samedi 1 octobre 2016

"L'homme est condamné à être libre"

Commentaire

L'existentialisme est un humanisme (1946) est le texte d'une conférence prononcée par Jean-Paul Sartre (1905-1980) où il entreprend de répondre à ses détracteurs et d'expliciter dans un langage accessible ses principales conceptions philosophiques. L'existentialisme est une doctrine qui prend comme point de départ l'existence concrète. Il existe un existentialisme chrétien qui estime que l'individu ne s'affirme que dans la foi (Kierkegaard). L'existentialisme de Sartre est, lui, athée, c'est-à-dire qu'il refuse Dieu et ne reconnaît que la réalité subjective. L'homme est un sujet qui se place plus haut en dignité que tout autre objet parce qu'il est doué de conscience. Or ce sujet a conscience de son existence, c'est-à-dire du fait qu'il se trouve jeté dans le monde (existence vient du latin ex-sistere qui signifie "se tenir hors de") il lui appartient de construire sa propre figure. 

Le texte ci-dessous revient sur la question de la liberté humaine que Sartre pense comme absolue. Il est, en effet, impossible de lui échapper : même lorsqu'on s'abstient de choisir, on réalise encore un choix. Peu avant dans la conférence, il a expliqué que l'homme n'était rien d'autre que son projet, qu'il n'existait que dans la mesure où il se réalisait. Ce qu'il est, son essence, est constituée de l'ensemble de ces actes. Elle n'est complète qu'une fois sa vie achevée. En outre, l'homme n'est pas fait par les circonstances dans lesquelles il se trouve, l'affirmer revient à être de mauvaise foi, car l'homme n'est rien d'autre que ce qu'il se fait. Seule compte la réalité, les rêves sont des projets qui définissent l'homme en négatif et il ne se définit en positif que par ce qu'il entreprend.

Sartre part d'une hypothèse émise par Ivan Karamazov dans Les frères Karamazov (IV, 11, 4) : "Et si Dieu n'existait pas ? [...] Alors [...], tout est permis". Dans ce roman, il s'agit d'un questionnement sur les conséquences morales de l'athéisme, supposant que l'absence de garantie divine apportée à la morale, risque de profiter au mal. Sartre va tirer les conséquences d'une telle hypothèse sur le plan de la liberté en inversant la proposition : "tout est permis si Dieu n'existe pas". Il en fait le point de départ de son existentialisme : "l'homme est délaissé", c'est-à-dire que tout ordre de justification qu'il soit intérieur ou extérieur doit apparaître comme ce qu'il est au fond : une simple excuse.

Pour Sartre, "l'existence précède l'essence", ce qui signifie que Dieu n'a pas conçu le monde en conférant à chacun une essence, c'est-à-dire une définition achevée : ce que l'on est, on le devient, on ne l'est pas d'emblée. L'existence, en tant que donnée, précède donc l'essence. Il n'y a pas de plan préalable, ni de destinée, ni encore de "nature humaine donnée et figée". Il faut donc récuser tout déterminisme, c'est-à-dire toute conception d'un univers régi par une entière nécessité. Cela signifie que "l'homme est libre, l'homme est liberté", il se définit, voire se confond avec cette liberté. Contrairement à Dostoeivski qui s'inquiétait de la disparition de Dieu en y voyant un affaiblissement de la morale, Sartre accueille cette nouvelle avec une certaine sérénité et affirme au contraire qu'elle pourrait bien la renforcer.

En effet, non seulement l'homme est libre, mais en plus "nous sommes seuls, sans excuses", ce qui signifie qu'aucun système de valeurs ne peut plus nous servir à nous justifier ou à nous excuser de manière suffisante. Aucune cause ne nous exonère de notre décision. Bien sûr, nous pouvons toujours choisir de nous abriter derrière diverses motivations pour expliquer nos actes mais ces ordres n'empêchent pas la liberté. D'ailleurs ceux-ci apparaissent à la lumière de cette intuition comme des excuses, c'est-à-dire des moyens de ne pas assumer le fait que nous avons choisi à un moment de commettre tel acte plutôt que tel autre. En supprimant Dieu, nous sommes libérés à la fois de la morale comme limite de notre action (tout est possible), mais aussi comme moyen de justification de notre inaction (rien ne justifie notre passivité). Nous devons donc répondre de l'ensemble de nos actes, y compris lorsque nous avons laissé faire alors que nous aurions pu agir.

Affirmer que "l'homme est condamné à être libre", c'est dire que l'homme ne choisit pas la liberté. Il est obligé de faire avec, d'affronter sa conscience. Jamais aucune justification ou aucune excuse ne pourra totalement le dédouaner de sa responsabilité car la liberté n'est pas une question de degrés, elle est un fait. Et même refuser de choisir, refuser d'agir, c'est encore user de cette liberté. C'est en ce sens qu'il y a condamnation : l'homme ne peut pas échapper à sa liberté comme fait fondamental et constitutif de son humanité. Pour cette raison, l'homme est doté d'une responsabilité illimitée : il "est responsable de tout ce qu'il fait". Sartre rejette l'excuse de la passion qui pousserait à commettre certains crimes : "l'homme est responsable de sa passion". Il rejette également la superstition ou la religion qui conduisent à interpréter certains signes comme des éléments déclencheurs de l'action : au fond, c'est toujours l'homme qui "déchiffre lui-même le signe comme il lui plaît".

Cette vision existentialiste athée de la vie conduit à considérer que l'homme a une tâche à accomplir : il ne doit plus être dans le monde passivement, cherchant dans ses passions ou ses croyances des motifs d'action, mais il doit affronter son absolue liberté et assumer sa responsabilité illimitée en cherchant à "inventer l'homme". En disant que Dieu n'existe pas, l'homme n'est pas libéré de la morale puisque sa responsabilité n'est pas effacée (bien au contraire puisqu'elle est désormais illimitée) mais des fausses excuses qu'il se cherche pour ne pas avoir à la repenser, à redéfinir une morale qui soit évolutive, soucieuse de la situation, propre à la dimension non figée et libre de la condition humaine.

Texte

"Dostoïevski avait écrit : "Si Dieu n'existait pas, tout serait permis". C'est là le point de départ de l'existentialisme. En effet, tout est permis si Dieu n'existe pas, et par conséquent l'homme est délaissé, parce qu'il ne trouve ni en lui, ni hors de lui une possibilité de s'accrocher. Il ne trouve d'abord pas d'excuses. 

Si, en effet, l'existence précède l'essence, on ne pourra jamais expliquer par référence à une nature humaine donnée et figée ; autrement dit, il n'y a pas de déterminisme, l'homme est libre, l'homme est liberté. Si, d'autre part, Dieu n'existe pas, nous ne trouvons pas en face de nous des valeurs ou des ordres qui légitimeront notre conduite. Ainsi, nous n'avons ni derrière nous, ni devant nous, dans le domaine lumineux des valeurs, des justifications ou des excuses. Nous sommes seuls, sans excuses

C'est ce que j'exprimerai en disant que l'homme est condamné à être libre. Condamné, parce qu'il ne s'est pas créé lui-même, et par ailleurs cependant libre, parce qu'une fois jeté dans le monde il est responsable de tout ce qu'il fait. L'existentialiste ne croit pas à la puissance de la passion. Il ne pensera jamais qu'une belle passion est un torrent dévastateur qui conduit fatalement l'homme à certains actes, et qui, par conséquent, est une excuse. Il pense que l'homme est responsable de sa passion. L'existentialiste ne pensera pas non plus que l'homme peut trouver un secours dans un signe donné, sur terre, qui l'orientera ; car il pense que l'homme déchiffre lui- même le signe comme il lui plaît. Il pense donc que l'homme, sans aucun appui et sans aucun secours, est condamné à chaque instant à inventer l'homme."

- Jean-Paul Sartre, L'existentialisme est un humanisme.

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