La Critique de la raison pure (1781) est un ouvrage d'Emmanuel Kant (1724-1804) qui se présente comme la détermination de l'usage légitime de la raison pour accroître la connaissance, notamment dans le domaine de la métaphysique (discipline qui étudie des objets de pensée qui dépassent notre expérience possible, en l'occurrence pour Kant : l'âme, le monde et Dieu). Il s'agit en effet de déterminer les frontières à l'intérieur desquelles nous sommes capables d'atteindre une certitude indubitable et au-delà desquelles nos connaissances sont illusoires. Après avoir montré que la connaissance consistait à unir les intuitions sensibles que donne l'expérience avec les catégories de l'entendement, il entreprend plus directement la critique de la métaphysique.
Le texte ci-dessous est extrait de "La Dialectique transcendantale". Dans "L'Esthétique transcendantale", Kant a établi l'existence de deux formes d'intuition pure qui sont la source de toute expérience possible : l'espace et le temps. Il a ensuite opéré dans "L'Analytique transcendantale" la déduction transcendantale des jugements et établi la possibilité de jugements synthétiques a priori (c'est-à-dire la possibilité de jugements qui associent une intuition pure à une catégorie de l'entendement avant l'expérience sensible). Il en vient ainsi au troisième grand moment de la Critique : celui qui s'intéresse aux erreurs que commet la raison lorsqu'elle s'affranchit de toute expérience. Il détecte ainsi quatre antinomies : la finitude du monde, l'existence d'une entité simple indivisible, la liberté et l'existence de Dieu. C'est de la troisième antinomie dont il est question ici.
Une antinomie est une contradiction entre deux lois ou deux principes. En ce qui concerne la liberté, deux principes s'affrontent, une thèse et son antithèse :
- la liberté : entendue comme indépendance, elle consiste à pouvoir initier une série causale , une causalité libre (thèse) ;
- la nature : tous les faits sont liés entre eux par la causalité, la liberté n'existe donc pas, le principe de causalité s'applique (antithèse).
La thèse consiste à affirmer l'existence d'une "causalité par liberté", c'est-à-dire la possibilité pour un individu d'initier une série causale par son action (celle-ci ayant ensuite une série de conséquences). La preuve donnée suit un raisonnement par l'absurde : admettons qu'on nie l'existence de la liberté, cela revient à supposer que tout ce qui arrive se déploie "d'après une règle". La recherche de la causalité conduit alors à une remontée de cause en cause et ainsi, à l'infini : il n'y a donc pas de "complétude de la série" des causes. Aucun commencement n'est possible dans un tel système. Pourtant, c'est ce que sous-entend la causalité érigée en "une loi de la nature" : rien n'arrive sans cause. Ce principe de causalité se trouve au fondement même des sciences, notamment de la physique qui étudie les phénomènes naturels.
Pour rendre compte de la première cause, il faut rétablir l'idée de liberté. Il faut nécessairement supposer "une absolue spontanéité", une capacité d'initier de soi-même un mouvement propre, qui se déroule ensuite en une série causale d'après "des lois de la nature", mais qui, à son commencement, est sa propre cause. Cette liberté est appelée par Kant "une liberté transcendantale" : transcendantale étant à comprendre comme synonyme de théorique, c'est ce qui ne peut être donné dans aucune expérience. Kant envisage la liberté dans ce qu'elle devrait être du point de vue intellectuel : une indépendance à l'égard des causes déterminantes du monde sensible. Sans cette liberté, "la succession sérielle des phénomènes n'est jamais complète du côté des causes", y compris dans le cours de la nature, c'est-à-dire dans les sciences.
L'antithèse affirme l'inverse, à savoir : "il n'y a pas de liberté". L'ensemble de ce qui arrive est alors régi par un déterminisme absolu : "tout dans le monde arrive uniquement d'après les lois de la nature". Il faut entendre la liberté comme "un pouvoir de commencer absolument un état", c'est-à-dire comme une capacité d'initier une série causale indépendamment de toute autre détermination (indépendance), et donc aussi comme une capacité d'initier "une série de conséquences de cet état". Autrement dit, tout en affirmant une liberté absolue, une indépendance radicale, on continue à considérer la possibilité pour une série causale d'avoir lieu. La liberté transcendantale (déconnectée de l'expérience sensible) consistant à pouvoir initier une série causale supposerait donc deux choses contradictoires :
- la spontanéité : c'est sous son effet que commence une série causale ;
- la causalité : cette spontanéité est déterminée à produire la série en question.
Or tout commencement nécessite de concevoir dans le même temps un état de la cause où elle n'agit pas encore et une indépendance de cette même cause par rapport à une autre. En ce sens, "la liberté transcendantale est opposée à la loi de causalité" : en effet, il n'existe pas d'expérience possible permettant de prouver l'existence de cette liberté absolue, elle est, par conséquent, "un produit inconsistant de la pensée".
Dans les sciences, on explique les phénomènes en recourant aux lois de la nature. Ce ne sont pas "les lois de la liberté qui interviennent dans la causalité du cours du monde" car la liberté suppose une détermination non pas selon des lois, mais selon sa propre spontanéité. C'est pourquoi précise Kant "nature et liberté transcendantale se distinguent l'une de l'autre comme la conformité à des lois et l'absence de lois".
Les deux notions qui s'opposent offrent chacune un avantage et un inconvénient :
- la nature : elle offre une unité de l'expérience car elle est intégralement explicable au moyen de lois, tout est conditionné, mais elle oblige à une remontée à l'infini des causes ;
- la liberté : elle offre une explication de la première cause, de l'inconditionnée, mais elle demeure une causalité "aveugle" car elle rompt le fil explicatif des règles, l'expérience en tant que telle est incohérente.
Dans un autre ouvrage paru en 1788, la Critique de la raison pratique, Kant montre que la thèse et l'antithèse qui s'opposent et qui font que beaucoup se réfugient dans un scepticisme à l'égard des doctrines philosophiques peuvent, d'un autre point de vue, se concilier. Si la causalité est indispensable à la science, la liberté est, elle, indispensable à la morale. Il suffit donc de penser sur des plans distincts la nécessité des phénomènes physiques et la liberté nécessaire à l'action : le phénomène (ce que l'esprit peut connaître) est déterminé dans le temps par la causalité naturelle alors que la chose en soi (la réalité située en dehors de la représentation à laquelle l'esprit n'a pas accès) échappe à ce déterminisme. Un sujet humain est ainsi doté d'un double caractère : un caractère empirique (en tant que phénomène, il est déterminé) et un caractère intelligible (en tant que chose en soi, il est libre). La liberté transcendantale permet ainsi de fonder l'autodétermination de l'homme et d'échapper au cours du temps qui imprime la marque de la causalité à nos actions.
Texte
"Thèse. - La causalité qui s'exerce d'après les lois de la nature n'est pas la seule d'où puissent être dérivés les phénomènes du monde considérés dans leur totalité. Il est encore nécessaire d'admettre en vue de leur explication une causalité par liberté.
Preuve. - Supposons qu'il n'y ait pas d'autre causalité que celle qui s'exerce d'après les lois de la nature : dans ce cas, tout ce qui arrive présuppose un état antérieur auquel il succède inévitablement d'après une règle. Or il faut toutefois que l'état antérieur lui-même soit quelque chose qui est arrivé (qui est advenu dans le temps, puisque auparavant il n'était pas), étant donné que, s'il avait toujours été, sa conséquence n'aurait pas elle non plus commencé de naître, mais elle aurait aussi toujours été. Donc, la causalité de la cause par laquelle quelque chose arrive est elle-même quelque chose qui est arrivé, et qui, d'après la loi de la nature, présuppose à son tour un état antérieur et la causalité de celui-ci, et cet état présuppose de même un état encore plus ancien, etc. Si donc tout arrive d'après de simples lois de la nature, il n'y a en tout état de cause qu'un commencement subalterne, mais jamais un premier commencement, et ainsi n'y a-t-il en général aucune complétude de la série du côté des causes provenant les unes des autres. Or, la loi de la nature consiste précisément en ce que rien n'arrive sans une cause suffisamment déterminée a priori. Donc, la proposition selon laquelle toute causalité ne serait possible que d'après des lois de la nature se contredit elle-même dans son universalité sans bornes, et en ce sens elle ne se peut admettre comme la seule causalité.
En vertu de quoi il faut admettre une causalité par laquelle quelque chose arrive sans que la cause en soit déterminée encore à son tour par une cause antécédente d'après des lois nécessaires, c'est-à-dire une absolue spontanéité des causes consistant à inaugurer par soi-même une série de phénomènes qui se déroule d'après des lois de la nature, par conséquent une liberté transcendantale, sans laquelle, même dans le cours de la nature, la succession sérielle des phénomènes n'est jamais complète du côté des causes.
Antithèse. - Il n'y a pas de liberté, mais tout dans le monde arrive uniquement d'après les lois de la nature.
Preuve. - Supposons qu'il y ait une liberté au sens transcendantal, constituant une espèce particulière de causalité d'après laquelle les événements du monde pourraient avoir lieu, c'est-à-dire un pouvoir de commencer absolument un état, par conséquent aussi une série de conséquences de cet état : dans ce cas, ce n'est pas seulement une série qui commencera absolument sous l'effet de cette spontanéité, mais c'est aussi la détermination de cette spontanéité elle-même à produire la série, c'est-à-dire la causalité, en sorte que rien ne précède par quoi l'action qui intervient ainsi soit déterminée selon des lois constantes. Mais tout commencement inaugurant une action présuppose un état de la cause où elle n'agit pas encore, et un commencement dynamiquement premier de l'action présuppose un état qui n'entretient aucun lien causal avec l'état précédent de la même cause, c'est-à-dire qui n'en résulte d'aucune manière. Donc, la liberté transcendantale est opposée à la loi de causalité, et une telle liaison des états successifs de causes efficientes, en vertu de laquelle nulle unité de l'expérience n'est possible, et qui dès lors ne se rencontre non plus dans aucune expérience, est par conséquent un produit inconsistant de la pensée.
Ce n'est donc nulle part ailleurs que dans la nature qu'il nous faut rechercher l'enchaînement et l'ordre des événements du monde. La liberté (indépendance) à l'égard des lois de la nature est certes une libération vis-à-vis de la contrainte, mais aussi vis-à-vis du fil conducteur de toutes les règles. Car on ne peut pas dire qu'au lieu des lois de la nature ce sont des lois de la liberté qui interviennent dans la causalité du cours du monde, dans la mesure où, si elle se trouvait déterminée suivant des lois, elle serait non pas liberté, mais elle-même purement et simplement nature. En ce sens, nature et liberté transcendantale se distinguent l'une de l'autre comme la conformité à des lois et l'absence de lois : la première, certes, inflige à l'entendement la difficulté qui consiste à chercher toujours plus haut dans la série des causes la provenance des événements, puisque la causalité s'y trouve toujours conditionnée, mais elle promet en guise de dédommagement une unité de l'expérience qui soit intégrale et conforme à des lois ; au contraire, le fantasme de la liberté promet assurément à l'entendement un repos dans son exploration de la chaîne des causes, en le menant vers une causalité inconditionnée qui inaugure d'elle-même son action, mais qui, dans la mesure où cette causalité elle-même est aveugle, introduit une rupture dans le fil conducteur des règles d'après lequel seulement une expérience intégralement cohérente est possible".
- Emmanuel Kant, Critique de la raison pure (1781), "Dialectique transcendantale", "Troisième conflit des idées transcendantales", trad. A. Renaut, GF-Flammarion.
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