dimanche 6 novembre 2016

"Tout bonheur est négatif, sans rien de positif"

Commentaire

Dans Le monde comme volonté et comme représentation (1818), Arthur Schopenhauer (1788-1860) considère que vie et volonté sont intimement liée. Il forge ainsi le concept de vouloir-vivre pour désigner la manière dont la volonté s'incarne dans toute forme de vie. Ce vouloir-vivre est marqué par la souffrance : il est animé par un désir permanent, essentiellement défini comme manque, donc insatisfaction. Une fois qu'un désir est satisfait, il cesse et un autre prend la relève. Le cycle des désirs sous-entend donc un cercle de souffrances et, dans ce contexte, nul bonheur durable n'est possible. Schopenhauer explique d'ailleurs dans le § 57 que la vie humaine oscille "comme un pendule", de la souffrance à l'ennui.

Le texte ci-dessous est extrait du § 58 qui se trouve dans le livre IV. Peu avant, il affirme que toute satisfaction commence par un désir et que le désir est la condition de toute jouissance. Mais avec la satisfaction, le désir cesse et, par conséquent, la jouissance aussi. Ainsi la satisfaction n'est que la délivrance d'une douleur, elle est donc essentiellement négation, absence de souffrance. C'est pourquoi d'ailleurs, nous n'apprécions pas vraiment ce que nous possédons. Nous n'en sentons le manque que lorsque nous en sommes privés. C'est aussi pourquoi nous aimons nous ressouvenir de nos malheurs passés ou que, comme le souligne Lucècre (De natura rerum, II), nous jouissons d'assister du rivage aux efforts des marins pendant une tempête, non que nous prenions plaisir à leur souffrance, mais parce que nous sommes heureux de voir à quelles peines nous échappons.

Schopenhaueur écrit que "tout bonheur est négatif, sans rien de positif". Il ne veut pas dire par là que le bonheur est en soi une mauvaise chose. Il s'agit d'une négativité logique. Le bonheur est négatif chez Schopenhauer parce qu'il se définit négativement en étant essentiellement une absence de souffrance. La thèse qu'il défend est que la vie est rythmée par un retour inévitable de la douleur et de la privation, l'ennui venant toujours menacer les périodes les plus calmes de la vie. La preuve de cette affirmation se trouve dans "ce fidèle miroir du monde, de la vie et de leur essence" qu'est l'art et, plus particulièrement, la poésie.

Au fond nous dit Schopenhaueur, le bonheur n'intéresse pas le poète. Bien sûr, le bonheur reste un aboutissement, il peut être la fin de l'histoire, mais il n'en constitue jamais le déroulement ou le sujet principal. Le bonheur commence une fois le récit achevé, une fois une série d'épreuves traversées. Le poème lui-même consiste en la narration d'un effort ou d'"un combat dont le bonheur est le prix". Le but même de l'action dramatique n'est ainsi jamais montré dans un poème. Pour Schopenhauer, c'est parce que, dans le cas contraire, on montrerait la dimension essentiellement ennuyante du bonheur, le fait également qu'il n'apporte pas plus de satisfaction que la volonté même d'atteindre un but. Bref, on ennuierait son lecteur en en faisant le sujet principal de son livre.

Ainsi résume Schopenhauer : "comme il ne peut y avoir de vrai et solide bonheur, le bonheur ne peut être pour l'art un objet". Pour appuyer sa thèse, Schopenhauer prend l'exemple du type de poème le plus proche d'une description du bonheur : l'idylle. Il s'agit d'un poème, généralement court, à sujet pastoral et généralement amoureux. Or ce type de poème ne peint jamais le bonheur lui-même, mais dresse le portrait de son impossible réalisation. D'ailleurs, l'idylle prise au sens strict ne constitue pas un genre littéraire : elle tourne soit à l'épopée, poème qui célèbre un héros ou un grand fait, soit à la poésie descriptive qui ne fait alors que peindre "la beauté de la nature", ce qui revient à être un "mode de connaissance, libre de tout vouloir". Ce type de bonheur "le seul qui puisse remplir [...] quelques moments dans la vie" se distingue du bonheur classique, celui qui est toujours "précédé par la souffrance et le besoin, et traînant à sa suite le regret, la douleur, le vide de l'âme, le dégoût".

Cette impossibilité de peindre le bonheur se retrouve également dans la musique. Schopenhauer voit dans la mélodie comme "une histoire très intime arrivée à la conscience des mystères de la vie". Il la définit comme "un écart par lequel on quitte la tonique et, à travers mille merveilleux détours, on arrive à une dissonance douloureuse, pour retrouver enfin la tonique". La tonique est le premier degré d'une tonalité. Or la mélodie consiste à la quitter par des détours, en jouant des dissonances, pour enfin y revenir. La mélodie n'est donc pas un cheminement sans accrocs, si elle apparaît douce dans sa globalité, elle est composée de différentes phases qui ne sont pas toutes agréables à l'oreille. Autrement dit, une bonne mélodie n'est jamais complètement harmonieuse. Dans le cas inverse, elle ne serait que "monotonie", c'est-à-dire finalement qu'une traduction auditive de l'ennui.

Texte

"Tout bonheur est négatif, sans rien de positif ; nulle satisfaction, nul contentement, par suite, ne peut être de durée : au fond ils ne sont que la cessation d’une douleur ou d’une privation, et, pour remplacer ces dernières, ce qui viendra sera infailliblement ou une peine nouvelle, ou bien quelque langueur, une attente sans objet, l’ennui. C’est de cette vérité qu’on trouve une trace dans ce fidèle miroir du monde, de la vie et de leur essence, je veux dire dans l’art surtout la poésie. 

Un poème épique ou dramatique ne peut avoir qu’un sujet : une dispute, un effort, un combat dont le bonheur est le prix ; mais quant au bonheur lui-même, au bonheur accompli, jamais il ne nous en fait le tableau. À travers mille difficultés, mille périls, il conduit ses héros au but : à peine l’ont-ils atteint, vite le rideau ! Et que lui resterait-il à faire, sinon de montrer que le but même, si lumineux, et où le héros croyait trouver le bonheur, était pure duperie ; qu’après l’avoir atteint, il ne s’en est pas trouvé mieux qu’auparavant. 

Comme il ne peut y avoir de vrai et solide bonheur, le bonheur ne peut être pour l’art un objet. A vrai dire, le but propre de l’idylle, c’est justement la peinture de ce bonheur impossible : mais aussi, chacun le voit bien, l’idylle par elle-même n’est pas un genre qui se tienne. Toujours, entre les mains du poète, elle tourne ou à l’épopée, une toute petite épopée, avec de petits chagrins, de petits plaisirs, de petits efforts, c’est le cas ordinaire ; ou bien à la poésie descriptive : alors elle peint la beauté de la nature, et se réduit à ce mode de connaissance pure, libre de tout vouloir, qui, à vrai dire, est le seul vrai bonheur, non plus un bonheur précédé par la souffrance et le besoin, et traînant à sa suite le regret, la douleur, le vide de l’âme, le dégoût, mais le seul qui puisse remplir, sinon la vie entière, du moins quelques moments dans la vie. 

— Et ce que nous voyons dans la poésie, nous le retrouvons dans la musique : la mélodie nous offre comme une histoire très intime de la volonté arrivée à la conscience des mystères de la vie, du désir, de la souffrance et de la joie, du flux et du reflux du cœur humain ; et nous nous y reconnaissons. La mélodie, c’est un écart par lequel on quitte la tonique et, à travers mille merveilleux détours, on arrive à une dissonance douloureuse, pour retrouver enfin la tonique, qui parle de satisfaction et d’apaisement de la volonté ; mais après elle, plus rien à faire, et quant à la soutenir un peu longtemps, ce serait la monotonie même, fatigante, insignifiante, et qui traduit l’ennui."

- Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, Livre IV, "Le monde comme volonté, second point de vue, arrivant à se connaître elle-même, la volonté de vivre s'affirme, puis se nie", § 58, trad. A. Burdeau, Felix Alcan, Paris, 1888.

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