dimanche 4 septembre 2016

Cours - L'Etat


Introduction

Au sens premier du terme, sans la majuscule, un état désigne une situation ou une manière d'être. On parle ainsi d'un mauvais état lorsqu'un objet est abimé. Un corps sans vie pourra être en état de décomposition. Pour un individu vivant, on parlera d'un état d'inquiétude ou d'un état de repos pour caractériser sa situation spécifique. Le terme pris dans une expression peut aussi signifier capacité, par exemple lorsqu'on dit que l'on est en état de faire quelque chose, on dispose alors d'un pouvoir d'agir. Mais avec la majuscule, l'Etat renvoie à un sens bien spécifique qui est l'ensemble des structures (législative, exécutive, judiciaire) du pouvoir politique qui sont chargées d’organiser une société.

L'Etat tel que nous le connaissons aujourd'hui a connu de nombreuses évolutions historiques. A l'époque antique, la cité grecque (polis en grec qui donne le mot politique) ou la chose publique latine (res publica en latin qui donne le mot république) renvoient à une forme d'administration sporadique, très liée à la société civile. Elle est assez éloignée de notre bureaucratie moderne où les fonctionnaires constituent une force à part entière. L'idée d'Etat suppose en effet l'existence d'un pouvoir qui vient se placer au-dessus des volontés particulières et qui se distingue de la société qu'il organise. On oppose ainsi régulièrement l'Etat d'où procède le pouvoir et la société sur laquelle il s'exerce. 

L'étymologie latine du mot Etat renseigne sur la signification du terme Etat : il vient du verbe stare qui signifie "se tenir debout". L'Etat est justement ce qui permet à une société de se tenir debout, il sert en quelque sorte de tuteur. C'est à lui que revient la tâche de régir un ensemble organisé d'individus, d'arbitrer les éventuels conflits en jouant le rôle d'arbitre, de tiers, c'est-à-dire en restant extérieur à la société. Pour cela, il dispose d'un pouvoir supérieur, qui n'est soumis à rien, la souveraineté. Cette souveraineté se caractérise principalement par la puissance (capacité d'agir) et la légitimité (reconnaissance de sa justice). L'Etat va également se servir de règles (les lois). Lorsque ces règles s'appliquent également à son action, on parlera d'Etat de droit : la puissance publique est alors limitée juridiquement, ce qui renforce sa légitimité et peut permettre d'éviter de potentielles dérives liberticides. 

Comment l'Etat peut-il permettre à la société de "se tenir debout" ?

1/ Un respect mêlé d'effroi


Dans le Léviathan, Thomas Hobbes (1588-1679) décrit la condition de l'homme à l'état de nature qui est celle d'un état de guerre. L'état de nature est une fiction qui permet d'imaginer ce qu'aurait pu être la vie antérieurement à l'instauration d'un état social où des règles précises viennent organiser la vie en société. Après avoir identifié les trois causes principales de conflit que l'on trouve dans la nature humaine - à savoir la compétition, la défiance et la gloire qui poussent les hommes à s'attaquer respectivement en vue du profit, de la sécurité et de la réputation -, il revient sur les causes précises de la guerre à l'état de nature. 

Tout d'abord écrit Hobbes dans le chapitre XIII ("De la condition du genre humain") du livre I, il ne faut pas envisager la guerre seulement du point de vue de la bataille ou de l'acte de combattre, mais l'envisager sous l'angle plus global d'un "espace de temps" pendant lequel il existe une possibilité de combat. Il compare ainsi le temps de la guerre au temps qu'il fait : pour qualifier ces deux temps, il faut les appréhender de manière générale, en "tendance" : le mauvais temps peut ainsi se comprendre comme une période longue où des averses sont entrecoupées de quelques éclaircies. De ce point de vue, ce n'est pas la bataille qui fait le temps de guerre, mais "la disposition reconnue au combat". Or la paix est justement tout temps où cette disposition est absente. 

Ensuite, ce temps de guerre dont il est question est celui pendant lequel les humains vivent "sans qu'une puissance commune ne leur impose à tous un respect mêlé d'effroi". Cette puissance commune est le Léviathan, image de l'Etat utilisé par Hobbes qui est le nom d'un monstre biblique que l'on trouve dans le Livre de Job, et qui doit être suffisamment puissante pour inspirer à tous une peur qui les force au respect. L'instauration du Léviathan est donc ce qui doit permettre d'instaurer la paix. 

Le moment qui précède l'institution d'un Etat correspond à l'état de nature. Dans cet état, comme en temps de guerre, "chacun est l'ennemi de chacun". En outre, chacun ne peut assurer sa sécurité que par ses propres moyens, ce qui ne laisse "de place pour aucune entreprise parce que le bénéfice est incertain", par conséquent, il n'y a ni société, ni tout ce que permet la vie en société : l'agriculture, la navigation, le commerce maritime, les arts, les lettres, etc. Mais surtout, "il règne une peur permanente" : chacun ayant droit de vie ou de mort sur autrui, il s'ensuit que l'existence n'est assurée qu'à la mesure des moyens qui sont au pouvoir de chacun pour défendre sa vie. Autrement dit, à l'état de nature, la condition de l'homme est celle de l'insécurité permanente. 

Hobbes concède qu'une telle vision de la nature dissociative des hommes entre eux puisse surprendre. Il s'oppose, en effet, à la position aristotélicienne enseignée dans les universités de son époque selon laquelle l'homme est, par nature, un animal politique. Au contraire de cette position, Hobbes considère que les hommes ne sont pas dotés d'une sociabilité naturelle. Son analyse consiste à opérer "une déduction faite à partir des passions". Ce point de vue va lui permettre d'élaborer une anthropologie, c'est-à-dire une théorie de l'homme, sur laquelle il va pouvoir fonder sa théorie de l'Etat. Or il constate qu'à l'état de nature, les hommes sont plus ou moins égaux entre eux et que, par conséquent, ils peuvent prétendre aux mêmes fins. C'est pourquoi ils entrent fondamentalement en conflit (cf. les trois causes analysées par Hobbes plus avant dans le chapitre XIII du livre I).

A ceux qui ne sont pas convaincus par cette déduction logique, Hobbes leur suggère de faire appel à leur propre expérience : même à l'état civil ou social, les hommes ne sont pas rassurés et se protègent les uns des autres. Untel s'arme pour partir en voyage, tel autre ferme sa porte avant de se coucher, un autre enfin fait installer des coffres dans sa propre maison pour entreposer ses valeurs. Ces comportements reviennent à porter une accusation du même type que celle portée sur un plan théorique par Hobbes : l'homme se défie naturellement de son prochain. 

Enfin, Hobbes se distingue des théologiens qui condamnent les hommes à partir d'une théorie des péchés : il ne juge pas la nature humaine corrompue en soi. Pour lui, les désirs et les autres passions humaines ne sont pas en eux-mêmes des péchés. La nature observée par Hobbes est une nature qui est étudiée mécaniquement, du point de vue déterministe de l'enchaînement des causes et des effets. Or, de ce point de vue, c'est l'homme qui instaure les lois et qui, par là-même, est l'unique juge du bien et du mal. L'analyse du droit naturel faite par Hobbes est une analyse laïque, sans considération de ce que dit la théologie ou la morale de ce qui est bien ou mal.

2/ La liberté comme fin

Dans le Traité théologico-politique (1670), Baruch Spinoza (1632-1677) réalise une interprétation de l'Ecriture à la lumière de la raison naturelle. Mais surtout, Spinoza y pose les bases de la laïcité (même si le mot n'est pas présent dans le TTP), c'est-à-dire de la séparation du théologique et du politique, permettant ainsi à des communautés d'obédiences différentes (Amsterdam était une République multiconfessionnelle réunissant des protestants, des catholiques, des juifs, des athées, etc.) de vivre ensemble. Il se veut ainsi un ardent défenseur de la liberté de penser.

Dans le chapitre XVI, Spinoza a établi que le droit naturel de chaque chose s'étend aussi loin que sa puissance le lui permet. Or ce droit ne se définit pas par la raison, mais par le désir. Par conséquent, rien n'est interdit, y compris la violence qui fait partie de la nature. Cependant, il apparaît plus utile aux hommes de vivre selon des lois qui les mettent à l'abri d'une crainte mutuelle. Ils instaurent donc un état social fixant des bornes à ce que chacun peut faire par l'intermédiaire d'un pacte, dont le principe est l'utilité qu'il procure aux individus qui s'unissent. Ce pacte assure le transfert de la puissance de chaque individu à la société elle-même qui détient désormais le pouvoir souverain par l'intermédiaire de l'Etat. Chaque volonté se trouve ainsi soumise à la volonté de cet Etat souverain et se doit de lui obéir.

Cependant, Spinoza n'est pas le tenant d'une absolue soumission des hommes au souverain. Dans le chapitre XX qui clôt le TTP est il écrit que "la fin de l'Etat est [...] la liberté". Si l'Etat a été institué, c'est justement pour "libérer l'individu de la crainte", lui procurer la sécurité, mais surtout pour lui conserver autant que possible, "sans dommage pour autrui, son droit naturel d'exister et d'agir". Il se distingue ici de Hobbes pour qui la fin de l'Etat est la domination des hommes. L'instauration d'un Léviathan vise à les effrayer et à les tenir en respect pour éviter qu'ils se nuisent. Pour Spinoza, en revanche, si on les gouverne par leurs passions, c'est-à-dire notamment au moyen de la peur, de la haine ou de la colère, alors on les rabaisse au rang de "bêtes brutes" ou "d'automates". Or la nature de l'homme est d'être raisonnable. L'Etat doit donc avoir pour fonction d'assurer à chacun un usage libre de sa raison.

Spinoza ne nie pas qu'il existe une diversité d'opinions entre les hommes qui rend la vie en société difficile : "le libre jugement des hommes est extrêmement divers", et même "chacun pense être seul à tout savoir". La situation naturelle de l'homme est celle de la discorde : "il est impossible que tous opinent pareillement". Mais alors que Hobbes considère que l'Etat doit être la seule autorité capable de décider ce qu'il faut penser ou croire (notamment en ce qui concerne les opinions religieuses), Spinoza estime que seul le passage à l'acte doit être réprimé par l'Etat. Autrement dit, les hommes sont libres de penser ce qu'ils veulent, du moment qu'ils ne mettent pas en pratique leurs opinions. Si le principe du pacte politique consiste à renoncer à un "droit d'agir", il ne s'étend pas jusqu'"au droit de raisonner et de juger". 

Il appartient donc à l'Etat, non seulement d'assurer la liberté de penser, mais également de la défendre en assurant une liberté de parole. La pensée et la parole sont deux caractéristiques qui tiennent à nature de l'homme. Un Etat ne saurait donc interdire ces deux activités sans devenir nuisible. Toutefois, Spinoza n'affirme pas non plus que la liberté de penser doive être sans limites. Il pose deux conditions à cette liberté :
  • ne pas aller au-delà de la simple parole : par exemple, en incitant à passer à l'action pour imposer sa façon de penser aux autres ou en cherchant à changer quelque chose dans l'Etat sans attendre le jugement sur cette opinion du pouvoir souverain ;
  • recourir à la raison seule : cela signifie qu'il ne faut pas solliciter les passions dans son discours (la ruse, la colère ou la haine), ni recourir à la force.

Spinoza donne l'exemple d'un homme qui souhaiterait l'abrogation d'une loi qu'il juge absurde. S'il s'en prend directement au magistrat pour le discréditer ou s'il abroge cette loi pour lui même, alors il devient séditieux, il rompt le pacte par lequel il s'est uni aux autres. En revanche, sa demande est légitime si, conformément aux limites posées par Spinoza :
  • il continue d'obéir à cette loi tant que le pouvoir souverain n'a pas rendu son jugement la concernant ;
  • il réalise une démonstration rationnelle de l'absurdité de cette loi. 

En suivant cette règle, Spinoza estime que la liberté de penser et d'enseigner est "sans danger pour le droit et l'autorité du souverain", donc pour "la paix de l'Etat". Mais il ajoute également que permettre cette liberté est une obligation pour le souverain : "il doit le faire, s'il veut se montrer juste et pieux". Cela signifie qu'un Etat qui nierait la liberté de pensée de ses sujets ne serait plus perçu comme légitime. En effet, la souveraineté d'un Etat ne peut s'étendre à la contrainte des esprits, il est impossible de forcer un individu à accepter qu'une chose vraie soit fausse. Contrairement à Hobbes, le pacte social n'efface pas le droit naturel au profit du seul droit civil, mais il persiste à l'état social. D'où la nécessité de préserver la liberté de penser pour ne pas faire en sorte que le pouvoir aille à l'encontre de la nature dynamique de l'homme.

3/ La volonté générale

Dans Le Contrat social (1762), Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) établit le fondement légitime de l'autorité politique. Rousseau se fixe comme principal objectif de garantir la liberté car elle constitue selon lui l'essence de l'homme. Ainsi, il se distingue de ses prédécesseurs Hobbes et même Locke, tous deux ayant également développé une théorie du contrat social où les hommes, en s'unissant, abandonnaient leur droit de nature, à condition que le souverain protège leur vie (Hobbes) ou leurs biens (Locke). En effet, si les hommes abandonnent leur droit de nature (et donc leur liberté naturelle) chez Rousseau, c'est uniquement à condition que le contrat social garantisse la protection et la conservation de leur liberté (dite conventionnelle ou sociale).

Après avoir fait le constat que l'homme était né libre et qu'il se trouvait partout dans les fers (I, 1), Rousseau a établi que la force ne pouvait créer aucun droit (critique de la notion de droit du plus fort en I, 3), puis il a montré que la liberté ne pouvait pas être aliénée, c'est-à-dire échangée contre autre chose qu'elle-même (I, 4). Dans le chapitre 6 (intitulé "Du pacte social") de ce livre I, il va expliquer comment la forme d'association qu'il préconise permet de sauvegarder à l'état social la liberté dont l'homme dispose à l'état de nature. Pour cela, il introduit le concept de volonté générale comprise comme volonté unique d'un corps politique et non réductible à la somme des parties au contrat.

Le passage de l'état de nature à l'état social est une fiction imaginée par Rousseau : à un moment donné, les obstacles deviennent si importants pour assurer la vie en collectivité qu'il est nécessaire de changer "sa manière d'être" pour survivre. Les hommes doivent s'unir et mettre en commun leurs forces. Cette union va prendre la forme d'un pacte social où chacun va apporter sa force et sa liberté au profit de l'ensemble. Mais cela pose un problème fondamental à Rousseau : contrairement à Hobbes qui propose un pacte où l'homme échange sa liberté contre sa sécurité au profit d'une autorité absolue, il souhaite préserver la liberté qui existe à l'état de nature.

Pour Rousseau, la force et la liberté sont les instruments premiers de la conservation de chaque homme. Or, il est évident qu'établir un pacte social pour unir ces forces rend problématique la résistance à cette nouvelle "force commune" de l'association qui a pour elle le nombre. La liberté se trouve également compromise puisqu'un individu n'est plus indépendant comme il l'était à l'état de nature et doit se plier aux exigences du groupe. Comment faire pour trouver une forme d'association qui puisse permettre de préserver cette liberté tout en réalisant une union des forces ?

Rousseau trouve la réponse dans l'analyse de la "nature même" du pacte social. Les clauses de ce pacte sont, certes tacites, mais "elles sont partout les mêmes" et partout "admises et reconnues". En effet, lorsque ces clauses ne sont pas respectées, les individus qui avaient contracté retrouvent leurs premiers droits. Le pacte social n'aliène donc pas de manière permanente la force et la liberté. Il permet simplement de passer d'une liberté naturelle pensée comme indépendance à une liberté conventionnelle (celle de l'état social) qui est fondamentalement une obéissance à des lois que l'on s'est soi-même prescrit.

Pour Rousseau, toutes ces clauses se réduisent finalement à une seule : "l'aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté". Dans le pacte social rousseauiste, chaque associé se donne entièrement, avec tous ses droits, à la communauté. Pour lui, ce don total de soi-même a trois avantages :
  • l'égalité : personne n'a intérêt à avoir plus que d'autres au sein de cette association ;
  • la perfection de l'union : les individus n'ont plus besoin de réclamer des droits particuliers pour eux-mêmes ;
  • l'équivalence : "chacun se donnant à tous ne se donne à personne", on ne cède à chacun rien d'autre que ce qu'on a reçu de lui, il y a donc une absolue réciprocité. 

L'essence du pacte social se résume donc par l'énoncé suivant : "chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout". A travers le pacte, il s'opère un transfert : la somme des individus qui composent un peuple décide de s'associer pour devenir le membre d'un corps. Autrement dit, les individus ne concluent pas le pacte entre eux directement pour instaurer une autorité qui les transcende (comme c'est le cas chez Hobbes), mais ils contractent chacun individuellement avec une nouvelle entité pensée comme un tout. Ils se mettent ainsi sous la direction de la volonté générale qui n'est pas l'addition des volontés de chacun, mais une volonté commune. On voit ainsi qu'en obéissant aux lois qu'ils se donnent, ils conservent leur liberté, certes conventionnelle, puisqu'ils sont soumis à eux-mêmes et non à un tiers, mais qui se rapproche de leur liberté naturelle au sens où ils disposaient d'une certaine autonomie.

Rousseau achève son chapitre par une série de définitions qui permettent de mieux comprendre comment il conçoit cette opération de transfert. L'association qui est créée dispose d'une personnalité morale, c'est-à-dire qu'elle peut agir au nom d'un groupe comme si elle était une personne unique. C'est en cela qu'elle peut avoir une volonté générale, qui est l'expression de la volonté de l'ensemble et non de tel ou tel individu. Cette personne va recevoir plusieurs noms :
  • la République : c'est son nom lorsque l'on désigne le corps politique ;
  • l'Etat : c'est le corps politique lorsqu'il est passif ; les membres du corps en tant que soumis aux lois de l'Etat sont appelés des sujets, 
  • le Souverain : c'est le corps politique lorsqu'il est actif ; les membres du corps en tant que participant à l'autorité souveraine sont appelés des citoyens  ;
  • la Puissance : c'est le corps politique lorsqu'il est comparé à d'autres corps politiques.

A travers ce lexique, on perçoit comment Rousseau parvient à résoudre le problème de la conservation de la liberté à l'état social. D'un côté, les membres du corps politique sont la source des décisions qu'ils souhaitent se voir imposer. En tant que législateur, c'est le peuple qui est souverain, et non un monarque. De l'autre, ces membres se trouvent aussi soumis à l'autorité publique en tant que sujet de l'Etat dont ils doivent respecter les lois. Mais la grande différence, notamment avec Hobbes, c'est que l'Etat n'est pas incarné par un tiers (une personne physique ou une assemblée), il n'est rien d'autre que le corps politique que forment les citoyens lorsqu'ils obéissent aux lois qu'ils ont eux mêmes choisi d'édicter et donc de respecter. La liberté est ici sauvegardée.

4/ Une existence conforme à la raison

Dans La raison dans l'Histoire (1837), Hegel (1770-1831) analyse la logique à l'oeuvre dans la succession des faits historiques. Pour Hegel, l'histoire se déploie de manière rationnelle et se caractérise par un progrès de nature spirituelle. Dans le chapitre II portant sur la réalisation de l'esprit dans l'histoire, il explique que l'esprit s'oppose à la notion de matière et se rattache à la fois à la raison et la liberté. Il explique également que cette raison et cette liberté se réalisent dans l'histoire par divers moyens, notamment celui de la ruse de la raison (le fait que la raison laisse les passions agir à sa place dans l'histoire pour son profit) et celui du rôle des grands hommes (ils réalisent ce progrès de la raison dans l'histoire). L'Etat est la matière qui sert à réaliser cette fin de la raison. 

Hegel affirme que "dans l'Etat, la liberté devient objective et se réalise positivement". Il distingue deux conceptions de la liberté :
  • une conception négative : la liberté comme ce qui permet de faire ce que l'on veut du moment que l'on ne gêne pas autrui. Elle correspond à l'idée que la société serait une juxtaposition d'individus, placés les uns à côté des autres, avec comme seul lien, une "limitation commune" de leur liberté ;
  • une conception positive : celle que réalise l'Etat, elle est radicalement différente de la liberté négative et correspond à celle que l'on trouve dans "le droit" et dans "l'ordre éthique". 

La conception négative de la liberté se rattache à la volonté subjective. Cette volonté désigne le premier moment de la vie de l'esprit. Un individu se rapporte à ses besoins et désirs de sujet. Il est alors animé par des passions bornées qui renvoient à ses intérêts propres. Mais il peut aussi être animé par une grande passion historique, c'est la figure du grand homme. Dans ce cas, il s'ouvre à l'universel. L'Etat va ainsi devenir la figure concrète de l'union entre la volonté subjective et l'universel : c'est l'institution qui permet à l'individu de dépasser cette volonté subjective.

Le projet philosophique de Hegel consiste à retracer l'odyssée de l'esprit. D'un point de vue global, il conçoit cet esprit comme l'union substantielle de l'être et de la pensée. Mais cet esprit n'est pas figé, il n'est pas un concept au sens statique du terme, défini une fois pour toute : au contraire, il se déploie dans le temps, dans l'histoire. Hegel appelle ce processus de réalisation : la dialectique. Chaque moment nie le précédent tout en le conservant (en allemand, Hegel emploie le terme Aufhebung qui peut être traduit par "dépassement"). Ainsi, l'esprit se déploie en trois moments : esprit subjectif, esprit objectif et esprit absolu, ce dernier moment étant exprimé par l'art, la religion, puis la philosophie.

Le droit va être l'une des expressions de l'esprit objectif, tout comme l'histoire et la société. Quant à la vie éthique (Sittlichkeit), elle désigne la moralité objective, c'est-à-dire la morale telle qu'elle est effectivement vécue dans la société. Elle s'oppose à la moralité subjective, vécue sur le plan individuel (Moralität). En effet, "c'est seulement dans l'Etat que l'homme a une existence conforme à la raison" : lorsqu'il demeure à l'état subjectif, l'homme suit ses intérêts propres, ceux que lui dictent ses passions. Dans la Moralität, il va juger du bien selon sa subjectivité. Mais avec l'Etat, il va parvenir à s'objectiver. Ce travail d'objectivation est réalisé par l'éducation qui a pour principal but de faire en sorte que "l'individu cesse d'être quelque chose de purement subjectif" et s'ouvre à l'universel.

Pour Hegel, l'être de l'homme se confond avec l'Etat : "tout ce que l'homme est, il le doit à l'Etat". Cela signifie qu'il n'y a pas d'être de l'homme hors de l'Etat car l'Etat est le moyen pour l'homme de se réaliser au sens où celui-ci lui permet de devenir esprit objectif. Dans l'Etat, l'homme participe aux moeurs, aux lois et à la vie éthique, et par là-même, il prend conscience de ce qu'il est. Il n'est pas qu'un être voué à des passions bornées, il a un accès à l'universel. Les lois de l'Etat sont l'expression de cet universel : elles disent ce qu'il doit en être pour tous. Elles sont le fruit d'un processus de déploiement de la vérité, d'une union de la volonté subjective, particulière de l'individu et de la volonté objective, générale, incarnée par l'unité de l'Etat.

Hegel définit l'homme par sa raison. Il est homme parce qu'il est rationnel. C'est ce qui le distingue des autres animaux. Par conséquent, l'essence de l'homme, c'est-à-dire ce qu'il est au plus profondément de lui, est celle d'un être qui se réalise par et pour l'Etat. L'Etat apparaît aux yeux de Hegel comme l'achèvement de la rationalisation du vivre-ensemble. L'Etat permet d'unifier les différentes classes sociales qui divisent la société civile en une seule volonté. A travers lui, la volonté devient effective, réalisée conformément à la raison.

5/ Un pouvoir immense et tutélaire

Dans De la démocratie en Amérique (1835-1840), tome II, partie IV, chapitre VI (2.4.6), Alexis de Tocqueville (1805-1859) détermine l'espèce de despotisme que les nations démocratiques ont à craindre. En favorisant l'amour de l'indépendance, l'égalité donne aux hommes naturellement le goût des institutions libres et génère une sorte de rejet de l'autorité gouvernementale. Pourtant, ce goût de l'indépendance peut dégénérer vers la servitude, notamment parce que les idées des peuples démocratiques en matière de gouvernement sont naturellement favorables à la concentration des pouvoirs (il n'y a plus de corps intermédiaires, une dissémination des pouvoirs comme c'était le cas dans l'aristocratie). Ainsi, le pouvoir souverain tend à s'accroître et risque de conduire à un despotisme doux.

La démocratie désigne un régime politique dans lequel la souveraineté appartient au peuple. Elle est, a priori, un régime très éloigné des dérives autoritaires que l'on peut retrouver parfois dans d'autres types d'organisation politique où le pouvoir est concentré dans les mains d'une petite minorité (aristocratie ou oligarchie) ou d'un seul (monarchie). Que Tocqueville parle à propos de la démocratie de "despotisme" peut donc surprendre. Le despotisme renvoie plutôt à un pouvoir absolu, arbitraire et oppressif du peuple, c'est-à-dire au contraire même de la démocratie. Mais il recourt à une fiction.

Tocqueville imagine ce que pourrait être une forme dévoyée de démocratie où les individus "semblables et égaux" (c'est la différence principale avec les sociétés d'Ancien régime) qui composent cette société finissent par se retirer "à l'écart", avec leurs semblables (la famille, les amis), recroquevillés dans leur sphère privée, afin de "se procurer de petits et vulgaires plaisirs". Ils délaissent alors la sphère publique, la vie politique, la réflexion et la discussion concernant les fins de la cité. En se désintéressant de la chose publique pour se recentrer sur eux-mêmes, ils deviennent comme étrangers les uns aux autres. Dans une telle situation, le corps social se délite et il n'existe "plus de patrie". C'est le triomphe d'une forme d'individualisme où vient primer la vie de la communauté ou de la famille sur l'ensemble politique. 

La conséquence de ce désintérêt va être le renforcement du gouvernement, c'est-à-dire une extension du pouvoir étatique : "au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort". Les gouvernants vont ainsi profiter du retrait des citoyens sur leur sphère privée pour étendre l'emprise de leur pouvoir. Ce processus constitue une forme inédite de despotisme. Celui-ci ne se caractérise pas par la violence car il est "prévoyant" et "doux". Mais il n'en est pas moins redoutable puisqu'il est aussi "absolu, détaillé, régulier". Tocqueville le compare au pouvoir du père sur ses enfants, mais à la différence près que ce pouvoir ne vise pas leur émancipation, de leur apprendre à se débrouiller seul, de façon autonome, à vivre libre, mais à les maintenir en servitude en les infantilisant.

Ce despotisme prévoyant et doux n'est donc qu'en apparence bienveillant. Certes, il fait en sorte que les citoyens se réjouissent, qu'ils atteignent le bonheur, mais à condition seulement qu'il en reste "l'unique agent et le seul arbitre". Il s'étend toujours plus loin et de façon toujours plus précise sur la vie des citoyens afin de prendre en charge et régler les moindres détails de leur existence. Tocqueville ironise même en soulignant que s'il le pouvait, il irait jusqu'à "leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre". La conséquence est que les citoyens perdent progressivement l'usage de leur libre-arbitre. Tocqueville rend responsable l'égalité : c'est elle qui prépare les individus à accepter cette emprise toujours plus forte de l'Etat sur la société civile. Parce qu'ils gagnent en indépendance, paradoxalement, les hommes ne se soucient plus de la chose publique, pourtant condition essentielle de leur liberté.

Tocqueville observe aussi une autre conséquence : celle de l'inflation normative, c'est-à-dire l'accroissement des normes. Les lois, les décrets, les arrêtés, viennent compliquer et même rendre impossible l'initiative privée. Les esprits les plus originaux se trouvent empêtrés dans un carcan de règles qui limitent leur créativité. Ce n'est donc pas un despotisme qui recourt à la force, mais un despotisme incapacitant : il "s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse", "il ne détruit point, il empêche de naître". Il demeure un despotisme dans la mesure où, progressivement, il abêtit les hommes. Tocqueville utilise la métaphore du pastorat politique : ce despotisme doux "réduit [...] chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger". Il s'agit là du coeur de la critique libérale, hostile au développement de l'Etat, qui, à mesure qu'il étend son emprise sur la société sous prétexte de la réguler, finit par étouffer toute liberté.

6/ Le monopole de la violence physique légitime


Dans "La vocation de potitique", l'une des deux conférences prononcées par Max Weber (1864-1920) en 1919 et publiée dans Le Savant et le Politique, il est question de l'action politique, de son fonctionnement et de sa légitimation. Le sens de l'adjectif "politique" s'entend pour Max Weber à partir de la notion de groupement humain. L'Etat correspond à la direction ou à l'influence que l'on exerce sur cette direction du groupement humain. Il en donne une célèbre définition : l'Etat est une "communauté humaine" qui "dans les limites d'un territoire déterminé [...] revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime". 

Max Weber adopte un point de vue de sociologue : c'est-à-dire qu'il analyse l'Etat par rapport à ses enjeux sociaux. Il ne l'appréhende pas par une déduction logique à partir de son contenu comme le font, par exemple, les libéraux qui réduisent l'Etat à ses fonctions régaliennes (armée, police, justice), mais à partir des moyens auxquels il recourt pour exister. 

Weber fait le constat historique suivant : 
  • un Etat peut s'occuper de n'importe quelle tâche ;
  • aucune tâche ne revient exclusivement à l'Etat. 
Il faut donc s'intéresser à "son moyen spécifique" qui est, selon lui, "la violence physique". 

Weber part de l'affirmation de Trotski : l'Etat est fondé sur la force. Il n'existe pas de structures sociales sans violence. En ce sens, l'Etat s'oppose à l'anarchie. L'anarchie, en tant que doctrine politique, rejette l'autorité de l'Etat comme principe d'organisation de la société : or, la violence comme fait sociologique invalide cette idée. 

Mais la violence n'est pas non plus le tout de l'Etat. On retrouve ce lien dans tous les groupements politiques, par exemple au sein de la famille. Weber cherche simplement à montrer la spécificité de la relation intime qu'il existe entre Etat et violence. Quelle est alors cette spécificité du recours à la violence dans les Etats modernes ? 

Dans ces Etats, le recours à la violence passe nécessairement et exclusivement par l'Etat. Autrement dit, c'est l'Etat qui tolère ou non la violence, il est "l'unique source du ''droit" à la violence". Les guillemets sont importants car il n'existe justement plus de "droit" à la violence dans les Etats modernes. La violence résiduelle ne fait l'objet que d'une tolérance de l'Etat. 

La définition de l'Etat donnée par Max Weber peut être décomposée en quatre parties : 
  • une "communauté humaine" : il faut analyser l'Etat non pas dans sa dimension abstraite, en tant que concept, mais considérer les intérêts que les hommes qui le dirigent ou l'influencent partagent ;
  • dans "les limites d'un territoire déterminé" : la notion de territoire est inséparable de la notion d'Etat, cela implique aussi qu'il existe plusieurs territoires et donc plusieurs Etats qui peuvent entrer en conflit - la guerre fait partie des recours légitimes à la violence dont peut user un Etat ;
  • qui "revendique avec succès" : il existe une condition d'efficacité posée par Max Weber, il faut que la revendication de ce monopole de la violence légitime soit obtenue.  Si d'autres acteurs ont la possibilité de recourir à la violence légitime, il n'est plus un Etat, par exemple lors d'une guerre civile, plusieurs groupes revendiquent l'usage légitime de la violence ;
  • le "monopole de la violence physique légitime" : un monopole constitue une exclusivité, mais il ne s'agit pas pour l'Etat de s'accaparer toute violence. Il s'agit tout d'abord de la violence "physique" : l'usage de la contrainte sous sa forme maximale, qui est celle qui s'exerce directement sur les corps. Il s'agit ensuite de la violence "légitime". Un peu plus loin dans sa conférence, Weber distingue trois formes de légitimité : traditionnelle, charismatique et légale-rationnelle. La reconnaissance de la légitimité du recours à la violence implique la reconnaissance d'une domination. La forme de domination qui prévaut dans les Etat modernes est la domination légale rationnelle, autrement dit, pour que le recours à la violence soit légitime, il doit être conforme au droit (légal) et juste (rationnel, c'est-à-dire proportionné).
Historiquement, les individus et les groupements politiques disposaient d'un recours à la violence que l'Etat a progressivement concentré (on peut citer par exemple l'interdiction des duels qui permettaient à de jeunes nobles se sentant offensés de se faire justice). La caractéristique principale des Etats modernes est que le "rapport de domination" des hommes sur d'autres hommes s'instaure au moyen de la reconnaissance du recours à la violence légitime, c'est-à-dire de son exercice légitime par le groupement politique qui dirige l'Etat. Dans ce type d'Etat, les autres structures institutionnelles telles que la famille, l'entreprise ou l'Eglise n'exercent plus qu'une violence symbolique. 

Mais, le point est important, l'Etat moderne ne peut exister "qu'à la condition que les hommes dominés se soumettent à l'autorité revendiquée chaque fois par les dominateurs". Autrement dit, dans ce type d'Etat, la légitimité de la domination est fondamentale : c'est cette légitimité qui permet à l'Etat de revendiquer avec succès le monopole du recours à la violence, donc aux dominés de se soumettre à l'autorité. Le recours à la violence ne peut donc pas s'exercer à l'aveugle, hors cadre, de manière arbitraire. Il risque sinon de remettre en cause sa propre existence. C'est en ce sens que Weber complète la définition de Trotski : l'exercice de l'Etat est, certes, fondé sur la force, mais le recours à cette force trouve sa limite dans la violence légitime : l'Etat ne peut user de sa force, de sa puissance d'agir, que dans la limite de la violence légitime, c'est-à-dire dans la limite de la tolérance des dominés vis-à-vis de l'exercice de la contrainte brutale exercée sur les membres du groupement humain.

Conclusion

Hobbes part d'une analyse de l'état de nature où les individus sont placés dans une situation d'insécurité permanente dans la mesure où le droit naturel de chacun consiste à pouvoir faire tout ce qu'il est en son pouvoir pour se préserver. Il faut donc instaurer, au moyen d'un contrat, un Léviathan, c'est-à-dire un Etat, qui concentrant la force de tous, soit en mesure d'inspirer la peur à chacun.

Spinoza suit une analyse similaire de l'état de la nature, à la différence près qu'il ne considère pas qu'il revienne à l'Etat de décider ce qu'il faut penser ou dire, au contraire, puisque selon lui, un Etat qui viendrait limiter cette liberté ne ferait qu'augmenter les troubles et les séditions dans la société qu'il prétend régir. L'Etat doit donc se donner pour fin la liberté.

Rousseau cherche à définir les modalités d'un contrat social dans lequel les hommes mettraient leur force et leur liberté en commun, sans que celles-ci se trouvent détruites une fois le pacte établit. La solution consiste à faire en sorte que les décisions prises soient le fruit de la volonté générale, qui ne n'est pas la simple addition des voix de tous, mais la volonté unique émanant d'un corps social.

Pour Hegel, l'Etat constitue la matière même de la manifestation de l'esprit dans l'histoire. A travers l'Etat, l'homme parvient à dépasser sa propre subjectivité et à s'objectiver. En ce sens, l'Etat constitue le signe de l'ouverture de l'homme à l'universel et manifeste un progrès de la raison et de la liberté. Le droit et la vie éthique sont l'expression de l'esprit objectif dans la sphère juridique et morale.

Tocqueville adopte un point de vue moins optimiste à l'égard du développement de l'Etat. Il analyse en effet la possibilité de dérives liberticides dans le retrait des individus sur leur sphère privée à mesure que progresse l'égalité. Les gouvernants accroissent leur pouvoir et mettent en place des règles de plus en plus précises et détaillées qui limitent la créativité. C'est le despotisme doux.

Enfin, Max Weber définit l'Etat comme la communauté humaine qui détient le monopole de la violence physique légitime. Dans les Etats modernes, seul l'Etat a le droit de recourir à la violence physique. Mais cette violence doit toujours être perçue comme légitime, c'est-à-dire définie juridiquement par la loi et proportionnée. 

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