samedi 24 septembre 2016

"Il faut faire la distinction entre ce qui est certain et ce qui est nécessaire"

Commentaire

Le Discours de Métaphysique (1686) est une oeuvre de Leibniz (1646-1716) qui constitue une première ébauche de son système philosophique. Son point de départ est la perfection de Dieu et de sa création. Dieu a ensuite conçu des êtres individuels concrets qui correspondent à une vue possible sur l'univers. Ces êtres sont ce que Leibniz appelle des substances. Dans son système, elles contiennent tout ce qui leur arrivera. Il les appellera plus tard dans son oeuvre des monades (du grec monas qui signifie "unité"), unités d'être composant l'univers dans lesquelles rien n'entre de l'extérieur. Dieu est la monade des monades. Aussi curieux que cela puisse paraître, les monades n'interagissent pas entre elles. Il n'y a pas d'action directe d'une monade sur une autre. Dieu a établi une harmonie en prévoyant l'enchaînement des différents changements vécus par chaque monade de manière à ce que chacune reste indépendante vis-à-vis des autres et ne fasse que se déployer dans le temps par son concours.

Le texte ci-dessous constitue le § 13 du Discours. Il y est question de la liberté humaine. Dans le système leibnizien, celle-ci est problématique dans la mesure où Dieu ayant par avance déjà tout prévu, il devient difficile d'échapper au fatalisme, conception selon laquelle le cours de l'histoire échappe à la volonté humaine. Or Leibniz défend justement l'idée que l'homme reste malgré tout doté d'un libre-arbitre. Au § 8, Leibniz a expliqué qu'un sujet (Alexandre le Grand) contenait l'ensemble de ses prédicats (ce que l'on peut dire de lui : par exemple, roi), mais a précisé toutefois que Dieu seul pouvait les connaître tous. La solution à ce problème de la liberté va résider essentiellement dans le point de vue adopté sur la connexion des événements entre eux.

Leibniz considère que chaque personne dispose d'une "notion individuelle", c'est-à-dire d'une définition, qui renferme "une fois pour toute ce qui lui arrivera jamais". Cela signifie que chaque personne constitue un tout fini dont tous les faits et gestes sont inscrits dans sa nature. Ces faits et gestes constituent autant de vérités qui font d'elle ce qu'elle est. Leibniz compare cette "notion individuelle" à la nature du cercle : "on y peut voir toutes les propriétés qu'on en peut déduire". L'ensemble des actions des notions individuelles correspond à l'ensemble des propriétés du cercle. On pourrait donc en déduire que la liberté humaine est détruite puisque tout ce qui arrive à une personne est contenu dans sa notion individuelle. Pour autant, Leibniz affirme paradoxalement que ces vérités demeurent "contingentes", c'est-à-dire non nécessaires, donc libres. Comment l'expliquer ? 

Pour sortir du paradoxe, Leibniz propose de "faire la distinction entre ce qui est certain et ce qui est nécessaire". Dieu, en tant que créateur des notions individuelles, sait ce qui va arriver, mais cela ne signifie pas pour autant que ce qui arrive est nécessaire. Les futurs demeurent "contingents". Cependant, d'un point de vue logique, si la nature d'une personne renferme tout ce qui doit lui arriver virtuellement (de la même façon que la nature du cercle renferme toutes ses propriétés), il s'en suit que l'on peut déduire de la notion d'une personne tout ce qui va lui arriver et il est difficile de dire que tous ces événements ne sont pas nécessaires alors que c'est le cas pour les propriétés du cercle. 

En réalité, nous dit Leibniz, la connexion doit être appréhendée de deux façons : 
  • la nécessité : dans le cas du cercle, la connexion entre les propriétés et sa nature, se fait de manière absolue, la connexion est nécessaire dans la mesure où elle est régie par le principe de non contradiction, par exemple le périmètre d'un cercle est égal à 2.pi.r, cette égalité ne supporte pas la contradiction (sinon ce n'est plus un cercle) ;
  • la certitude : dans le cas de la notion individuelle, la connexion entre ce qui lui arrive et sa nature, se fait par hypothèse ou par accident, c'est-à-dire que la personne est libre, ses actions étant fondées sur "le libre-arbitre", elle suit des raisons qui "inclinent sans nécessiter". La certitude relève d'une nécessité hypothétique : on part du principe que la personne peut toujours faire le contraire (le principe de non contradiction ne s'applique donc pas). 


Pour bien se faire comprendre, Leibniz donne l'exemple historique de Jules César. Ce dernier comprend dans sa notion individuelle le fait qu'il renversera la République romaine. Mais il n'agit pas en fonction de cette notion car seul Dieu sait qu'il la commettra. Les "futurs contingents" ne sont réels que dans l'entendement et la volonté de Dieu. Aucun homme ne peut accéder à cette connaissance de l'avenir. C'est librement que Jules César pense accomplir les desseins de Dieu. Comme l'écrit au §30 du Discours Leibniz : "Dieu en concourant à nos actions ordinairement ne fait que suivre les lois qu'il a établies, c'est-à-dire qu'il conserve et produit continuellement notre être, en sorte que les pensées nous arrivent spontanément ou librement dans l'ordre que la notion de notre substance individuelle porte, dans laquelle on pouvait les prévoir de toute éternité". 

S'il est certain que ce qui arrive arrive effectivement, ce n'est pas nécessaire absolument, car par hypothèse, le contraire aurait toujours pu se produire. Dire que c'est nécessaire, cela reviendrait à savoir tout ce que le sujet Jules César contient, notamment aussi le franchissement du Rubicon ou la victoire de Pharsale sur Pompée.  Or seul Dieu a accès à ces vérités avant qu'elles ne se produisent. Dieu a créé le monde de manière à ce qu'il soit le plus parfait possible (si on en restait là, on pourrait se placer du point de vue de la nécessité absolue, celle des démonstrations géométriques), mais il a aussi établi comme décret supplémentaire que "l'homme fera toujours (quoique librement) ce qui paraîtra le meilleur". Or "toute vérité qui est fondée sur ces sortes de décrets est contingente, quoiqu'elle soit certaine" : tout reste possible du point de vue de la créature qui, même si elle est déterminée à inscrire son action dans le plan prévu par Dieu, ne doit pas être conduite au fatalisme (subir passivement les choses comme elles arrivent) car elle se doit d'agir librement en fonction du meilleur afin de réaliser dans le temps ce que Dieu a prévu de toute éternité.

Texte

"13. ‑ Comme la notion individuelle de chaque personne renferme une fois pour toutes ce qui lui arrivera jamais, on y voit les preuves a priori de la vérité de chaque événement, ou pourquoi l’un est arrivé plutôt que l’autre, mais ces vérités, quoique assurées, ne laissent pas d’être contingentes, étant fondées sur le libre arbitre de Dieu ou des créatures, dont le choix a toujours ses raisons qui inclinent sans nécessiter.

Mais avant que de passer plus loin, il faut tâcher de satisfaire à une grande difficulté qui peut naître des fondements que nous avons jetés ci-dessus. Nous avons dit que la notion d’une substance individuelle enferme une fois pour toutes tout ce qui lui peut jamais arriver, et qu’en considérant cette notion on y peut voir tout ce qui se pourra véritablement énoncer d’elle, comme nous pouvons voir dans la nature du cercle toutes les propriétés qu’on en peut déduire. Mais il semble que par là la différence des vérités contingentes et nécessaires sera détruite, que la liberté humaine n’aura plus aucun lieu, et qu’une fatalité absolue régnera sur toutes nos actions aussi bien que sur tout le reste des événements du monde. A quoi je réponds qu’il faut faire distinction entre ce qui est certain et ce qui est nécessaire : tout le monde demeure d’accord que les futurs contingents sont assurés, puisque Dieu les prévoit, mais on n’avoue pas, pour cela, qu’ils soient nécessaires. Mais (dira-t-on) si quelque conclusion se peut déduire infailliblement d’une définition ou notion, elle sera nécessaire. Or est-il que nous soutenons que tout ce qui doit arriver à quelque personne est déjà compris virtuellement dans sa nature ou notion, comme les propriétés le sont dans la définition du cercle, ainsi la difficulté subsiste encore. Pour y satisfaire solidement, je dis que la connexion ou consécution est de deux sortes : l’une est absolument nécessaire dont le contraire implique contradiction, et cette déduction a lieu dans les vérités éternelles, comme sont celles de géométrie ; l’autre n’est nécessaire qu’ex hypothesi et pour ainsi dire par accident, mais elle est contingente en elle-même, lorsque le contraire n’implique point. Et cette connexion est fondée, non pas sur les idées toutes pures et sur le simple entendement de Dieu, mais encore sur ses décrets libres, et sur la suite de l’univers. 

Venons à un exemple : puisque Jules César deviendra dictateur perpétuel et maître de la république, et renversera la liberté des Romains, cette action est comprise dans sa notion, car nous supposons que c’est la nature d’une telle notion parfaite d’un sujet de tout comprendre, afin que le prédicat y soit enfermé, ut possit inesse subjecto. On pourrait dire que ce n’est pas en vertu de cette notion ou idée qu’il doit commettre cette action, puisqu’elle ne lui convient que parce que Dieu sait tout. Mais on insistera que sa nature ou forme répond à cette notion, et puisque Dieu lui a imposé ce personnage il lui est désormais nécessaire d’y satisfaire. J’y pourrais répondre par l’instance des futurs contingents, car ils n’ont rien encore de réel que dans l’entendement et volonté de Dieu, et puisque Dieu leur y a donné cette forme par avance, il faudra tout de même qu’ils y répondent. Mais j’aime mieux satisfaire aux difficultés que de les excuser par l’exemple de quelques autres difficultés semblables, et ce que je vais dire servira à éclaircir aussi bien l’une que l’autre. C’est donc maintenant qu’il faut appliquer la distinction des connexions, et je dis que ce qui arrive conformément à ces avances est assuré, mais qu’il n’est pas nécessaire, et si quelqu’un faisait le contraire, il ne ferait rien d’impossible en soi-même, quoi qu’il soit impossible (ex hypothesi) que cela arrive. Car si quelque homme était capable d’achever toute la démonstration, en vertu de laquelle il pourrait prouver cette connexion du sujet qui est César et du prédicat qui est son entreprise heureuse ; il ferait voir, en effet, que la dictature future de César a son fondement dans sa notion ou nature, qu’on y voit une raison pourquoi il a plutôt résolu de passer le Rubicon que de s’y arrêter, et pourquoi il a plutôt gagné que perdu la journée de Pharsale, et qu’il était raisonnable et par conséquent assuré que cela arrivât, mais non pas qu’il est nécessaire en soi-même, ni que le contraire implique contradiction. A peu près comme il est raisonnable et assuré que Dieu fera toujours le meilleur, quoique ce qui est moins parfait n’implique point. Car on trouverait que cette démonstration de ce prédicat de César n’est pas aussi absolue que celles des nombres, ou de la géométrie, mais qu’elle suppose la suite des choses que Dieu a choisie librement, et qui est fondée sur le premier décret libre de Dieu, qui porte de faire toujours ce qui est le plus parfait, et sur le décret que Dieu a fait (en suite du premier) à l’égard de la nature humaine, qui est que l’homme fera toujours (quoique librement) ce qui paraîtra le meilleur. Or toute vérité qui est fondée sur ces sortes de décrets est contingente, quoiqu’elle soit certaine ; car ces décrets ne changent point la possibilité des choses, et comme j’ai déjà dit, quoique Dieu choisisse toujours le meilleur assurément, cela n’empêche pas que ce qui est moins parfait ne soit et demeure possible en lui-même, bien qu’il n’arrivera point, car ce n’est pas son impossibilité, mais son imperfection, qui le fait rejeter. Or rien n’est nécessaire dont l’opposé est possible. On sera donc en état de satisfaire à ces sortes de difficultés, quelque grandes qu’elles paraissent (et en effet elles ne sont pas moins pressantes à l’égard de tous les autres qui ont jamais traité cette matière), pourvu qu’on considère bien que toutes les propositions contingentes ont des raisons pour être plutôt ainsi qu’autrement, ou bien (ce qui est la même chose) qu’elles ont des preuves a priori de leur vérité qui les rendent certaines, et qui montrent que la connexion du sujet et du prédicat de ces propositions a son fondement dans la nature de l’un et de l’autre ; mais qu’elles n’ont pas des démonstrations de nécessité, puisque ces raisons ne sont fondées que sur le principe de la contingence ou de l’existence des choses, c’est-à-dire sur ce qui est ou qui paraît le meilleur parmi plusieurs choses également possibles ; au lieu que les vérités nécessaires sont fondées sur le principe de contradiction et sur la possibilité ou impossibilité des essences mêmes, sans avoir égard en cela à la volonté libre de Dieu ou des créatures."

- Leibniz, Discours de Métaphysique (1686), Article 13, Vrin, 1988, p. 42-46. 

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