se demander s'il existe des sensibles communs, c'est-à-dire des propriétés similaires appréhendables par divers sens, ce qui pourrait être le cas notamment des formes géométriques.
Locke répond que l'aveugle de naissance ne pourra pas faire la différence entre la sphère et le cube simplement en les voyant. Il adopte un point de vue empiriste et sensualiste de ce problème : les idées visuelles et les idées tactiles s'acquièrent seulement par l'expérience. On ne peut donc pas se représenter de la même façon ces objets au toucher et à la vue. En revanche, Leibniz, philosophe rationaliste, adopte une réponse différente dans ses Nouveaux essais sur l'entendement humain (1765). Le rationalisme est le contraire de l'empirisme. Il conçoit l'expérience comme constituée par l'organisation que la raison impose aux phénomènes. Certaines idées, celles d'espace, de figure, de mouvement ou de repos, ne viennent pas de l'expérience. Elles appartiennent au sens commun, donc à l'esprit. A condition d'avoir appris la géométrie de ces formes (savoir qu'un cube possède huit sommets, qu'une sphère n'en a point) et de prendre le temps de réfléchir en observant la lumière modifier les contours de ces objets géométriques, l'aveugle ayant recouvré la vue pourra distinguer la sphère du cube selon Leibniz.
En 1728, le chirurgien Cheselden opère un jeune homme de la cataracte et lui permet de retrouver la vue. Or les expériences menées à cette occasion montre que ce jeune homme ne parvient pas à voir immédiatement ce qu'il percevait grâce au toucher. Diderot connaît ces travaux que Voltaire rapporte dans ses Eléments de philosophie de Newton (1738). Il remarque qu'il a fallu à ce jeune homme un grand nombre d'expériences réitérées pour qu'il puisse comprendre par exemple que la peinture représentait des corps solides tout en demeurant une surface plane au toucher. Il ne suffit donc pas de voir pour apercevoir, c'est-à-dire pour bien distinguer et reconnaître les différents objets qui sont représentés par la vision. C'est aussi le cas des sauvages qui n'avaient jamais vu de figures peintes : ils crurent qu'il s'agissait d'hommes réels et se mirent à leur parler. C'est, nous dit Diderot, non pas qu'ils avaient des problèmes de vue, mais simplement qu'ils en voyaient pour la première fois.
En 1728, le chirurgien Cheselden opère un jeune homme de la cataracte et lui permet de retrouver la vue. Or les expériences menées à cette occasion montre que ce jeune homme ne parvient pas à voir immédiatement ce qu'il percevait grâce au toucher. Diderot connaît ces travaux que Voltaire rapporte dans ses Eléments de philosophie de Newton (1738). Il remarque qu'il a fallu à ce jeune homme un grand nombre d'expériences réitérées pour qu'il puisse comprendre par exemple que la peinture représentait des corps solides tout en demeurant une surface plane au toucher. Il ne suffit donc pas de voir pour apercevoir, c'est-à-dire pour bien distinguer et reconnaître les différents objets qui sont représentés par la vision. C'est aussi le cas des sauvages qui n'avaient jamais vu de figures peintes remarque Diderot dans sa Lettre : ils crurent qu'il s'agissait d'hommes réels et se mirent à leur parler. C'est non pas qu'ils avaient des problèmes de vue, mais simplement qu'ils voyaient une peinture pour la première fois.
Diderot défend l'idée qu'il faut du temps pour s'habituer à distinguer les différents objets qui composent une image. Il faut que "nous soyons attentifs à leurs impressions". Pour cette raison, il estime qu'"on ne voit rien la première fois qu'on se sert de ses yeux". La première fois que l'on voit, ce sont "des sensations confuses" que l'on perçoit, celles-ci se débrouillent "avec le temps et par la réflexion habituelle sur ce qui se passe en nous". L'expérience joue un rôle fondamental dans la mesure où c'est elle qui permet de rapprocher une sensation d'un objet. Mais la sensation seule est insuffisante pour nous renseigner sur son essence. Ainsi, résume-t-il : "on ne peut douter que le toucher ne serve beaucoup à donner à l'oeil une connaissance précise de la conformité de l'objet avec la représentation qu'il en reçoit". Les sens possèdent une complémentarité qui permet de mieux connaître les objets au moyen de l'expérience.
Néanmoins, Diderot estime que les sens peuvent très bien fonctionner seuls. L'oeil peut ainsi s'instruire par lui-même. En effet, "l'usage d'un des sens peut être perfectionné et accéléré par les observations de l'autre". Il ajoute simplement qu'il n'y a pas "entre leurs fonctions une dépendance essentielle". Certaines qualités dans les corps restent inaccessibles au toucher sans la vue et inversement. Certains individus vont développer davantage un sens plutôt qu'un autre. Diderot donne l'exemple d'une fine feuille de papier que l'on placerait entre les doigts d'un voyant qui fermerait les yeux, il n'est pas sûr qu'il s'en rende compte. En revanche, un aveugle pourrait s'en apercevoir parce qu'il a davantage développé son sens du toucher. Il faut donc nécessairement un temps d'adaptation pour que l'esprit accroisse son acuité et parvienne à distinguer ce qu'il touche ou ce qu'il voit.
Texte
"Nous devons apercevoir dans les objets une infinité de choses que l’enfant ni l’aveugle-né n’y aperçoivent point, quoiqu’elles se peignent également au fond de leurs yeux ; que ce n’est pas assez que les objets nous frappent, qu’il faut encore que nous soyons attentifs à leurs impressions ; que, par conséquent, on ne voit rien la première fois qu’on se sert de ses yeux ; qu’on n’est affecté, dans les premiers instants de la vision, que d’une multitude de sensations confuses qui ne se débrouillent qu’avec le temps et par la réflexion habituelle sur ce qui se passe en nous ; que c’est l’expérience seule qui nous apprend à comparer les sensations avec ce qui les occasionne ; que les sensations n’ayant rien qui ressemble essentiellement aux objets, c’est à l’expérience à nous instruire sur des analogies qui semblent être de pure institution : en un mot, on ne peut douter que le toucher ne serve beaucoup à donner à l’œil une connaissance précise de la conformité de l’objet avec la représentation qu’il en reçoit ; et je pense que, si tout ne s’exécutait pas dans la nature par des lois infiniment générales ; si, par exemple, la piqûre de certains corps durs était douloureuse, et celle d’autres corps accompagnée de plaisir, nous mourrions sans avoir recueilli la cent millionième partie des expériences nécessaires à la conservation de notre corps et à notre bien-être.
Cependant je ne pense nullement que l’œil ne puisse s’instruire, ou, s’il est permis de parler ainsi, s’expérimenter de lui-même. Pour s’assurer, par le toucher, de l’existence et de la figure des objets, il n’est pas nécessaire de voir ; pourquoi faudrait-il toucher, pour, s’assurer des mêmes choses par la vue ? Je connais tous les avantages du tact ; et je ne les ai pas déguisés, quand il a été question de Saunderson ou de l’aveugle du Puisaux ; mais je ne lui ai point reconnu celui-là. On conçoit sans peine que l’usage d’un des sens peut être perfectionné et accéléré par les observations de l’autre ; mais nullement qu’il y ait entre leurs fonctions une dépendance essentielle. Il y a assurément dans les corps des qualités que nous n’y apercevrions jamais sans l’attouchement : c’est le tact qui nous instruit de la présence de certaines modifications insensibles aux yeux, qui ne les aperçoivent que quand ils ont été avertis par ce sens ; mais ces services sont réciproques ; et dans ceux qui ont la vue plus fine que le toucher, c’est le premier de ces sens qui instruit l’autre de l’existence d’objets et de modifications qui lui échapperaient par leur petitesse. Si l’on vous plaçait à votre insu, entre le pouce et l’index, un papier ou quelque autre substance unie, mince et flexible, il n’y aurait que votre œil qui pût vous informer que le contact de ces doigts ne se ferait pas immédiatement. J’observerai, en passant, qu’il serait infiniment plus difficile de tromper là-dessus un aveugle qu’une personne qui a l’habitude de voir."
- Denis Diderot, La lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient (1749).
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