jeudi 20 octobre 2016

"Autant qu’il pût en juger, Eichmann agissait, dans tout ce qu’il faisait, en citoyen qui respecte la loi"

Commentaire

Eichmann à Jérusalem (1963), sous-titré Rapport sur la banalité du mal, est un livre écrit par Hannah Arendt (1906-1975) qui fait suite à la couverture du procès d’Adolf Eichmann pour le compte du New Yorker. Philosophe juive d’origine allemande et réfugiée aux Etats-Unis, Arendt est surprise de découvrir que l’accusé n’est pas une personnalité affirmée, un méchant comme on en croise dans les tragédies shakespeariennes (Iago, Macbeth ou Richard III) et qui érige le mal en principe. L’un des principaux responsables d’un crime contre l’humanité sans précédent dans l’histoire se trouve être quelqu’un de banal et d’insignifiant, qui affirme n’avoir fait qu’obéir à la loi. 

Adolf Eichmann était un criminel de guerre nazi, haut fonctionnaire du Troisième Reich, responsable de la logistique de la solution finale. Il organisa méticuleusement la déportation des victimes du régime nazi dans les camps de concentration et d’extermination. Arrêté en Argentine dans les années 60, il sera jugé puis condamné à mort en Israël. Selon Hannah Arendt, il aurait abandonné son pouvoir de penser pour se conformer aux ordres et aurait ainsi nié la capacité humaine de faire la distinction entre le bien et le mal, c’est-à-dire de former des jugements moraux. Ce n’est donc pas sa méchanceté qui est en cause, mais davantage sa médiocrité, ce qui explique l'expression utilisée dans le sous titre du rapport : "la banalité du mal".

Arendt écrit : "autant qu'il pût en juger, Eichmann agissait, dans tout ce qu’il faisait, en citoyen qui respecte la loi". En effet, Hitler est arrivé au pouvoir légalement : il est parvenu à se faire nommer chancelier en 1932, puis s’est servi comme d'un prétexte de l’incendie du Reichstag (le parlement allemand) pour suspendre toutes les libertés civiles et asseoir son pouvoir absolu. Les nouvelles règles édictées par le régime sont donc paradoxalement légales même si elles demeurent parfaitement immorales puisqu’elles promeuvent la stigmatisation des juifs et le recours à la violence politique d’Etat. Eichmann, pensant certainement que cela permettrait d'atténuer sa propre responsabilité dans la déportation des juifs, expliqua ainsi qu'il n'avait fait qu'obéir aux ordres sans se poser de questions. 

Pour décrire cette soumission, Arendt reprend un terme utilisé par Eichmann pour qualifier son propre comportement consistant à abdiquer tout sens commun au profit d’un asservissement complet à la loi : "l’obéissance de cadavre". Il s’agit d’une obéissance aveugle, inattentive aux conséquences, qui nie la dimension vivante de l'humanité au profit de l'application mortifère de la règle. Sur le plan strictement formel, Eichmann pouvait avoir l’esprit tranquille, il accomplissait ce qu’il considérait être "comme son devoir de citoyen respectueux de la loi". Mais il avait aussi, en même temps, abandonné tout esprit critique, toute capacité intellectuelle de se porter au-delà de cette loi. 

Le soldat qui tue à la guerre se justifie de la même façon : il ne fait qu'obéir aux ordres. Eichmann recourt à cette argumentation tout en sentant "confusément" précise Arendt que "son cas n’était pas simplement celui du soldat qui exécute les ordres criminels". Au cours d’un interrogatoire de police surprenant, Eichmann déclare avoir vécu toute sa vie "selon les préceptes moraux de Kant" et notamment  en suivant l’impératif catégorique. Il s’agit du critère kantien de la moralité selon lequel "le principe de ma volonté doit toujours être tel qu’il puisse devenir le principe des lois générales"

Cependant, la philosophie morale de Kant est étroitement liée à la faculté de jugement et est donc incompatible avec une obéissance aveugle. Pour Arendt, Eichmann a déformé la formule kantienne pour la transformer en la maxime suivante : "Agissez comme si le principe de vos actes était le même que celui des législateurs ou des lois du pays". C'est un détournement "à l’usage domestique du petit homme" dont il faut évidemment se préserver, car l'universalisation de la maxime d'action suggérée par Kant ne s'arrête pas à la généralité de la loi d'un pays, mais s'étend à l'humanité entière. 

Néanmoins, Arendt défend une thèse dérangeante qui invite à réinterroger la morale kantienne dans sa dimension systématique : derrière cette morale, il y a bien "l’idée que l’homme doit faire plus qu’obéir à la loi" pour "aller au-delà des impératifs de l’obéissance et identifier sa propre volonté au principe de la loi". Chez Kant, l'obéissance à la loi n'est pas suffisante, il faut aussi vouloir la loi pour elle-même. Cette exigence présente dans la philosophie kantienne, Arendt la décèle aussi de manière plus générale dans la culture allemande et dans la culture bureaucratique. Elle correspond à l'idée que l’homme doit faire plus que son devoir, ce qui explique selon elle le degré de perfection avec lequel la Solution finale a été mise en œuvre. 

Texte

"Ainsi, Eichmann eut mainte occasion de se comparer à Ponce Pilate. Les mois, les années passèrent et sa conscience se tut. C’était ainsi, c’était la nouvelle loi du pays, reposant sur un ordre nouveau, l’ordre du Führer. Autant qu’il pût en juger, Eichmann agissait, dans tout ce qu’il faisait, en citoyen qui respecte la loi. Il faisait son devoir, répéta-t-il mille fois à la police et au tribunal. Il obéissait aux ordres, mais aussi à la loi. Eichmann soupçonnait vaguement qu’il pouvait y avoir là une distinction à faire : mais ni les juges ni la défense ne lui demandèrent de s’étendre là-dessus. L’on joua longuement avec les notions usées d’« ordres supérieurs » et d’« actes d’État ». À Nuremberg déjà ces notions avaient dominé bien des discussions. Elles donnaient en effet aux intéressés l’illusion que ce qui est absolument sans précédent peut être jugé en fonction de précédents et de critères établis. Intellectuel de modeste envergure, Eichmann était certainement incapable de contester ces notions-là, et d’en élaborer d’autres de son cru. Il avait accompli ce qu’il considérait comme son devoir de citoyen respectueux de la loi. Lui qui tenait tant à être « couvert », il avait agi selon les ordres. Au-delà, ses idées sombraient dans la confusion la plus totale ; et il finissait par insister alternativement sur les avantages et les inconvénients de l’obéissance aveugle, – « obéissance de cadavre » (Kadavergehorsam) comme il disait lui-même. 

Eichmann soupçonnait bien que dans toute cette affaire son cas n’était pas simplement celui du soldat qui exécute des ordres criminels dans leur nature comme dans leur intention, que c’était plus compliqué que cela. Il le sentait confusément. L’on s’en aperçut pour la première fois lorsque au cours de l’interrogatoire de la police, Eichmann déclara soudain, en appuyant sur les mots, qu’il avait vécu toute sa vie selon les préceptes moraux de Kant, et particulièrement selon la définition que donne Kant du devoir. À première vue, c’était là faire outrage à Kant. C’était aussi incompréhensible : la philosophie morale de Kant est, en effet, étroitement liée à la faculté de jugement que possède l’homme, et qui exclut l’obéissance aveugle. Le policier n’insista pas, mais le juge Raveh, intrigué ou indigné de ce qu’Eichmann osât invoquer le nom de Kant en liaison avec ses crimes, décida d’interroger l’accusé. C’est alors qu’à la stupéfaction générale, Eichmann produisit une définition approximative, mais correcte, de l’impératif catégorique : « Je voulais dire, à propos de Kant, que le principe de ma volonté doit toujours être tel qu’il puisse devenir le principe des lois générales. » (Ce qui n’est pas le cas pour le vol, ou le meurtre, par exemple : car il est inconcevable que le voleur, ou le meurtrier, puisse avoir envie de vivre sous un système de lois qui donnerait à autrui le droit de le voler ou de l’assassiner, lui.) 

Interrogé plus longuement, Eichmann ajouta qu’il avait lu La Critique de la Raison pratique de Kant. Il expliqua ensuite qu’à partir du moment où il avait été chargé de mettre en œuvre la Solution finale, il avait cessé de vivre selon les principes de Kant ; qu’il l’avait reconnu à l’époque ; et qu’il s’était consolé en pensant qu’il n’était plus « maître de ses actes », qu’il ne pouvait « rien changer ». Mais il ne dit pas au tribunal qu’à cette « époque où le crime était légalisé par l’État » (comme il disait lui-même), il n’avait pas simplement écarté la formule kantienne, il l’avait déformée. De sorte qu’elle disait maintenant : « Agissez comme si le principe de vos actes était le même que celui des législateurs ou des lois du pays. » Cette déformation correspondait d’ailleurs à celle de Hans Frank, auteur d’une formulation de « l’impératif catégorique dans le Troisième Reich » qu’Eichmann connaissait peut-être : « Agissez de telle manière que le Führer, s’il avait connaissance de vos actes, les approuverait. » Certes, Kant n’a jamais rien voulu dire de tel. Au contraire, tout homme, selon lui, devient législateur dès qu’il commence à agir ; en utilisant sa « raison pratique », l’homme découvre les principes qui peuvent et doivent être les principes de la loi. Mais la déformation inconsciente qu’Eichmann avait fait subir à la pensée de Kant correspondait à une adaptation de Kant « à l’usage domestique du petit homme », comme disait l’accusé. Cette adaptation faite, restait-il quelque chose de Kant ? Oui : l’idée que l’homme doit faire plus qu’obéir à la loi, qu’il doit aller au-delà des impératifs de l’obéissance et identifier sa propre volonté au principe de la loi, à la source de toute loi."

- Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, Rapport sur la banalité du mal, trad. A. Guérin, Gallimard, coll. "Folio Histoire", p. 221-222. 

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