jeudi 15 septembre 2016

"Le plus bas degré de la liberté"

Commentaire

La Lettre au P. Mesland datée du 9 février 1645 fait suite aux questions que pose la publication des Méditations métaphysiques concernant le point de la liberté et, plus précisément, l'affirmation cartésienne que l'indifférence en constitue le degré le plus bas. Dans la IVe Méditation, Descartes écrit en effet que "cette indifférence que je sens, lorsque je ne suis point emporté vers un côté plutôt que vers un autre par le poids d'aucune raison, est le plus bas degré de la liberté, et fait plutôt apparaître un défaut dans la connaissance, qu'une perfection dans la volonté". Il existe ainsi des degrés de liberté, cette dernière étant d'autant plus grande qu'elle conduit à choisir "ce qui est vrai et ce qui est bon" (Pléiade, p. 305).

Le texte ci-dessous reproduit intégralement cette lettre. Il importe de noter que Descartes ne nie pas l'existence de la liberté, elle lui apparaît comme un fait. En revanche, la définition de la liberté apparaît plus problématique. S'il la pose en terme d'indifférence, c'est qu'il s'inscrit dans la continuité d'un débat théologique inauguré par Augustin (354-430 ap. J.-C.) concernant l'existence du libre-arbitre. Pour certains théologiens comme Luis de Molina (1535-1600), être libre, c'est être indifférent. L'originalité de Descartes réside dans l'optique qu'il prend pour analyser la liberté : il ne se place pas sur un plan théologique comme c'était le cas à son époque (l'idée étant de concilier l'idée de liberté avec la prescience divine), mais il l'envisage par rapport à l'action pratique (comment se détermine la volonté).

Descartes distingue deux sens du terme indifférence. Il la définit d'abord comme "l'état dans lequel est la volonté lorsqu'elle n'est pas poussée d'un côté plutôt que de l'autre par la perception du vrai ou du bien". C'est la raison pour laquelle il en fait "le plus bas degré de la liberté". Par conséquent, la liberté commence avec une volonté qui ne sait pas quoi choisir. Mais cette irrésolution n'est que le début de la liberté. Elle ressemble davantage à l'absence de contrainte qu'à une liberté affirmative et positive, d'où l'émergence d'un deuxième sens possible du terme indifférence : "une faculté positive de se déterminer pour l'un ou l'autre de deux contraires". En résumé, il distingue :
  • une indifférence négative : c'est l'indifférence ignorance, nous demeurons irrésolus, incapable de choisir ;
  • une indifférence positive : c'est l'indifférence qui fait que nous parvenons à nous déterminer pour l'un ou l'autre de manière arbitraire.

Descartes ne conteste pas qu'il se trouve dans la volonté une indifférence positive. Mieux, il estime que la liberté se trouve non seulement dans le premier sens du mot indifférence (entendue comme ignorance), mais également dans son sens positif poussé à l'extrême qui consisterait à faire le mal alors que nous voyons le bien ou à rester dans l'erreur plutôt que d'admettre la vérité. Il s'agit simplement, dans ce dernier cas, d'affirmer son libre-arbitre. Ainsi les actions de la volonté peuvent être dites libres lorsque :
  • nous nous déterminons à prendre la meilleure solution, celle où nous voyons le plus de bien ;
  • nous nous déterminons à prendre un parti contraire simplement pour affirmer son libre-arbitre.

Cette liberté d'indifférence positive doit être rattachée à la conception de la volonté chez Descartes. L'erreur vient en effet d'un écart entre la volonté sans bornes de l'homme et de son entendement fini. En prenant un cas limite, celui où l'on ferait le mal tout en voyant le bien simplement pour éprouver son libre-arbitre, Descartes montre quelle est la puissance de la volonté. Si d'un point de vue moral, nous ne pouvons pas nous opposer à une raison évidente qui nous porterait d'un côté plutôt que d'un autre, d'un point de vue absolu ("absolument parlant"), cela est toujours possible. Il reste que cela traduit une moindre perfection de la liberté, puisque la raison à laquelle l'on cède n'est point la connaissance, mais bien à une indifférence positive (ou que l'on pourrait qualifier d'affirmative au sens où elle sert seulement à affirmer son libre-arbitre). 

Descartes va ensuite distinguer deux moments dans l'accomplissement d'un acte libre :
  • avant l'accomplissement : on se situe au plan théorique, l'indifférence doit être comprise dans son second sens, c'est-à-dire en tant que liberté positive de poursuivre ou de fuir, d'affirmer ou de nier ;
  • pendant l'accomplissement : on se situe au plan pratique, il n'entre aucune espèce d'indifférence, que ce soit dans le premier ou le second sens parce que ce qui est fait est fait.

Avant l'accomplissement de l'acte, Descartes estime que l'on ne peut pas comparer la plus grande liberté que l'on a de faire ce qui ne nous est pas interdit avec la plus grande liberté qui consisterait à opposer nos jugements les uns aux autres sans savoir quelle position déterminer par rapport à une situation où l'on agirait sans réfléchir. En effet, "une plus grande liberté consiste" :
  • soit "dans une plus grande facilité de se déterminer" au moyen de la connaissance ; 
  • soit "dans un plus grand usage de cette puissance que nous avons de suivre le pire, tout en voyant le meilleur"

Ainsi, quand il dit que la liberté d'indifférence est le plus bas degré de la liberté, il faut comprendre l'irrésolution comme un degré infime de liberté, plus proche finalement de l'action irréfléchie que de l'action librement accomplie (dans la IVe Méditation, l'indifférence ignorance fait apparaître "un défaut de connaissance [davantage] qu'une perfection dans la volonté"). Or, quel que soit le motif de l'action libre, nous agissons "toujours [...] plus librement dans les choses où nous voyons plus de bien que de mal, que dans les choses [...] indifférentes". Mais, lorsque nous recevons un ordre que nous n'aurions pas accompli seul, nous sommes moins libres que si nous avions agi sans cet ordre. En effet, deux jugements s'opposent alors dans la conscience : celui de la peine liée à son effectuation et celui du bénéfice que l'on a à faire ce qu'on nous demande. En venant se contrebalancer, ces deux jugements mettent "en nous" de l'indifférence comprise au premier sens du terme, c'est-à-dire de l'indifférence ignorance, celle qui conduit à demeurer irrésolu.

Pendant l'accomplissement de l'acte, Descartes défend l'idée qu'il n'entre aucune espèce d'indifférence, que celle-ci soit négative ou positive. Puisque nous agissons, nous ne demeurons plus irrésolus, ce qui signifie que même si nous agissions en choisissant une solution plutôt qu'une autre de manière arbitraire, nous nous trouverions en train d'agir. Une raison l'aura finalement emportée sur une autre. La liberté n'est donc plus à entendre du point de vue du choix théorique, mais de celui de l'action pratique. L'indifférence, qui est "le plus bas degré de la liberté", est en quelque sorte le degré zéro de l'échelle. La mesure commence à partir du moment où l'action s'accomplit. La liberté consiste alors "dans la seule facilité d'exécution". Ainsi,  "je suis porté d'autant plus librement vers quelque chose que je suis poussé par plus de raisons". En effet, la volonté se meut "avec plus de facilité et plus d'élan" si elle se détermine par rapport à des motivations qui l'emportent par leur objectivité sur d'autres. Plus on se rapproche de cette objectivité, et plus l'action est aisée, plus elle est donc libre aux yeux de Descartes. L'indifférence positive constitue une forme possible de liberté, mais à un niveau moindre. L'indifférence négative, quant à elle, reste le plus bas niveau possible.

Texte


"Pour ce qui est du libre arbitre, je suis complètement d'accord avec ce qu'en a écrit le Révérend Père. Et, pour exposer plus complètement mon opinion, je voudrais noter à ce sujet que l'indifférence me semble signifier proprement l'état dans lequel est la volonté lorsqu'elle n'est pas poussée d'un côté plutôt que de l'autre par la perception du vrai ou du bien ; et c'est en ce sens que je l'ai prise lorsque j'ai écrit que le plus bas degré de la liberté est celui où nous nous déterminons aux choses pour lesquelles nous sommes indifférents. Mais peut-être que d'autres entendent par indifférence une faculté positive de se déterminer pour l'un ou l'autre de deux contraires, c'est-à-dire pour poursuivre ou pour fuir, pour affirmer ou pour nier. Cette faculté positive, je n'ai pas nié qu'elle fût dans la volonté. Bien plus, j'estime qu'elle y est, non seulement dans ces actes où telle n'est pas poussée par des raisons évidentes d'un côté plutôt que de l'autre, mais aussi dans tous les autres ; à ce point que, lorsqu'une raison très évidente nous porte d'un côté, bien que, moralement parlant, nous ne puissions guère aller à l'opposé, absolument parlant, néanmoins, nous le pourrions. En effet, il nous est toujours possible de nous retenir de poursuivre un bien clairement connu ou d'admettre une vérité évidente, pourvu que nous pensions que c'est un bien d'affirmer par là notre libre-arbitre. 

De plus, il faut remarquer que la liberté peut être considérée dans les actions de la volonté avant l'accomplissement ou pendant l'accomplissement.


Considérée dans ces actions avant l'accomplissement, elle implique l'indifférence prise au second sens, et non au premier. Et bien que nous puissions dire, quand nous opposons notre propre jugement aux commandements des autres, que nous sommes plus libres de faire les choses pour lesquelles rien ne nous a été prescrit par les autres et dans lesquelles il nous est permis de suivre notre propre jugement que de faire celles qui nous sont interdites, nous ne pouvons pas dire de la même façon, quand nous opposons les uns aux autres nos jugements ou nos connaissances, que nous sommes plus libres de faire les choses qui ne nous semblent ni bonnes ni mauvaises, ou dans lesquelles nous voyons autant de bien que de mal que de faire celles où nous voyons beaucoup plus de bien que de mal. Une plus grande liberté consiste en effet ou bien dans une plus grande facilité de se déterminer, ou bien dans un plus grand usage de cette puissance positive que nous avons de suivre le pire, tout en voyant le meilleur. Si nous prenons le parti où nous voyons le plus de bien, nous nous déterminons plus facilement ; si nous suivons le parti contraire, nous usons davantage de cette puissance positive ; ainsi, nous pouvons toujours agir plus librement dans les choses où nous voyons plus de bien que de mal, que dans les choses appelées par nous indifférentes. En ce sens on peut même dire que les choses qui nous sont commandées par les autres et que sans cela nous ne ferions point de nous-mêmes, nous les faisons moins librement que celles qui ne nous sont pas commandées ; parce que le jugement qu'elles sont difficiles à faire est opposé au jugement qu'il est bon de faire ce qui est commandé, et, ces deux jugements, plus ils nous meuvent également, plus ils mettent en nous d'indifférence prise au premier sens.


Considérée maintenant dans les actions de la volonté pendant qu'elles s'accomplissent, la liberté n'implique aucune indifférence, qu'on la prenne au premier ou au deuxième sens ; parce que ce qui est fait ne peut pas demeurer non fait, étant donné qu'on le fait. Mais elle consiste dans la seule facilité d'exécution, et alors, libre, spontané et volontaire ne sont qu'une même chose. C'est en ce sens que j'ai écrit que je suis porté d'autant plus librement vers quelque chose que je suis poussé par plus de raisons, car il est certain que notre volonté se meut alors avec plus de facilité et plus d'élan."


- René Descartes, Lettre au P. Mesland du 9 Février 1645 (deuxième lettre datée du 9 février 1645 dans cette édition), in Oeuvres et Lettres, Gallimard, coll. "Bibliothèque de la Pléiade", 1953, p. 1177-1178.

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