mercredi 14 septembre 2016

"Les choses qui dépendent de nous sont libres par leur nature"

Commentaire

Le Manuel (v. 130) est un recueil de pensées composé par Arrien de Nicomédie, à partir de l'enseignement de son maître Epictète (50-130 ap. J.-C.). Epictète se rattache au stoïcisme tardif, c'est-à-dire celui de l'époque impériale romaine, incarné, entre autres, par Sénèque et Marc-Aurèle. La philosophie stoïcienne naît avec Zénon de Cittium (335-264 av. J.-C.). Elle prend son nom de l'endroit où Zénon réalisait son enseignement, sous un portique, et qui se dit en grec stoa. Ce courant de pensée associe une croyance dans l'existence d'une providence (tout ce qui arrive ne peut qu'être bon car inscrit dans la perfection de la nature) avec une liberté pensée d'abord et avant tout comme capacité d'agir sur soi.

Le texte ci-dessous se trouve au tout début du Manuel. Dans ces 6 premiers des 53 paragraphes qu'il compte en tout, Epictète établit la première et fondamentale règle de sa morale qui consiste à séparer ce qui dépend de nous de ce qui n'en dépend pas. Epictète est un ancien esclave (épiktétos signifie "esclave, serviteur") que son maître se plaisait à faire souffrir inutilement. C'est peut être la raison pour laquelle il développe ici une philosophie prônant le détachement et la mise à distance des représentations que l'on peut avoir des choses. Il considère que la philosophie peut servir de guide pour mener une vie heureuse et permettre, le cas échéant, la consolation.
La morale stoïcienne repose sur une distinction fondamentale qui consiste à séparer ce qui dépend de nous et ce qui n'en dépend pas. Ce qui dépend de nous renvoie aux choses sur lesquelles nous pouvons agir : les opinions, les mouvements, les désirs, les inclinations et les aversions (exemples donnés par Epictète). Ainsi, la possibilité d'action du sujet, autrement dit, sa liberté, constitue le critère déterminant de sa morale. Au contraire, ce qui n'en dépend pas concerne tout ce sur quoi le sujet n'a pas prise : le corps en tant que celui-ci peut être sujet à des maladies ou bien à la contrainte physique, les biens que constituent principalement les richesses, la réputation et les dignités, c'est-à-dire la gloire que l'on peut retirer de la promotion à tel ou tel poste ou du jugement des autres sur nos actions.

Cette répartition étant faite, Epictète estime que "les choses qui dépendent de nous sont libres par leur nature", c'est-à-dire qu'elles sont libres en elles-mêmes : pour reprendre ses exemples, les jugements que l'on émet (les opinions) ou bien ce que l'on aime ou déteste (les inclinations ou les aversions), parce qu'elles ne dépendent que de nous, sont entièrement libres. Cette liberté correspond à une indépendance par rapport à ce qui est extérieur. La caractérisation des choses qui ne dépendent pas de nous comme "faibles, esclaves, dépendantes, sujettes à mille obstacles et à mille inconvénients, [...] étrangères" permet d'illustrer en négatif cette liberté intérieure qui est à concevoir comme une force, une maîtrise, une indépendance qui sont propres à soi-même.

Le Manuel se présente comme un mémento : le lecteur est invité à se rappeler les maximes du stoïcisme. L'apprenti stoïcien pourrait avoir l'impression que ses opinions, ses désirs, ce qu'il aime ou déteste, lui échappent et qu'ils influencent son jugement. Mais la morale stoïcienne est inséparable d'une certaine ascèse, à comprendre au sens étymologique d'exercice ou de pratique (sens du mot grec askêsis qui a donné le terme ascèse). Autrement dit, il faut s'entraîner à se libérer de ce qui nous empêche d'agir (la tristesse, l'indécision, etc.) en se rappelant du principe fondamental qui consiste à se concentrer seulement sur ce qui dépend de nous. Or, pour les stoïciens, il est possible d'agir sur ses jugements et sur ses représentations en réalisant un travail sur soi. La seule limite est qu'il ne faut pas chercher à changer ce sur quoi nous n'avons pas prise. Il faut apprendre à accepter les choses comme elles arrivent, d'où un certain fatalisme (les choses arrivent comme elles arrivent, il n'y a rien à faire pour s'y opposer).

L'objectif visé est l'absence de troubles : l'ataraxie. Considérer que l'on peut agir sur des choses qui ne dépendent pas de nous revient à se troubler. C'est le cas notamment si l'on cherche à obtenir la richesse, la santé, un bon jugement d'autrui sur soi-même ou encore la gloire. Il faut au contraire se concentrer sur les biens qui peuvent seuls faire la liberté et le bonheur. En se contentant des choses sur lesquelles nous avons une emprise, il est possible de se rendre à la fois libre et heureux, entendu que la liberté et le bonheur vont de paire, mais cela nécessite un effort, une modération de ce qu'on pense a priori être capable de réaliser. La paix de l'âme passe ainsi par un renoncement aux "choses extérieures" à soi.

L'exercice fondamental que le stoïcien doit effectuer consiste à travailler sur sa représentation des choses. Toute imagination pénible doit faire l'objet d'une prise de conscience de son essence : elle n'est jamais qu'une image des choses, point la réalité. Il est donc possible d'en annuler les effets. En l'analysant au moyen de la première règle stoïcienne consistant à déterminer si elle dépend ou non de nous, on peut soit la modifier si elle est en notre pouvoir (changer notre jugement sur cette chose), soit la désamorcer (par exemple, en ne se lamentant pas d'être malade, puisque cela ne dépend pas de nous de ne plus l'être). Le stoïcien travaille donc sur ses pensées : le malheur vient d'une mauvaise représentation des choses, d'une croyance que l'on peut agir sur elles alors que ce n'est pas le cas. Il est inséparable d'une conscience de sa liberté, qui ne peut être qu'intérieure, définie par rapport à ce sur quoi l'on peut agir. Pour le reste, comme le souligne Epictète, "cela ne [nous] regarde pas".

Texte

"I. De toutes les choses du monde, les unes dépendent de nous, les autres n'en dépendent pas. Celles qui en dépendent sont nos opinions, nos mouvements, nos désirs, nos inclinations, nos aversions ; en un mot, toutes nos actions.

II. Celles qui ne dépendent point de nous sont le corps, les biens, la réputation, les dignités ; en un mot, toutes les choses qui ne sont pas du nombre de nos actions.

III. Les choses qui dépendent de nous sont libres par leur nature, rien ne peut ni les arrêter, ni leur faire obstacle ; celles qui n'en dépendent pas sont faibles, esclaves, dépendantes, sujettes à mille obstacles et à mille inconvénients, et entièrement étrangères.

IV. Souviens-toi donc que, si tu crois libres les choses qui de leur nature sont esclaves, et propres à toi celles qui dépendent d'autrui, tu rencontreras à chaque pas des obstacles, tu seras affligé, troublé, et tu te plaindras des dieux et des hommes. Au lieu que si tu crois tien ce qui t'appartient en propre, et étranger ce qui est à autrui, jamais personne ne te forcera à faire ce que tu ne veux point, ni ne t'empêchera de faire ce que tu veux ; tu ne te plaindras de personne ; tu n'accuseras personne ; tu ne feras rien, pas même la plus petite chose, malgré toi ; personne ne te fera aucun mal, et tu n'auras point d'ennemi, car il ne t'arrivera rien de nuisible.

V. Aspirant donc à de si grands biens, souviens-toi que tu ne dois pas travailler médiocrement pour les acquérir, et que, en ce qui concerne les choses extérieures, tu dois entièrement renoncer aux unes, et remettre les autres à un autre temps. Car si tu cherches à les accorder ensemble, et que tu poursuives et ces véritables biens et les richesses et les dignités, peut-être n'obtiendras-tu même pas ces dernières, pour avoir désiré les autres ; mais certainement tu manqueras d'acquérir les biens qui peuvent seuls faire ta liberté et ton bonheur.

VI. Ainsi, devant toute imagination pénible, sois prêt à dire : "Tu n'es qu'une imagination, et nullement ce que tu parais". Ensuite, examine-la bien, approfondis-la, et, pour la sonder, sers-toi des règles que tu as apprises, surtout de la première, qui est de savoir si la chose qui te fait de la peine est du nombre de celles qui dépendent de nous, ou de celles qui n'en dépendent pas ; et, si elle est du nombre de celles qui ne sont pas en notre pouvoir, dis-toi sans balancer : "Cela ne me regarde pas"."

- Epictète, Le Manuel, trad. A. Dacier.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire